80. Multitudes 80. Automne 2020
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Bifurcations

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Dans une crise comme celle du Covid 19, il y a les mots des médias, qui durent le temps d’un trimestre ou tiennent le haut-parleur un, voire deux ans. Parlerons-nous encore demain du confinement et du déconfinement ? Puis il y a les mots de nos conversations entre amis. Qui parfois nous surprennent. Chacun y va de ses convictions, de ses obsessions. Avec mes proches de Multitudes ou d’ailleurs, souvent naïfs, parfois lucides et souvent à distance, nous avons débattu du monde de l’avant et du monde de l’après.

L’effet de cliquet, par exemple. Derrière ce terme économique, il y a l’idée d’un phénomène, comme la crise du Covid 19, qui empêcherait le retour en arrière d’un processus, une fois un certain stade dépassé. Sauf que ce n’est guère un joli mot, et que tous ne le comprennent pas. Alors, effet de levier ? Point de non-retour ? Autant d’expressions qui racontent un bouleversement irréversible, ou du moins une transformation sociale, mais pas notre nécessité ou notre capacité à en devenir les acteurs. À orienter ce mouvement.

Le mot conversion, défendu par un de mes amis, un artiste qui défend depuis longtemps « l’art libre » et la licence « copyleft » a le défaut d’une consonance religieuse. Ça n’effraie pas certaines d’entre nous, qui se sont « converties » au végétarianisme sans devenir dévotes. La conversion est un tournant qu’on opère plus ou moins soudainement, avec quelque chose ou quelqu’un (voire au sein d’un collectif) qui nous y accompagne, avec pour résultat d’acquérir une nouvelle tournure d’esprit. Mais d’autres rechignent à se convertir ? Comme au catholicisme ? Comme le pape François à « l’écologie intégrale » (mais contre l’avortement !) depuis son encyclique Laudato si’ de 2015 ? Non, le mot conversion ne passe pas chez pas mal d’entre nous.

Mutation séduisait certains. C’est plus progressif et plus ambitieux encore que « révolution », moins chargé et moins violent, moins chaotique. Ça résonne à mi-chemin entre les mutants et les mutins. Ça se métamorphose, comme un ver qui se réveille papillon, sans vraiment l’avoir voulu, ni avoir su comment cela s’est produit. Mais justement : la mutation est subie, et cela ne plaît pas à tout le monde. Et parler de mutation, c’est regarder ce que nous nous faisons depuis une sorte d’extérieur, depuis le haut.

Alors, comment mettre du désir et de l’action dans l’effet de cliquet ? Histoire de dire : cela se déroule sans, mais aussi avec nous… C’est ainsi que, de nos cogitations plus ou moins conflictuelles, est sorti le terme bifurcations, très vite passé du singulier au pluriel.

Des bifurcations peuvent devenir les premières étapes de rêves à concrétiser pour l’ensemble du monde. Elles ont l’avantage d’aiguiller le train vers la transformation sans pour autant le faire dérailler. Ce mot « bifurcation » est à la fois actif et descriptif, humble et ambitieux, présent et futur.

Il n’entre pas en contradiction avec ce sentiment que, depuis qu’a débuté le « déconfinement », les opinions des unes et des autres s’exacerbent. Celles et ceux qui veulent revenir vite à l’exploitation d’hier, refusent donc les bifurcations qui semblent se dessiner, le crient encore plus fort.

À l’inverse, celles et ceux qui souhaitent rompre avec le monde de production et de consommation de l’anthropocène ou du « plantationocène », supportent de moins en moins bien la perspective d’un retour au même. Ils voudraient que cela « bifurque » beaucoup plus vite, et plus radicalement. Les bifurcations, on les perçoit ou non, on tente d’en freiner ou d’en accélérer les « effets de cliquets ». Par exemple, après les engagements financiers de l’Union européenne, on tente d’aller plus loin en poussant à la mise en place d’un revenu universel suffisant au niveau européen.

L’individu, dès lors qu’il en accepte l’avènement, compose avec les bifurcations. Car celles-ci relient la personne à la société vers laquelle elles nous orientent, par exemple au travers de la santé qui s’affirme comme un bien commun pour les humains et la planète, au-delà de l’économie et de ses contraintes que l’on croyait immuables.

Enfin, les bifurcations ne se jouent pas du jour au lendemain. Des événements forts comme la crise du Covid 19, bien sûr, des interventions, des documentaires, un travail d’information et d’éducation, mais aussi des récits et des œuvres de fictions, bref tout un travail sur nos imaginaires accompagne les métamorphoses que portent les bifurcations.

[voir Bien commun, Chimères, Virus]