Entendue littéralement, la notion d’expérimentation politique est tendue entre deux sens divergents : selon qu’on y entend « faire l’expérience de » (to experience) ou « mener des expériences » (to experiment), elle penchera du côté du savoir profane et des techniques de lutte ou bien du côté des protocoles scientifiques et des manières de gouverner. L’article ne vise pas à dissiper cette ambiguïté : il cherche au contraire à en tirer profit, en mettant la notion au service et à l’épreuve d’une analyse des pratiques et des politiques dans le domaine des drogues. Sur ce terrain, en effet, les deux sens de l’expérimentation politique s’écartent au maximum et se nouent au plus près, tout à la fois.
In French, the word « expérience » has two different meanings, which often merge into each other: whether one hears it as « to experience » or as « to experiment », one will take it towards lay knowledge and techniques of struggle, or towards scientific protocols and techniques of governance. This article rides on this ambiguity, putting the two sides of this notion to the service, and to the test, of an analysis of practices and policies dealing with the issue of drugs. On this specific question, the two meanings of political « expérience » are both maximally divergent and intimately tied to each other.
Entendue à la lettre, la notion d’expérimentation politique est ambiguë. Expérimenter, les dictionnaires sont formels, cela veut dire ou bien « vivre une expérience », le plus souvent nouvelle, pas forcément plaisante, mais toujours instructive, ou bien « mener des expériences », comme en laboratoire. La langue anglaise propose d’ailleurs deux traductions distinctes : to experience pour le premier sens, to experiment pour le second. Dans une curieuse collision linguistique, la notion d’expérimentation entrechoque donc deux configurations du désir d’apprendre et de transformer que tout oppose, du rapport au monde qu’elles engagent aux instruments qu’elles emploient (ou n’emploient pas), des opérations mentales qu’elles privilégient aux connaissances préalables qu’elles supposent (ou ne supposent pas) : dans la première configuration, l’expérimentation sera inductive, subjective, incorporée, et profane ; dans la seconde, elle sera déductive, objective, outillée, et savante. Lui ajouter l’adjectif « politique » n’arrange rien, bien au contraire : selon qu’on la tire vers l’une ou l’autre des deux significations précédentes, l’« expérimentation politique » désignera soit une dimension des luttes, soit une modalité du pouvoir : ou bien cette « politique à la première personne »([[L’expression est de Philippe Mangeot, « Ce risque qu’ils ne prennent pas », Action, n°52, mars 1998. http://www.actuparis.org/article301.html) qui place l’expérience singulière – être malade du sida, travailler par intermittence, avoir franchi une frontière, etc. – au principe de l’action collective ; ou bien l’ingénierie politique que celle-ci, bien souvent, conteste – délimiter des « groupes de transmission du VIH », élaborer des « plans de retour à l’emploi », contrôler les « flux migratoires », etc.
On le sent bien, il se joue là plus qu’un flou sémantique : la notion d’expérimentation politique confronte non seulement deux sens, mais deux camps, et semble appeler un choix. Soit on laisse cette notion au pouvoir : que pourrions-nous bien faire d’une rationalité instrumentale dont nous ne serons jamais que les objets ? Soit on la réserve aux luttes : ne faut-il pas au contraire revendiquer une politique expérimentale, comme on le dit de ce cinéma qui cherche sa voie en dehors des appareils de production dominants ? Soit on la jette aux orties, au profit des oppositions plus tranchées que les grandes batailles exigent : multitudes / empire, minorités / majorités, gouvernés / gouvernants, travail / capital, Laurent Fabius / François Hollande, etc. Soit on persiste à hésiter : c’est notre position. Car loin d’en réduire la portée, il nous semble que l’ambiguïté constitutive de la notion d’expérimentation politique en fait tout l’intérêt, en ce qu’elle invite à s’interroger sur les rapports qu’entretiennent l’une et l’autre de ses significations, à se demander si ces rapports sont toujours d’antagonisme et d’incompatibilité, à identifier la zone qui leur serait commune. La question deviendrait alors : dans quelle mesure l’expérimentation politique dans le premier sens (to experience) peut-elle emprunter à l’expérimentation politique dans le second sens (to experiment) ? En d’autres termes, faut-il laisser la science au pouvoir, et avec elle une certaine puissance du savoir ? Réciproquement, est-il inconcevable que l’expérimentation politique telle que le pouvoir la pratique puisse s’affiner suffisamment, s’assouplir, se dégrossir – se minoriser pourrait-on dire – de telle sorte qu’elle prête main forte à l’expérience vécue, au lieu de la violenter ?
Les drogues – l’affrontement entre un pouvoir occupé à contenir des usages plus ou moins expérimentaux, festifs ou auto-thérapeutiques des substances psychoactives, et une population par nature expérimentatrice, peu encline à bouder son plaisir, et multipliant les expériences individuelles et collectives – offrent en la matière un terrain singulièrement sensible, une sorte de cas d’école. Le champ y paraît d’abord sur-polarisé : « vécu » contre « science », techniques de soi vs technologies du pouvoir, les deux significations du terme semblent s’y épanouir et s’y écarter au maximum. À un extrême, l’ouverture, grâce au LSD, des « portes de la perception », le spontanéisme et le bouleversement de substances « lucidogènes » ou « psychédéliques » (dont la faculté est de « révéler l’esprit »), des produits ouvrant un accès intuitif au savoir, pure alternative à la science. À l’autre, le cahier des charges des médicaments de substitution aux opiacés – produits jouant au plus près des mécanismes neurobiologiques, sur le blocage ou la stimulation des récepteurs opiacés, non seulement susceptibles de supprimer le manque et de bloquer l’appétence, mais d’incorporer chimiquement la contrainte en provoquant de violents effets de manque lorsqu’ils sont trop rapprochés de consommations d’héroïne. Non seulement liberté contre contrôle, « pure expérience » contre « camisole chimique », mais complexité de savoirs d’usages dont la fulgurance reste à interpréter contre univocité des protocoles scientifiques. Tout se passe comme si to experience, explorer l’infinie diversité du champ, et to experiment, sans cesse inventer de nouveaux modes de gouverner, se diffractaient ici au plus loin.
En vérité pourtant, les deux se nouent peut-être au plus près. D’abord parce que les frontières sont poreuses ; en témoigne la polysémie du terme : drogue/ drug, à la fois drogue et médicament, instrument de l’expérience et produit de la science expérimentale. De fait, la grande majorité des « drogues » – presque toutes si l’on excepte les substances dites « naturelles » : cannabis, opium, peyotl, psilocybes etc. – sont des médicaments détournés, initialement créés dans des visées thérapeutiques. La morphine, puis l’héroïne, la cocaïne ont été abondamment prescrites à la fin du 19ème siècle ; le MDMA (l’ecstasy) a été utilisé comme adjuvant de psychothérapies dans les années 70 ; les effets dissociatifs de la kétamine sont ceux, poussés à l’extrême, d’un anesthésiant humain et vétérinaire. Et si le détournement infléchit l’usage des produits, ceux-ci, pour autant, n’en cessent pas d’infléchir le geste : les morphiniques, dans tous les cas, calment la douleur, et l’ecstasy, jouant sur l’humeur, restera sans doute « la pilule du bonheur » ; quels qu’en soient les usages, le mécanisme neurobiologique subsiste. On aurait tort, ensuite, d’opposer des finalités d’usage, des drogues utilisées pour le seul plaisir, à des médications réduites à leur seule efficacité thérapeutique. Il faut lire De Quincey sur le plaisir que procure la suppression de la douleur ; se représenter Hofmann découvrant le LSD lorsqu’il s’efforçait, à de toutes autres fins, de synthétiser l’acide lysergique ; imaginer tel gobeur de dance pills retrouvant dans le choc d’une montée d’ecstasy l’accès à un plaisir (ou au désir) qu’il croyait perdu. Si la frontière n’est jamais étanche, c’est que la polysémie des drogues est inscrite dans leur formule chimique : chacune engendre des changements cellulaires, physiologiques, psychologiques trop prolixes et complexes pour être réduits à une seule voix. Et il faut tenir à ces voisinages : ce n’est pas parce qu’on est dans le domaine de l’expérience qu’on est indifférent à l’efficace des produits ; ou parce qu’on y cherche de quoi alléger sa souffrance qu’on doit se soustraire au plaisir. Enfin les genres se mêlent du fait de la contiguïté des savoirs : même souci de connaître, d’étendre sans cesse le champ de ses compétences, ici, dans les domaines profane et savant, même si les moyens (techniques, théoriques, critiques) sont différents. Loin de fournir simplement réponse au stimulus de la « dépendance » ou de la « toxico-manie », l’usage de drogues suppose et tend à développer un savoir, quoique gêné par la clandestinité à laquelle il est contraint et par la répression à laquelle il s’expose, entravant la possibilité (ou la publicité) de circulations collectives. Or ce savoir, à l’occasion, peut être très savant. Il se peut – et là se nouent les deux sens d’expérimentation – qu’il emprunte aux savants, ou qu’il rêve de leur emprunter : voir la manière dont des usagers experts peuvent fantasmer sur la pharmacie des étudiants en médecine, ou éplucher les notices de médicaments. Comme il se peut que des médecins puisent dans les savoirs propres des usagers les moyens de construire une médecine des drogues.
Depuis vingt ans, de fait, les rares – et fragiles – victoires emportées sur les croisés de la guerre totale faite aux drogues, donc à ceux qui en consomment, l’ont été au nom de la santé, et plus précisément grâce à un nœud étroit entre experience et experiment. On pense, en premier lieu, à la « réduction des risques ». En frappant de plein fouet les usagers de drogues par voie intraveineuse, l’épidémie de sida a amené de nombreux États, même les plus furieusement répressifs, sinon à renoncer à la prohibition, du moins à admettre des formes d’expérimentations sanitaires et sociales susceptibles d’en limiter les dégâts – et ceux de l’épidémie et ceux de la prohibition, celle-ci faisant le lit de celle-là. La désormais fameuse « expérience de Liverpool » en est l’une des pionnières et le parangon. Entre 1982 et 1995, près de la ville éponyme, un psychiatre, John Marks, expérimente la distribution médicalement contrôlée d’une large gamme de drogues, dont l’héroïne, la cocaïne et les amphétamines. En 1990, il peut se prévaloir d’un indiscutable succès : aucune contamination par le VIH, pas d’overdose, moins de nouveaux cas de pharmacodépendance que partout ailleurs dans la région et – l’homme sait bien qu’il ne doit pas convaincre sur le seul terrain médical – moins de délits impliquant des consommateurs de drogues. Marks est un scientifique, son protocole est maîtrisé, ses résultats sont chiffrés et publiés dans une revue de spécialistes, il espère la généralisation et l’institutionnalisation de son dispositif : son expérimentation est bien une experiment, mais qui a ceci de particulier qu’elle n’exige pas des usagers de drogues qu’ils abandonnent leur experience propre. Au contraire : à partir de 1985, les patients de la clinique sont directement associés à l’expérimentation. Une éthique est née, qui sera celle de toutes les variantes ultérieures de la réduction des risques, des traitements de substitution aux salles de shoot : dans l’ordre des priorités médicales et politiques, la santé prime le sevrage – pour décrocher, encore faut-il être vivant([[Pour une histoire de la réduction des risques en France, voir Anne Coppel, Peut-on civiliser les drogues ? De la guerre à la drogue à la réduction des risques, La Découverte, 2002.).
Autre preuve d’une articulation possible et féconde entre les deux branches de l’expérimentation politique : le « testing », un travail collectif d’analyse de la composition des produits – et non de dépistage de l’usage – composition toujours douteuse, comme dans tout marché noir. Dans le sillage de 1968, la Californie a vu des initiatives d’usagers pour connaître la vraie nature des substances, la France aussi aux alentours des années 70, les Pays-Bas un peu plus tard – le plus souvent empêchées par l’inquiétude policière de voir proliférer une chimie des drogues trop inventive. Depuis une petite dizaine d’années pourtant des alliances d’usagers, de travailleurs sociaux, de médecins et de pharmacologues ont vu le jour autour de l’analyse des produits dans des « structures de première ligne » intervenant notamment dans les fêtes techno – raves et free parties. On y a d’abord systématisé le recours à un outil d’usagers : le test de Marquis, un réactif chimique rapide (l’analyse se fait en une minute) mais trop imprécis pour livrer autre chose que des présomptions de composition. On a ensuite noué des liens avec des laboratoires hospitalo-universitaires disposant d’instruments plus précis, capables non seulement d’attester la présence de substances psychoactives, mais d’en quantifier le dosage avec exactitude. Passage de l’expérimentation profane à l’expérimentation savante, donc, et retour : trois à quatre fois par an, le testing permet de lancer l’alerte en direction des usagers lorsqu’un produit dangereux est dépisté. Indépendamment même de ses résultats et de sa fiabilité, il maintient nos testeurs au contact des usagers et en mesure de leur délivrer toutes sortes d’informations : mises en garde relatives à la consommation, conseils de réduction des risques, suivi médico/social, etc. Ce faisant, il a contribué à placer au centre de la prévention des mésusages, non seulement le problème de la composition des produits, mais celui du savoir des usagers : ici, l’expérimentation institutionnelle – même marginale, et bien qu’aujourd’hui menacée – ne se contente pas de ménager l’expérimentation personnelle, elle en fait son objet et lui offre ses techniques.
Troisième type d’alliance enfin, et troisième type de perspective : l’émergence, à mesure que se développent – ou plus simplement perdurent – les expérimentations précédentes, de ce que l’on pourrait appeler une clinique des drogues. Aujourd’hui, sollicités dans leurs compétences propres par les usagers, à la faveur de la délivrance de traitements de substitution, dans les centres d’accueil, au gré des missions rave qui se déplacent avec les teknivals, des médecins mettent peu à peu en forme un savoir des effets somatiques de la consommation de drogues : identification des effets secondaires des substances psychotropes (fièvres ou états de manque, somnolences et nuisances lacrymales, etc.), repérage des complications susceptibles d’en découler (problèmes hépatiques ou pulmonaires, arythmies cardiaques, migraines, etc.), prévention des associations néfastes et des interactions médicamenteuses, voire conseils sur le choix des produits. Pour banale qu’elle puisse paraître d’un point de vue médical, cette pratique, si elle se généralisait, marquerait une profonde rupture. D’une part en ce qu’elle ne vise plus, ou plus seulement, les deux objets traditionnels d’une médecine pour junkies longtemps surdéterminée par des enjeux et des politiques de santé publique : le soin de la dépendance, qui se préoccupe peu du corps (ce fut longtemps la seule médecine des drogues, et cela en reste la tentation structurelle), et le traitement des pathologies lourdes et transmissibles (sida, hépatite C), traitement somatique, certes, mais dont le regard clinique est tourné vers autre chose que l’effet sur le corps de la consommation de drogues en elle-même. D’autre part, en ce que cette clinique nouvelle articule de fait le savoir médical à l’expérience des usagers, convoquant la science sur le terrain même de leurs expérimentations, et lui imposant du même coup quelque chose comme un adoucissement : pas de soin possible sans un minimum d’égards.
Récapitulons. Réduction des risques, testing, médecine de l’usage : que nous apprennent ces trois expérimentations politiques ? Elle nous confirment d’abord que l’ambivalence du terme n’est ni un hasard, ni un problème : dans les trois cas, des expérimentations profanes s’allient à des expérimentations savantes. Elles nous suggèrent ensuite que cette alliance se noue à chaque fois autour de quelque chose comme une éthique du soin, lorsque le souci de soi des usagers (car il existe, contrairement à la représentation dominante du drogué suicidaire) rencontre une médecine à la fois hérétique et banale, dont les praticiens n’ont qu’une exigence : faire leur métier, et nul autre, la morale de l’abstinence dut-elle en souffrir. Mais elles nous rappellent aussi, s’il en était besoin, à quel point cette alliance est fragile : il aura fallu vingt ans pour que la réduction des risques soit inscrite dans la loi([[Elle l’est depuis la loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique.), et il n’y a toujours pas de salle de consommation en France ; le testing ne bénéficie que d’une simple tolérance, et le précieux savoir qu’il produit ne circule pas librement ; quant à cette clinique des drogues qui s’esquisse, elle ne prendra réellement corps que si les médecins qui la pratiquent parviennent à mutualiser leurs observations et leurs recommandations – c’est en cours, semble-t-il – et lorsque les chercheurs auront l’autorisation de mener de véritables études cliniques sur les effets somatiques des drogues. Bref, il y a loin de l’expérimentation politique à la politique publique.
Raison de plus pour y tenir. Un essai clinique « ecstasy contre placebo » ? Des kits de sniff en vente libre dans les supermarchés ? Une chronique quotidienne sur la composition des drogues en circulation, sur France Info, par Jean-Pierre Gaillard ? Il n’est pas interdit d’y croire. Il se pourrait même que cela soit consubstantiel à l’expérimentation, si l’on s’autorise un peu de liberté avec l’étymologie. Le Trésor de la langue française rapporte qu’au 12ème siècle, dans le français populaire, l’expérimentation était un « esperment » : littéralement, une manière active d’espérer.
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