« Si l’écrivain est en marge ou à l’écart de sa communauté fragile, cette situation le met d’autant plus en mesure d’exprimer une autre communauté potentielle, de forger les moyens d’une autre conscience et d’une autre possibilité. »([[G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 32.)
« Postcolonial » est un mot qui peut apparaître ambigu, un mot aux multiples significations, mais qui néanmoins ne veut pas tout dire([[Cette introduction doit beaucoup à l’apport de Jean-Yves Mondon, qui a dû abandonner Narrations Post-coloniales en cours de route. ). Si le « post » ne renvoie pas à une lecture linéaire de l’histoire, ni à une postérité par rapport à l’époque coloniale, la condition postcoloniale ne peut pas être pensée en dehors de l’expérience coloniale. Le préfixe « post » ne doit pas être pris à la lettre, mais doit être saisi, comme le suggère Miguel Mellino, dans ses significations métaphoriques, multiples et différentes. Il se présente en quelque sorte comme une autre provocation postmoderne, ironique et tragique en même temps. Plutôt que d’indiquer une fracture ou une séparation nette par rapport au passé, il signifie – dans une sorte de rétorsion épistémologique lyotardienne – exactement le contraire : l’impossibilité de son dépassement, étant donné les dynamiques néocoloniales qui ont caractérisé la plupart des processus historiques de décolonisation formelle. Il est donc le symbole de la persistance de la condition coloniale dans le monde global contemporain. « Post » semble donc la continuation de « anti », mais avec d’autres moyens([[Miguel Mellino, La critica postcoloniale, Rome, Meltemi, 2005.).
Dans son introduction à la traduction italienne de A Critique of Postcolonial Reason, de Gayatri Spivak, Patrizia Cafelato([[Gayatri C. Spivak, Critica della ragione postcoloniale, Rome, Meltemi, 2004. (A Critique of Postcolonial Reason: Toward a History of the Vanishing Present, Cambridge, Harvard University Press, 1999.)) définit le postcolonial comme un espace théorique et d’action pour repenser les dispositifs du savoir et les cartographies du pouvoir dans un aller-retour historique et narratif, en recherchant dans le passé et dans le présent, dans les textes de la culture et dans les signes de l’imaginaire, les fondements de ce que Gayatri Spivak définit comme la « violence épistémique » du colonialisme et de l’impérialisme. Un aller-retour aussi entre l’« Histoire » et les « narrations ». Il existe en anglais deux mots pour une même étymologie : history et story. Le premier définit la discipline, l’histoire comme science des sociétés et des événements du passé. L’« Histoire » comme mémoire des hommes. Le deuxième, story, signifie récit, réel ou imaginaire, construction narrative. Narrations postcoloniales comme autant de « stories » qui déstabilisent nos certitudes quant à la « mémoire » occidentale, européenne, qui nous obligent à renoncer à l’« Histoire » comme métanarration rassurante. La critique postcoloniale oblige à reconsidérer l’Histoire, mais du point de vue de ceux qui en ont subi les effets et à partir de l’analyse de son impact culturel et social sur le monde contemporain([[Robert Young, Postcolonialism : A Historical Introduction, Oxford, Blackwell, 2001.). Aller-retour entre passé et présent : repenser le passé pour pouvoir agir sur le présent.
Postcolonial devient alors l’expression d’une fracture, dans le sens d’une rupture épistémologique : la critique postcoloniale opère la déconstruction du sujet impérialiste occidental autant que du récit sur le progrès dont l’Europe se prétendait porteuse. Cette rupture ouvre une nouvelle topographie de la connaissance marquée, comme l’a souligné Donna Haraway, par le déplacement depuis l’unité d’un savoir hégémonique vers une multiplicité de « savoirs situés ».
Si le terme « postcolonialisme » implique alors l’épuisement d’une époque historique, celle des colonies, il suggère aussi l’éclatement du récit dominant et la possibilité de penser, imaginer, écrire et raconter autrement.
« Postcolonial » recouvre en somme toutes les tentatives (ouvertes) pour échapper, partout où elles existent, aux hiérarchies (des savoirs, des sexes, des lieux, des couleurs de peau, des langues, des vêtements, des gestes, et de choses plus infimes encore) héritées de l’administration coloniale, laquelle n’admet qu’un type de production (au sens large), celle qui peut être ponctionnée et versée au compte d’une Métropole, et un seul type de sujet, celui qui est formé pour une production de cette sorte ou pour en assurer le contrôle.
Le postcolonial, tel que nous le voyons, ne s’inscrit pas seulement en faux contre le récit colonial « eurocentrique », mais aussi contre le récit du retour à l’Afrique (le récit créole afrocentriste par exemple), le récit de l’indianité, ou de la sinité – toute la mythologie du « nostos », possible ou impossible. Derek Walcott nous a mis en garde contre ces productions qui sont le miroir inversé de l’époque coloniale, en laquelle on niait qu’une vie propre fût possible (ou tolérable) dans les îles ou toute autre zone colonisable. La difficulté à laquelle le postcolonial a à s’affronter, c’est la reconnaissance que quelque chose s’est développé et continue de se développer dans les lieux colonisés, quelque chose qui n’est pas une dégénérescence, qui n’a pas à être redressé par un retour aux sources.
Le sujet postcolonial est ainsi un sujet par définition hybride, déplacé, déterritorialisé. Dans un contexte où la notion même de subjectivité apparaît comme une formation complexe, marquée par la perte de référents stables pour définir les différences de sexe, de classe ou de race, les constructions identitaires héritées du système colonial apparaissent désormais en crise. Dans le discours du colonialisme, la représentation de l’Autre est en effet fondée sur la fixité immuable de ses caractéristiques : le sujet colonisé apparaît figé dans le stéréotype([[Sur la question du stéréotype dans le discours colonial voir en particulier Homi Bhabha, « The Other Question : Stereotype, Discrimination and the Discourse of Colonialism », in The Location of Culture, Londres, Routledge, 1994.). Cette fixité implique également que l’altérité est pensée comme atemporelle, en dehors de l’Histoire et du « progrès », enfermée dans une dimension originaire et authentique qui précède la civilisation, par définition occidentale. En s’opposant à la fois au mythe de l’origine et à l’idée d’une subjectivité authentique, ces Narrations postcoloniales proposent au contraire de repenser la représentation/narration de l’altérité à partir d’un point de vue résolument subjectif, partiel, hybride.
Dans la mesure où ces tentatives nous paraissent s’exprimer avec le plus de force et d’autonomie dans le champ littéraire, le dossier prend pour point de départ le rôle pionnier joué par la littérature dans l’ensemble du processus : soit la construction d’une critique postcoloniale et la description d’une condition postcoloniale. Cette littérature, quand elle n’est pas francophone, est encore largement méconnue en France. Nous voulons donc promouvoir le récit dans la formation de stratégies de résistance et dans l’affinement des processus de subjectivation. Comme l’indique Homi Bhabha, le rapport entre colonisateur et colonisé doit être repensé comme un rapport dynamique, ouvert([[Homi Bhabha, « On Mimicry and Men », in : The Location of Culture, op. cit. ). Le concept de « mimicry », qu’il élabore à partir de Foucault, est en ce sens essentiel : le pouvoir n’est jamais total, il est toujours imparfait et ne peut jamais anéantir une subjectivité qui lui résiste. L’imitation implique donc, plus que la disparition ou l’incorporation du sujet colonisé, la déstabilisation du sujet colonisateur : elle agit comme un contre-pouvoir qui s’exprime dans l’acte de mimer l’opération de domination, avec pour conséquence l’effacement des frontières entre dominants et dominés, colonisateurs et colonisés.
Ainsi, selon Bhabha, la fragmentation postcoloniale des grandes narrations modernistes a pu faire émerger une série d’autres histoires, aux voix dissonantes et parfois antagonistes, racontées par celles et ceux qui sont marqués par leurs différences. Ces voix dissonantes sont les voix de l’Autre : des femmes, des colonisés, des groupes minoritaires, des migrants, des marginaux, des subalternes.
Dans Can the Subaltern Speak([[« Les Subalternes peuvent-elles parler? » traduction en français par Jérôme Vidal, à paraître aux Éditions Amsterdam, 2007.), Gayatri Spivak voit dans la « femme du Tiers-monde » la véritable figure de la subalternité dans l’histoire coloniale. Représentée par le patriarcat local, par le colonisateur, mais aussi par le féminisme occidental, la « femme du Tiers-monde » ne peut parler par elle-même. Elle n’est pas incapable de parler, et elle a de fait parlé, mais selon Spivak, elle n’a pas l’espace pour s’exprimer. Invisible parmi les invisibles, subalterne parmi les subalternes, la « femme du Tiers-monde » n’existe qu’à travers le discours de ceux qui la représentent et ne peut donc pas atteindre le statut d’une subjectivité pleine et autonome.
Avec cette majeure, nous avons voulu rendre visibles les stratégies d’une résistance possible. Draupadi, protagoniste de la nouvelle de Mahasweta Devi publiée ici dans sa version anglaise, est une femme assujettie, mais capable de se rebeller, de résister jusqu’à la mort. Elle ne cherche pas la compassion. Son corps nu et mourant devant l’ennemi, elle résiste, son dernier acte est un acte de résistance dans lequel elle défie son ennemi de la (ren)contrer : pour la première fois, son ennemi, Senanayak, a peur, peur de faire face à un « objectif désarmé ». Mais qui est Senanayak ? Dans la nouvelle, Senanyak est un officier de l’armée du gouvernement du Bengale qui commande l’arrestation et l’humiliation de Draupadi, la femme qui a pris la tête de la révolte tribale au moment des luttes des naxalites pour la réforme agraire, dans les années 1960. Mais dans sa préface à la nouvelle, Gayatri Spivak suggère de rapprocher la figure de Senanayak de celle de l’intellectuel du Premier-monde, coproducteur malgré lui des régimes d’exploitation et de domination dans le Tiers-monde. Son point de vue sur l’engagement des féministes occidentales est alors clair : « nous ne serons pas capables de parler aux femmes de là-bas si nous dépendons entièrement des conférences et des anthologies d’informateurs formés à l’Ouest ».
La dimension féministe est évidemment au cœur de nos questionnements sur les Narrations postcoloniales – suivant le projet lancé en 2003 avec le numéro de la revue consacré aux féminismes, au queer, et aux multitudes – comme elle est aussi centrale dans les études postcoloniales –, puisqu’on peut y trouver non seulement des outils théoriques pour penser ces différences mais aussi une critique qui, s’attaquant tout à la fois au discours du pouvoir et au discours sur le pouvoir, s’attache à déplacer les ordres binaires (homme/femme, colonisateur/colonisé…) au point de rendre impossible toute naturalisation/essentialisation des différences qui étaient le fondement épistémologique même de la culture et de la pratique coloniales.
Les féminismes du Tiers-monde ont critiqué et déconstruit le sujet « femme » pour penser « les » femmes, pour penser les hybridations des sexes et des genres, ainsi que les métissages. C’est aussi le fait de penser chaque individu comme multiplicité qui rend possible de penser des identités fracturées, non figées, mouvantes, déviantes. Alice Walker écrivait : « Nous sommes africains et trafiquants d’esclaves, indiens et colons. Nous sommes oppresseurs et opprimés… nous sommes les métisses du Nord de l’Amérique. Nous sommes noirs, mais aussi
Dans ces Narrations postcoloniales, nous avons choisi l’une des figures les plus significatives, et néanmoins méconnue en France, du mouvements des Chicanas : Gloria Anzaldua. Homme et femme à la fois, portée par le désir de liberté, libre, contre tout dogme psychanalytique, d’avoir accès à deux mondes. Elle revendique son identité chicana, forgée dans l’histoire de la résistance de la femme indienne, elle affirme avec force sa culture métisse, blanche, mexicaine et indienne à la fois, une culture fabriquée suivant une architecture féministe. Les Chicanas sont, comme l’écrivait Cherrie Moraga([[Cherrie Moraga, « Chicana Feminism as Theory in the Flesh » in Cherrie Moraga & Gloria Anzaldua, This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of Color, San Francisco, Aunt Lute Press, 1981.), les femmes de couleur dans un mouvement féministe blanc : féministes parmi les gens de leur culture, souvent lesbiennes dans un monde straight. Les Chicanas vivent entre plusieurs mondes et racontent leur histoire avec leurs propres mots : c’est le récit à la première personne, le récit comme théorie. Une théorie qui se forge dans la chair, traversée par l’expérience et la contradiction. Pour une femme de couleur, faire de la théorie – écrivait Gloria Anzaldua – c’est toujours faire des théories marginales, partiellement à l’extérieur et partiellement à l’intérieur du système occidental. Des théories entre plusieurs mondes, écrites à partir d’un lieu qui est toujours une zone de frontière([[Gloria Anzaldua, Haciendo Caras/Making Face, Making Soul: Creative and Critical Perspectives by Women of Color, San Francisco, Aunt Lute Press, 1990. ).
Parmi les questions posées par ces Narrations postcoloniales émerge celle de la production culturelle des outsiders : les minorités qui, pour des raisons historiques, culturelles ou politiques, se trouvent aux marges du pouvoir et des circuits de la production du savoir. Les narrations dont traite ce dossier sont situées dans un espace intermédiaire, où s’articulent les différences culturelles et où les notions courantes d’identité apparaissent fragmentées, instables et inadaptées. La relation complexe à la culture dominante apparaît comme l’un des traits caractéristiques de ces narrations : le sujet de ces récits s’exprime dans la langue du colonisateur, il utilise les instruments et les stratégies, discursifs ou visuels, élaborés dans la culture dominante. On pourrait dire, avec Deleuze et Guattari, que les narrations dont il s’agit dans ce dossier sont des narrations mineures, dans le sens où elles sont caractérisées par leur production à partir d’une condition de marginalité au sein d’une culture ou d’une langue dominante([[« Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure », Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, op. cit., p. 29.). Si une littérature mineure exprime sa différence dans sa relation à la culture dominante, c’est à partir de cette différence qu’un point de vue minoritaire peut imaginer une autre communauté et forger les outils d’une résistance possible.
La question posée par Spivak garde toute sa force : les subalternes peuvent-elles parler ? En refusant le caractère originaire et pur du langage – de l’identité nationale, mais aussi des identités genre et de sexe – Jacqui Alexandre et Chandra Talpade Mohanty([[M. Jacqui Alexandre Chandra Talpade Mohanty, « Feminist Genealogies », in Colonial Legacies, Democratic Futures, Routledge, 1997.) ont montré comment le sujet postcolonial produit des langages minoritaires. Les subalternes parlent, malgré le langage dominant. Ces langages minoritaires ne produisent pas seulement des distorsions de sens, mais aussi de nouvelles significations. Le statut du langage est frontalier : il est toujours le produit d’une traduction, d’une contamination, d’un déplacement([[Beatriz Preciado, « Savoirs_Vampires@War », in Multitudes n° 20, 2005.). Faire entendre la voix de ceux pour qui le texte écrit est étranger à la tradition culturelle : tel est le projet de la poétesse et performer aborigène Romaine Moreton, dont nous publions deux poèmes extraits du recueil Post Me to the Prime Minister. Écrits en anglais dans la version originale, ces poèmes sont écrits au rythme du bongo. Entre la langue du colonisateur et le rythme de la langue du colonisé, ils expriment le combat de Romaine Moreton : le combat d’un peuple pour se représenter lui-même, pour avoir le droit d’être auteur de soi-même.
Les pratiques culturelles qui s’engagent activement dans cette parole minoritaire ou différente ont pour effet de mettre en évidence la crise d’une narration hégémonique – occidentale, coloniale, masculine – en produisant des points de vue dissonants. Il devient ainsi possible de produire des récits qui rendent visible ce qui reste occulté ou falsifié dans le récit dominant du colonialisme. Ces Narrations postcoloniales traitent des histoires racontées du point de vue de producteurs culturels marqués par la différence ; une différence qui peut être, selon les cas, produite culturellement et historiquement, assumée par le sujet ou ressentie comme imposée, mais qui demeure tout de même une question centrale dans les textes ici rassemblés. La différence est revendiquée comme point de départ du processus de subjectivation et elle opère activement dans la construction d’une stratégie de résistance.
Si les textes de cette majeure ne traitent pas tous de littérature, la référence à la dimension narrative traverse l’ensemble des articles. Une partie de ces textes en particulier se penche sur des questions liées à la représentation visuelle – artistique, cinématographique, ethnographique. Dans ces différentes approches du récit dans sa forme visuelle s’entrecroisent en particulier les questions de la mémoire, individuelle et collective, et de la formation d’une subjectivité située dans un espace intermédiaire, entre culture dominante et marginalité. Fatimah Tobing Rony met ainsi en évidence la centralité du regard dans la perception de l’altérité à travers la notion de « troisième oeil », qui donne le titre à son livre([[F. Tobing Rony, The Third Eye. Race, Cinema, and Ethnographic Spectacle, Durham, Duke University Press, 1996. ), et qui résume l’expérience de se voir en train d’être vu comme Autre. King Kong devient ainsi le lieu fantasmatique d’une identification possible dans les termes d’un devenir-sauvage : « I am watching myself being pictured as a Savage. I am the Bride of King Kong ». En se situant sur un terrain ambivalent, entre récit et essai théorique, le texte de Nirmal Puwar – lié au film Coventry Ritz qu’elle a elle-même réalisé – aborde l’interaction entre espace architectural, son et image dans la représentation d’une histoire coloniale. Alessandra Gribaldo et Giovanna Zapperi proposent de lire le travail de trois artistes contemporains qui interrogent le lien entre narration, mémoire et colonialisme à travers la crise contemporaine de la narration ethnographique, comme forme historiquement codifiée de représentation de l’Autre.
Le projet Narrations postcoloniales s’efforce de penser la narration dans un sens élargi, dans sa dimension à la fois critique, théorique et esthétique, et c’est pourquoi il implique à la fois théoriciens, écrivains et artistes. Un des bénéfices qu’on pourrait en attendre est que puisse être utilisé « hors académie » ce terme et ceux qui pourront lui être apparentés. En somme : donner à la constellation de textes, d’images, de pensées, de manières d’être, d’aimer, de produire, de désirer, des espaces écologiques qui ne seraient pas limités à la seule « université » et à ses annexes. Nous voulons des lecteurs et des lectures bigarrés, déscolarisés, désarmés, nous ne voulons pas entrer dans les controverses qui secouent ce champ sinon par effraction.
Post-Scriptum
Alors que nous étions en train de boucler cette majeure, paraissait dans les pages du Monde, le 16 mars 2007, l’appel « Pour une littérature-monde en français », signé par quarante-quatre écrivains. Quelques jours plus tard, dans « Le Monde des livres » du 23 mars, nous apprenions la parution aux Éditions Payot de la traduction en français du livre de Homi K. Bhabha, The Location of Culture, sous le titre Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale.
Occasion de se ré-interroger autour du grand intérêt suscité par la question postcoloniale depuis à peine plus d’un an en France, après la loi sur l’interdiction du voile islamique dans les écoles, après la loi sur l’enseignement de l’histoire dans les écoles reconnaissant le « rôle positif de la colonisation », après les émeutes dans les banlieues. La postcolonialité est le plus souvent pensée comme une question exotique, d’outre-mer, non pas des domaines et territoires d’outre-mer qui furent les colonies françaises, mais de cet outre-mer que sont les États-Unis. La question postcoloniale est souvent perçue comme étrangère à la France, le plus souvent comme la question des « anglos ». Pourtant, quelques-unes des racines théoriques et politiques de la théorie postcoloniale se trouvent justement dans la « francitude ».
Si le postmodernisme et le post-structuralisme sont la référence théorique forte pour la critique postcoloniale, ils se sont forgés au début des années 1960, bien plus qu’en 1968. Jean-François Lyotard, tout comme Jacques Derrida ont été marqués à jamais par l’expérience de la guerre d’Algérie. On se souviendra de La Guerre des Algériens. Écrits 1956 – 1963, édité seulement en 1989, tout comme du « petit juif noir et très arabe », nomade pour toujours. Mais encore, autre référence fondamentale : Frantz Fanon. La question postcoloniale n’est pas ailleurs.