Les bifurcations nous mettent devant un choix (fréquemment binaire) entre deux voies : aller à droite ou à gauche ? Cela correspond certes à certaines situations concrètes (matérielles, économiques, politiques, judiciaires). Mais toutes ces situations de bifurcations résultent de simplifications – parfois inévitables, mais toujours réductrices. La vitalité n’est pas faite de binarismes, mais d’hybridations multiplicatrices de nuances.

Les chimères sont des hybridations d’esprit entre des êtres d’espèces trop diverses pour pouvoir s’accoupler de façon féconde. Les chimères ne peuvent pas exister – en dehors de nos imaginations. Elles existent pourtant bel et bien – dans et grâce à nos imaginations. J’ai demandé à mes amis de Multitudes de parsemer cet abécédaire d’images de chimères pour nuancer le binarisme des bifurcations qu’il s’efforce de mettre au jour.

Ces chimères sont-elles des rêves humains d’animaux impossibles, ou des fantasmes animalistes d’humanités improbables ? Ni l’un ni l’autre, parce que, justement, les chimères émergent lorsque les ou exclusifs cèdent la place à des et agrégatifs. Ni l’un ni l’autre, surtout, parce que, à y regarder de plus près, les chimères ne sont nullement l’exclusivité des univers oniriques ou fantasmatiques. Le vrai défi de notre époque est d’apprendre à considérer les plus improbables chimères comme les marqueurs les plus révélateurs de nos plus prosaïques réalités. Et cela, parce que notre époque se caractérise plus que jamais par la coexistence des contraires – et par le besoin d’apprendre comment faire coexister ce qui, a priori, ne saurait tenir ensemble. Car cela est aussi ce qui, à y regarder de plus près, ne saurait exister tout seul, en l’absence de cette coexistence aussi nécessaire qu’impossible. Exemple actuel : virus et anticorps.

C’est ce que met merveilleusement en scène le dernier livre d’Emmanuelle Pireyre, intitulé précisément Chimère 1. On y suit un assemblage rocambolesque de personnages aussi joyeusement saugrenus que parfaitement réalistes : une manouche qui cherche à sauver les « paysans » (les non-gitans) de leur misère productiviste ; une bande de bras cassés réunis en « assemblée citoyenne » pour conseiller les dirigeants politiques sur les vertus du farniente ; un chien qui parle, joue aux jeux vidéo et finit par faire événement dans le Parlement européen. Rien de ceci n’est crédible. Tout, toutes et tous y sont irrésistiblement ridicules. Et pourtant : aucune description de notre monde ne touche plus juste pour faire sentir le délire immanent qui habite nos moindres faits et gestes.

Reconnaître que notre monde est constitutivement chimérique, c’est accepter qu’il est tramé de contradictions et d’incompatibilités que nos habitudes philosophantes s’ingénient à dénier comme autant de scandales, ou à résorber par la magie trompeuse d’explications simplificatrices2. Mais non : la réalité, c’est cet amalgame loufoque de bouts de trucs et de restes de machins, qui s’agglutinent contre toute logique et qui s’étreignent en dépit de toutes leurs détestations. La chimère nous fait entrevoir, en un clin d’œil, le réel emberlificoté que masquent nos réalités toujours trop simplement (parce que trop binairement) expliquées.

Les images de chimères qui scandent cet abécédaire des bifurcations nous invitent à voir comment des animaux (humains et autres qu’humains) peuvent flouter, brouiller, débrider et recomposer sans cesse ce par quoi on les distingue les uns des autres. Ces images nous donnent à voir les mouvements même de la zoonose – mais sans en faire une maladie. Elles nous apprennent à sentir – ou peut-être à pressentir, ce qui ne serait déjà pas si mal – que le réel est essentiellement foutraque, et donc comique.

Même lorsqu’elle paraît à première vue monstrueuse, la chimère est toujours quelque peu souriante : elle se moque gentiment de nos prétentions à faire sens, à tracer le bon chemin, à cartographier des bifurcations.

[voir Bifurcations]

1 Emmanuelle Pireyre, Chimère, Paris, L’Olivier, 2018.

2 Voir Laurent de Sutter, Indignation totale. Ce que notre addiction au scandale dit de nous, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2019.