L’auteur repend la question soulevée au début des années 1990 par Gayatri Spivak dans un article célèbre et difficile : « Les Subalternes peuvent-illes parler ? », qui a alimenté d’interminables discussions dans le champ des études postcoloniales. Il entend montrer que la question est trompeuse, qu’il s’agit moins de savoir dans l’absolu si les subalternes peuvent parler – ils le font de toute évidence -, que de savoir s’ils parviennent à le faire et à se faire entendre lorsque cela importe vraiment, dans un contexte politique déterminé.
The author revisits the question raised during the 1990s by Gayatri Spivak in her famous and difficult article « Can the Subaltern Speak ? », a question which fuelled endless debates in the field of postcolonial studies. He shows that the question is deceptive : the issue is less to decide whether, in the absolute, the subaltern can speak – they obviously can -, but to see whether they actually manage to do so, and to make themselves heard when it really matters, i.e., within a specific political situation.
Note des traducteurs : Le texte de Gayatri Chakravorty Spivak([[Gayatri Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern Speak ? », in Cary Nelson, Lawrence Grossberg (ed.), Marxism and the Interpretation of Culture, Chicago, University of Illinois Press, 1988) p.271-313 (Les Subalternes peuvent-illes parler ?, traduction française de Jérôme Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2006).) que commente Warren Montag dans l’article qui suit([[Cet article reprend une intervention à la conférence annuelle de la Modern Language Association, à Toronto, en décembre 1997. Il a fait l’objet d’une publication en anglais dans la revue Cultural Logic (vol. I, n° 2, printemps 1998).) est un des textes fondateurs des études postcoloniales ; depuis sa parution au début des années quatre-vingt, il n’a pas cessé de faire l’objet de vives discussions. Son auteure est, avec Homi Bhabha, l’une des références majeures des études postcoloniales. Dans le cadre d’un dialogue critique avec l’école historique des subaltern studies indiennes, Michel Foucault et la tradition marxiste, Spivak articule dans cet essai le concept de subalterne — emprunté à Gramsci, et qu’il ne faut pas confondre avec les concept de dominé ou d’opprimé, qui ne renvoient pas à une exclusion radicale de la sphère de la représentation — et s’interroge sur les impensés des intellectuels occidentaux et des premiers travaux de l’école historique des subaltern studies indiennes : Les femmes subalternes du Tiers-Monde ne sont-elles pas des sans-voix et des sans-part, toujours déjà fondamentalement exclues de la sphère du discours et de la représentation ? S’agissant des intellectuels, est-ce que parler « pour » les subalternes n’a pas pour conséquence de redoubler cette exclusion et de les déposséder de toute capacité d’action et d’expression autonome ? Comment le cas échéant contribuer à « défaire » la subalternéité ? Est-ce que la prétention à unifier les subalternes au sein d’une communauté une ou même la revendication par les subalternes eux-même d’une identité culturelle collective ne risquent pas de renforcer leur exclusion radicale ? C’est à ces questions que Gayatri Chakravorty Spivak s’efforce de répondre dans « Les Subalternes peuvent-illes parler ? », notamment à travers l’analyse d’un cas singulier de sathi (de suicide rituel d’une veuve en Inde) et de l’interprétation que l’idéologie impériale britannique proposait de cette pratique.
1. À travers toute son œuvre, Althusser insiste sur le fait qu’une philosophie doit être jugée à l’aune de ses effets, de tous ses effets, qu’ils s’inscrivent ou non dans tel ou tel cadre disciplinaire dont, pense-t-on, elle relève. Aux yeux d’Althusser, l’histoire ne pardonne pas plus aux philosophes « incompris » et « mal interprétés » qu’elle ne pardonne aux révolutionnaires vaincus. D’un point de vue matérialiste, selon la formule de Machiavel, il n’y a pas plus de « cour d’appel suprême » en philosophie qu’en politique. Accorder à la philosophie une existence pratique et matérielle signifie dans ce cas admettre que les « mésinterprétations » ne sont pas de simples erreurs subjectives du lecteur ou de la lectrice, que celles-ci soient commises de bonne ou de mauvaise foi, mais bien plutôt les effets objectifs de l’œuvre – non pas, bien sûr, les effets des intentions qui ont présidé à sa production, mais ceux de son existence réelle et de ses rencontres imprévisibles avec d’autres œuvres et d’autres forces. Il ne devrait pas être nécessaire de souligner combien peu nombreux sont les philosophes à avoir adopté une telle position, ou encore à avoir inclus le terme « autocritique » dans le titre d’un de leurs ouvrages. Plus troublante encore que la blessure narcissique infligée par la reconnaissance du fait que nul-le n’est totalement maître ou maîtresse de ses mots et de ses arguments, quelle que soit la rigueur apportée à leur élaboration, est l’idée selon laquelle la vérité ne suffit pas, et que les idées fausses et nuisibles se soutiennent de rapports de force qui ne peuvent être transformés que par des forces contraires. Autrement dit, Platon avait raison de considérer la philosophie comme le lieu d’une guerre sans fin, dans la mesure où l’on est nécessairement en permanence confronté-e aux conséquences imprévisibles de son propre travail.
2. Gayatri Spivak n’ignore bien sûr rien de tout cela. Dans son essai « Les Subalternes peuvent-illes parler ? » (« Can the Subaltern Speak ? », dont il existe différentes versions – je m’intéresserai ici à la plus longue d’entre elles, parue dans Marxism and the Interpretation of Culture([[Spivak, op. cit.)), elle déploie une multitude de dispositifs tactiques destinés à repousser et à neutraliser d’avance toute attaque de ses critiques. Nous pourrions dire de Spivak ce qu’Althusser disait de Lacan : la légendaire difficulté de son essai s’explique moins par la profondeur du sujet traité que par ses objectifs tactiques : « devancer leurs coups [des critiques, (…) feindre au moins de les rendre avant de les avoir reçus » et, par dessus tout, recourir à des philosophies apparemment étrangères à l’objectif poursuivi « comme à autant de témoins d’intimidation, jetés au visage des uns pour les tenir en respect »([[Louis Althusser, Écrits sur la psychanalyse : Freud et Lacan, Paris, Stock : IMEC, 1993, p. 33.). De telles remarques n’impliquent pas nécessairement une critique de Spivak (c’est précisément pour cette raison que j’ai pris pour exemple Lacan, dont les travaux ont, à mes yeux, une importance indiscutable) : après tout, nos tactiques nous sont imposées par les caractéristiques concrètes de la situation dans laquelle nous nous trouvons investis.
3. Bien sûr, la difficulté de cet essai ne saurait en aucun cas être rapportée exclusivement à sa dimension tactique. Cette difficulté résulte aussi de ce que Spivak lutte sur plusieurs fronts à la fois. Le premier et peut-être le plus important d’entre eux est son intervention dans les débats qui se sont développés autour des études subalternes en Inde au début des années quatre-vingt, notamment dans les travaux de Ranajit Guha([[Cf. notamment Ranajit Guha, A Rule of Property for Bengal. An Essay on the Idea of Permanent Settlement [1963, New Delhi, Orient Longman Limited, 1982.). Parce qu’elle soutient de manière critique le projet des études subalternes, Spivak cherche à mettre en évidence l’hiatus existant entre les travaux des chercheurs associés à ce projet et la théorisation qu’ils en ont proposée. Elle s’oppose en particulier à l’idée selon laquelle les études subalternes auraient pour but, d’une part, de permettre à la voix auparavant ignorée des subalternes de se faire enfin entendre et, d’autre part, « de parvenir à la connaissance véritable des subalternes et de leur conscience ». L’idée que les subalternes sont une sorte d’individu, d’auteur et d’acteur collectif, conscient de soi, en bref un sujet au sens classique du terme, a permis au mouvement des études subalternes de distinguer les subalternes de leur représentation par l’impérialisme, et ainsi de mettre en évidence les points aveugles du discours impérialiste. Cependant, le mouvement des études subalternes a dû pour ce faire passer sous silence l’hétérogénéité et la non-contemporanéité des subalternes, c’est-à-dire leur assigner une essence et donc sombrer dans un abîme métaphysique – d’où Spivak s’efforce de le tirer.
4. D’après Spivak, le mouvement s’est d’ailleurs retrouvé en très bonne compagnie au fond de cet abîme. L’autre objectif majeur de l’essai de Spivak est d’intervenir dans la querelle opposant non pas tant Foucault et Derrida (qui s’engagèrent effectivement dans un débat philosophique dont, curieusement, Spivak ne fait pas mention([[Cf. notamment Michel Foucault, « Réponse à Derrida » [1972, in Dits et écrits t. 2, Paris, Gallimard, 1994, p. 281-295.)) que leurs champions, reconnus ou non, aux États-Unis. Une troisième figure, celle de Deleuze, joue de plus dans cette mise en scène un rôle, même s’il ne s’agit que d’un second rôle, en tant que complice de Foucault. Spivak cherche en particulier à congédier « l’idée reçue » selon laquelle « Foucault traiterait de l’histoire réelle, de la politique réelle et des problèmes sociaux réels, tandis que Derrida serait inaccessible, ésotérique et textualiste ». Elle veut au contraire montrer que « Derrida est moins dangereux que Foucault », dans la mesure où non seulement Foucault privilégie le « sujet
5. Ce que le mouvement des études subalternes et des intellectuels du premier-monde comme Foucault et Deleuze et ont en partage est le présupposé, naïf mais néanmoins dangereux, que « les opprimé-es peuvent parler et connaître la situation qui est la leur ». En guise d’antidote à cette épidémie d’essentialisme, véritablement internationale, qui circule librement entre le premier et le tiers-mondes, Spivak pose une unique question : les subalternes peuvent-illes parler ? Le fait que cette question ait dominé l’intégralité d’un champ théorique, au point que la très grande majorité des réactions qu’elle a suscitées ont consisté en réponses à cette question plutôt qu’en examens critiques de ses présupposés, témoigne clairement de la puissance de l’essai de Spivak. C’est comme si nous avions affaire à un simple dilemme : ou bien nous affirmons que les subalternes peuvent en effet parler – dans ce cas, selon le point de vue, nous avons restitué leur puissance d’agir [agency aux subalternes, ou nous l’avons au contraire perdue dans les limbes de l’essentialisme – ; ou bien nous affirmons avec Spivak que les subalternes ne peuvent pas parler – ce qui signifie, pour les un-es, que nous avons réduit les opprimé-es au silence ou, pour les autres, que nous refusons d’adhérer au mythe du sujet fondateur. Peu nombreux sont ceux ou celles qui ont pris le risque de mettre en question la question elle-même, d’en interroger le fonctionnement et les effets pratiques.
6. Une récente exception à ce concert de réponses s’est focalisée sur le sujet ou le non-sujet supposé de la parole, les subalternes. Chakrabarty et Chaudhury ont ainsi critiqué l’usage fait par Spivak du terme de subalterne en soutenant que cet usage supprime purement et simplement, en soi, toute référence aux contradictions et aux antagonismes de classe (et non seulement aux références réductrices ou essentialistes qui en sont fait). En réalité, si l’on examine attentivement son texte, il est possible d’affirmer que Spivak a accordé à l’antagonisme existant entre le premier et le tiers-mondes, en tant que blocs opposés, une position prédominante sur le plan politique et stratégique, comme si la classe ouvrière occidentale (à lire Spivak, il semble que seul l’Occident possède une classe ouvrière : son essai suggère que l’Inde est avant tout une société paysanne plutôt que l’une des économies industrielles les plus importantes du monde) était structurellement davantage liée à sa propre bourgeoisie qu’aux forces traditionnellement considérées comme ses alliées en dehors de l’Europe, des États-Unis et du Japon, c’est-à-dire aux ouvriers et aux ouvrières, aux travailleurs et aux travailleuses agricoles, aux paysan-nes sans terre, etc. Ainsi, aux yeux de Spivak, l’idée d’une alliance internationale des travailleurs et des travailleuses de tous les pays n’est que le reliquat d’une prétendue orthodoxie marxiste ou, pire, un élément de la stratégie de conservation de la domination du premier-monde sur le tiers-monde, à travers la subordination des intérêts des subalternes à ceux des travailleurs et des travailleuses privilégié-es d’Occident. Il vaut la peine de souligner que ce genre de position n’a rien de nouveau : elle a au contraire une longue histoire au sein des mouvements socialistes et communistes. Lénine flirta avec elle lorsqu’il s’efforça d’expliquer la capitulation des social-démocraties européennes pendant la première guerre mondiale ; Staline la fit sienne ; et sa formulation même date de l’époque de la scission sino-soviétique et de la consolidation du maoïsme en tant que courant international. Ceux et celles qui soutiennent cette position souhaiteront peut-être faire leur propre bilan de ses conséquences politiques réelles.
7. Quoiqu’il en soit, mon objectif est d’interroger pour elle-même la question « Les Subalternes peuvent-illes parler ? » ; elle repose en effet, quand même on remplacerait le mot subalterne par un autre terme de notre choix (la classe ouvrière, le peuple, les opprimés, etc.), sur un paradoxe manifeste. Les subalternes peuvent bien sûr lire et parler ; les archives du monde sont non seulement remplies des manifestes politiques de leurs partis et de leurs organisations, mais aussi de leurs textes littéraires, de leurs journaux, de leurs films, de leurs enregistrements, de leurs tracts, de leurs chanson et même des chants entonnés à l’occasion de manifestations organisées ou spontanées. Selon toute apparence, on écrit et on prend la parole en tout temps et en tout lieu, et ce d’autant plus que l’on résiste à l’exploitation et à l’oppression. Mais nous devons ici être particulièrement prudent-es : Spivak ne demande pas si les subalternes parlent effectivement, mais s’il leur est possible de le faire. Sa question porte sur le possible et, en tant que telle, fonctionne comme une question transcendantale semblable à la célèbre question de Kant : que puis-je connaître ? Autrement dit, si notre théorie juge les subalternes incapables de parler, il faut en conclure que ce que nous considérions jusqu’ici comme la parole des subalternes n’est en réalité rien d’autre que l’apparence de cette parole. Ce type de question transcendantale produit donc nécessairement une distinction entre apparence et réalité : si ce qui est est impossible, alors il faut proclamer que ce n’est désormais plus ce qui est : une seconde réalité plus réelle doit lui être substituée.
8. L’argumentation déployée par Spivak pour étayer sa thèse, selon laquelle contre toute apparence, les subalternes ne peuvent pas parler, est plus curieuse encore que ce geste transcendantal. Pour défendre sa cause, elle fait appel à des autorités impressionnantes, la première d’entre elles étant, bien sûr, Jacques Derrida. Qui mieux que la traductrice de De la grammatologie([[Jacques Derrida, De la grammatologie [1967, Paris, Minuit, 1972.) pouvait nous rappeler la pertinence de l’application de la critique derridienne du logocentrisme et du phonocentrisme occidentaux à la vie politique, et qui mieux qu’elle pouvait nous montrer la pure folie, sinon la fourberie, de l’appel de Foucault à publier les écrits de prisonniers, comme partie intégrante du mouvement contre les prisons, ou encore son entreprise d’établissement et d’archivage de la parole ouvrière, comme élément du projet d’auto-émancipation du prolétariat (projet que Spivak avait déjà critiqué en des termes sans appel) ? Toujours est-il que personne n’a songé à s’assurer que les arguments de Derrida (et en particulier les arguments avancés dans De la Grammatologie, où ces questions sont abordées dans le détail) conduisent effectivement à de telles conclusions. Y a-t-il quoi que ce soit dans la critique derridienne du logocentrisme qui nous autorise à affirmer que les subalternes ne peuvent pas parler, mais qu’illes doivent être parlé-es, autrement dit qu’illes doivent être représenté-es politiquement et discursivement par ceux et celles qui peuvent effectivement parler, par ceux et celles qui sont de véritables sujets parlants ? En réalité, un tel examen montrerait que les arguments de Derrida pointent une direction très exactement opposée. Car si l’on accepte ces arguments, qui récusent le sujet parlant comme origine idéale de la parole, présent dans chacun de ses énoncés, garantissant ainsi leur vérité et leur authenticité, autrement dit les arguments de Derrida qui affirment que la parole est toujours déjà une sorte d’écriture, matérielle et irréductible, force est d’admettre qu’il n’existe pas de classe pure et originelle, qu’elle soit ouvrière, subalterne ou bourgeoise, possédant une conscience qui s’exprimerait dans ses discours ou même dans ses actes. Il y a toujours et partout de la parole et de l’écriture (bien que l’une et l’autre ne soient que des modalités de l’action qui n’ont aucunement à être privilégiées). C’est précisément dans et à travers les luttes qui traversent ces domaines pratiques que des collectivités se constituent. La question de savoir si oui ou non les subalternes ou, pour utiliser un terme du lexique léniniste, les masses peuvent parler ne peut jamais être posée de manière transcendantale, mais seulement de manière contextuelle, en prenant en compte l’agencement de forces antagonistes qui caractérise un moment historique donné.
9. Le reconnaître, c’est reconnaître que Spivak a opéré un double déplacement : non seulement elle a remplacé la question de savoir si les subalternes peuvent effectivement parler, à un moment donné, par la question de savoir si les subalternes peuvent parler tout court, mais elle a de manière beaucoup plus conséquente substitué le discours à l’action, comme si, encore une fois, il existait des sphères opposées, celle du langage (dans laquelle nous serions piégés) et celle de l’être (qui nous serait inaccessible). Son essai aurait grandement perdu de son efficace si elle n’avait pas opéré cette substitution, car les subalternes ou les masses ne cessent jamais de résister et de se rebeller, quand même c’est cette résistance qui les constitue en tant que masses. Nous devons ici tracer une ligne de démarcation avec, d’un côté, les questions transcendantales qui déclarent impossible ce qui existe, en sorte qu’il est nécessaire et inévitable que les masses soient représentées par d’autres, et, de l’autre, un matérialisme qui reconnaît l’irréductibilité de ce qui existe, notamment des voix et des actions des masses dans leur lutte pour l’auto-émancipation, avec ou sans les intellectuels du premier et du tiers-mondes.
Traduit de l’anglais par Aurélien Blanchard et Jérôme Vidal