83. Multitudes 83. Eté 2021
Hors-champ 83.

La réislamisation de la société bengladeshi

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La chute de l’URSS en 1991, et avec elle, la fin de la bipartition politico-économique du monde et l’expansion, sans limite, d’un modèle capitaliste en permanente transformation, ont conduit à changer d’ennemi global, le communisme défunt ne pouvant plus tenir ce rôle. L’islam a été ainsi progressivement érigé en nouvelle figure d’une altérité bien plus menaçante que les anciennes dictatures communistes dont la pénurie des biens de consommation occidentaux était considérée comme le pire des destins pour leurs citoyens privés de liberté. L’islam, dans l’imaginaire qui s’est peu à peu solidifié dans les dernières décennies, est en effet une nébuleuse autant sociétale que civilisationnelle, bien plus qu’une religion capable d’avaler l’État et de le mettre sous sa coupe, une sorte de pieuvre toute puissante dont les ordonnancements moraux rigides risquent d’envahir les démocraties occidentales. Les moujahiddins afghans financés par les USA dans une guerre qui fut le tombeau de l’ex-URSS, ont été les premiers à donner corps à ce fantasme que continue de nourrir abondamment l’extraordinaire permanence des talibans mettant en échec, encore aujourd’hui, toute tentative d’instaurer en Afghanistan une société quelque peu détachée des carcans religieux imposés.

L’image la plus répandue de l’islam est ainsi devenue celle d’une religion qui se confond avec la société et surtout avec l’État, incapable de s’extraire de cette fusion létale, qui désignerait l’immobilisme consubstantiel d’une croyance incapable d’évoluer. Les femmes des sociétés dites musulmanes ont été édifiées en totem de cette fiction, qui les voit enfermées, mariées de force, violentées, sans droits civils et politiques, soumises à d’horribles patriarcats quand elles ne sont pas réduites à la condition d’esclave sexuel et domestique comme dans les récits effrayants prenant pour cadre Daech ou Boko Haram. Les grandes ONG internationales ont dès les années 80 commencé à recevoir des organisations multilatérales (Banque mondiale, FAO, Union européenne, Nations unies, etc.) des financements qui n’ont fait qu’augmenter pour sauver ces malheureuses femmes, les éduquer, les libérer de l’islam, les émanciper, comme dans le cas du Bangladesh qui retiendra ici notre attention.

En effet l’histoire politique de ce pays démonte à elle seule deux clichés. Le premier, qui se veut positif, voire élogieux, postule une moralité si élevée de l’islam qu’il devrait donc, en toute rationalité, exercer son hégémonie sur l’État pour le moraliser. Le second, plus répulsif, en déduit, à sa manière, qu’il ne peut y avoir d’État autonome en terre d’islam, que le politique y est définitivement englué dans le religieux, que la laïcité y est impossible car l’essence de l’islam serait sa capacité totalisante et immuable à régner sur les individus et leurs formations sociales.

Expulsion et réintroduction de l’islam dans le champ politique

L’histoire politique bangladeshie, complexe, mouvementée et rythmée par des coups d’État, met à bas ces schémas réificateurs et illustre en elle-même, à ses débuts comme dans ses développements répétitifs, l’ineptie d’infinies arguties sur la métaphysique de l’islam. L’islam, comme toutes les religions, est une idéologie dont la mobilisation et /ou la neutralisation s’inscrit dans des configurations et des rapports de force politiques et économiques. Rappelons ainsi, en tout premier lieu, que la guerre de libération qui a fait advenir le Bangladesh en 1971, longue et particulièrement meurtrière, est aussi le produit dérivé de la création du Pakistan comme « nation musulmane » par la puissance colonisatrice anglaise de l’Inde. L’indépendance de l’Inde et du Pakistan en 1947 sépare en effet de façon arbitraire et tragique hindous et musulmans, entraînant des migrations forcées des deux côtés de la nouvelle frontière : elle trouve sa source dans la conviction occidentale que le religieux doit être un axe de partage territorial, sociétal, national et politique. La guerre de libération qui précède l’avènement du Bangladesh a donc opposé, un peu plus de deux décennies après, de façon rare si ce n’est exceptionnelle, deux populations musulmanes qui avaient été artificiellement réunies par le colonisateur : la première, pakistanaise de langue urdu et la seconde, bengalie de l’Est, imprégnée par la poésie de Tagore, récitée dans toutes les classes sociales au cours de soirées chaleureuses. Cet affrontement en « terre d’islam » fait rupture avec les conceptions illustrées par la « guerre d’Algérie », durant laquelle l’islam a été utilisé par le FLN comme une arme de cohésion nationale contre le colon défini comme chrétien, et que le gouvernement algérien s’est ensuite empressé d’ériger en religion d’État pour asseoir son pouvoir. Les guerres d’indépendance peuvent s’annexer les croyances religieuses majoritaires, en retirer un profit symbolique certain, mais elles ne sont pas des guerres de religion, même si elles peuvent en donner l’apparence et si les États abusent, après, de cette ressource religieuse pour légitimer leur oppression.

En 1971, l’indépendance du Bangladesh est proclamée et le nouveau gouvernement interdit les partis politiques religieux, c’est-à-dire, usant de l’islam comme d’un outil de propagande. Cette expulsion du religieux hors du champ politique est claire et ferme. Elle répond tout d’abord à une conjoncture singulière qui a fait juger l’islam bengali hétérodoxe, impur, trop mêlé aux pratiques hindouistes en regard de l’islam supposé pur du Pakistan. Durant la guerre de libération fut agitée dans la population bengalie la menace, en cas d’indépendance, de retomber dans l’hérésie, dans le cahot des croyances et des pratiques indistinctes si coutumières que nombre de mazar, de tombeaux des saints et de lieux de cultes populaires reçoivent jusqu’à maintenant la visite de musulmans, d’hindous, de chrétiens. L’islamisation du Bengale est en effet relativement récente en regard d’autres régions musulmanes du monde : si l’islam y arrive au XVIe siècle avec la colonisation moghole poussant les basses castes hindoues vers la conversion à une religion qui les sort de l’indignité et leur propose une égalité humaine symbolique, on estime qu’il n’est définitivement ancré dans la population qu’au XIXe siècle. Pour contrer les sinistres prophéties pakistanaises, les indépendantistes bengalis ont avancé de leur côté que le Pakistan, plus développé, agissait comme une puissance colonisatrice sur le Bengale dont il exploitait économiquement les ressources et la population. C’est donc à un colon musulman, étranger (car il ne parle pas leur langue), que les Bengalis musulmans s’opposent. La langue et la culture bengalie, si florissante, sont, bien avant la guerre de libération, le premier levier de la révolte. Les manifestations positionnent les femmes au premier rang pour faire reculer l’ennemi. Bengalis musulmans, Bengalis hindous et chrétiens qui sont restés au Bengale de l’Est après la partition de l’Inde se battent ensemble, avec une détermination qui sera in fine victorieuse.

La perspective de la Ligue Awami qui a mené la guerre d’indépendance et arrive au pouvoir en 1971 est délibérément socialisante, car il s’agit de réparer les injustices économiques entretenues par le Pakistan colonisateur et séculariste, sur le modèle indien. Elle est antireligieuse du point de vue politique ; et cette ligne se maintiendra les quatre années du règne de Sheikh Mujibur Rahman, leader des mukti bahini et « père de la nation ». Le champ politique s’affirme dans cette période exceptionnelle, comme autonomisé et juridiquement séparé de l’islam. Le coup d’État de 1975, soutenu par le Pakistan et l’Arabie Saoudite, met fin à cette parenthèse et place au pouvoir le général Zia Rahman du BNP (Bangladesh national party), qui lève en 1976 l’interdiction des partis politico-religieux, supprime en 1977 le terme « sécularisme » de la Constitution et le remplace par la formule claire d’une « foi absolue et sincère dans la souveraineté d’Allah, devant être à la base de toutes les actions ». Bismillahir Rahman al Rahim est dès lors inscrit dans le préambule de la Constitution (« Au nom d’Allah, le bienveillant, le miséricordieux »). Le général Zia Rahman sera lui-même assassiné en 1981 lors d’un nouveau coup d’État. Dès lors, l’islam redeviendra un instrument et un enjeu majeur des luttes politiques internes, entraînant des processus profonds et toujours plus ancrés de réislamisation de la société, dans ses différents champs constitutifs et ses institutions. En 1982, le général Hussain Mohammed Ershad prend les rênes du gouvernement et proclame en 1988 l’islam comme religion d’État. À partir de cette date, la Ligue Awami renie ses idéaux sécularistes, participe sans vergogne aux surenchères islamiques et, tout comme le BNP, elle s’allie, lorsque nécessaire, au Jamaat-I-Islami qui a acquis sur l’échiquier politique une place qui n’a fait que croître. Des politiques de libéralisation économique sont mises en œuvre en même temps que des élections jugées plus régulières en 1991. Elles sont censées concrétiser l’avènement de la démocratie et faire cesser les dictatures militaires et leurs renversements violents.

Collaboration/libération

Les procès mémoriels qui se tiennent à Dhaka en 2013 défraient la chronique internationale et semblent faire des islamistes des victimes. Ces procès s’inscrivent dans un champ politique marqué de façon prégnante par la division entre collaboration et libération, entre rasakas et mukti bahini, collaborateurs du Pakistan et combattants de la liberté pour l’indépendance, un peu comme, en France, on continue à évoquer collaborateurs et résistants bien après la Seconde Guerre mondiale. La ligue Awami est au pouvoir depuis 2009 pour la troisième fois (1971-1975, 1996-2000) avec à sa tête Sheikh Hasina, fille de Sheikh Mujibur Rahmam, le « père de la Nation ». Mais c’est seulement en 2013 que le gouvernement de la Ligue Awami réalise sa volonté de faire juger les collaborateurs du Pakistan durant la guerre de libération. Parmi ceux-ci, le plus célèbre est un personnage central qui cristallise à lui seul les rapports de disjonction et de conjonction entre l’islam et l’État au Bangladesh : l’amir Golam Azam est le dirigeant du Jamaat-I-Islami, qui, au nom de l’islam, voulait conserver le Bengale de l’Est dans le giron du Pakistan en 1970. Il est condamné en 2013 à 90 ans de prison, après d’autres rasakas (collaborateurs) dont les peines ont été plus sévères, condamnation à mort ou à perpétuité. Le procès, plus de 40 ans après, surprenant pour l’opinion occidentale, vient revitaliser le spectacle de l’antinomie collaboration/libération. En effet, c’est en 1992 que l’idée de ces procès avait germé et s’était concrétisée dans la création du « Comité pour l’extermination des collaborateurs du Pakistan et le renouveau de l’esprit de la libération ».

Le Comité Nirmul pour l’extermination des collaborateurs du Pakistan et le renouveau de l’esprit de la libération

Ce comité avait alors à sa tête Jahanara Imam, mère d’un « combattant de la liberté » décédé, jouissant d’une très grande aura, en particulier pour un livre autobiographique à grand succès sur la guerre de libération, très lu par les jeunes générations trouvant là un témoignage bouleversant sur une période qu’elles n’ont pas vécue. Le comité Nirmul rassemble à cette époque des intellectuels connus, des militants indépendantistes réputés, des avocats, des juges, des artistes. Il tient un procès populaire le 26 mars 1992 devant une foule importante et condamne à mort Golam Azam. Deux jours après, 24 des « juges populaires » sont assignés en justice pour incitation au meurtre et à la trahison. Le comité Nirmul croit naïvement suivre le modèle français de règlement, à ses yeux parfait, de la « collaboration ». De façon corollaire, le terme de « génocide » est appliqué à la répression pakistanaise du peuple bengali et, selon le comité Nirmul, ce génocide aurait été supérieur à celui des juifs par les nazis, ainsi que l’écrit Jahanara Iman. Dès lors, le comité Nirmul en appelle à une justice internationale, tel le tribunal Russel, pour réparer un génocide oublié par le monde. La rhétorique du comité Nirmul assimile donc le Jamaat I Islami au fascisme et érige le nationalisme en idéal démocratique.

Désigné comme le Nirmul Committee (Ekattorer Ghatok Dalal Nirmul Jatya Samanay Samiti), ce comité prend déjà en 1993 pour première cible Golam Azam qui, alors que la ligue Awani règne, s’était vu retirer la nationalité bangladeshie pour fait de collaboration avec le Pakistan. En 1992, le BNP est alors au pouvoir et, devant les énormes manifestations que provoque le Nirmul Committee lors de tous les déplacements de Golam Azam, il tente de protéger ce dernier à sa manière : Golam Azam est d’abord arrêté sous prétexte qu’un étranger ne peut être à la tête d’un parti politique au Bangladesh ; puis il est libéré en 1993 et retrouve sa nationalité bangladeshie au terme de longues délibérations judiciaires qui argumentent que la nationalité est inaliénable puisqu’elle se fonde sur la naissance. En 2012, Golam Azam, âgé de 89 ans et en chaise roulante, est arrêté et emprisonné : le tribunal, dit populaire, qui le juge, animé par le Nirmul Committee, a désormais acquis une légalité et une légitimité politique, octroyées par la Ligue Awami. La condamnation à 90 ans d’emprisonnement est pourtant estimée trop faible par ceux qui soutiennent le Nirmul Committee et qui auraient souhaité la peine de mort, en particulier le mouvement Shahbag sur lequel on reviendra plus loin. Les adeptes du Jamaat-I-Islami, en revanche, estiment que le « tribunal » agit en toute illégalité et ne représente qu’une des manœuvres de la Ligue Awami pour garder le pouvoir. Les manifestations et les affrontements se multiplient avec une violence habituelle qui a déjà fait plus de 150 morts en juillet 2013. Golam Azam et le Nirmul Committee, légalisé et officialisé, ont donc réussi en 2013 à se trouver à nouveau au centre du théâtre politique, après de longues périodes d’oubli.

Illusions politiques

Le retour politique de la ligue Awami en 2014 puis en 2019, pour la cinquième fois, est appréhendé de l’extérieur, en particulier par les médias internationaux, comme une lutte entre laïcs et islamistes, la Ligue Awami étant faussement perçue comme un barrage à l’islamisme politique. Cette lecture simpliste, facile à comprendre, a l’intérêt de faire du paysage politique bangladeshi le reflet d’une axiomatique globale qui voit dans l’islam et l’islamisme la ligne de fracture hégémonique du monde actuel. Les procès mémoriels ont cependant d’autres ressorts, relevant plus de tactiques politiques que de convictions fidèles à la naissance du Bangladesh : ils visent à dissocier la « collaboration » avec le Pakistan durant la guerre de libération, de l’islam spirituel et politique et ainsi, à faire resplendir une dichotomie collaboration/libération purement nationaliste qui laisse intouchable l’islam en lui-même. En ritualisant la séparation entre rasakas et mukti bahini, collaborateurs et combattants de la liberté, la Ligue Awami retrouve sa source et son rôle héroïque de fondatrice de la nation. Ainsi se voit-elle légitimée dans cette opération par une partie de la jeunesse – blogueurs du mouvement dit shahbag (du nom de la place où ils manifestent à Dhaka, en imitation de la place Tahrir au Caire) qui réclament la peine de mort pour les « collaborateurs » du Pakistan et en particulier pour Golam Azam. Mais l’incursion de ce mouvement de jeunes internautes dans la scène politique trouble la stratégie de la Ligue Awami qui tente, en avril 2013, de s’en dépêtrer en arrêtant plusieurs d’entre eux, suite aux accusations d’athéisme et de blasphème proférées contre eux par un nouveau parti islamiste, le Hefazat-e-Islam basé à Chittagong. Ce Parti a été créé en 2010 par Shah Ahmad Shafi, dans la madrassah Hatazari, pour s’élever contre un projet de loi donnant aux femmes les mêmes droits d’héritage qu’aux hommes. En dépit d’une égalité formelle entre hommes et femmes édictée par la Constitution de 1971, les femmes sont restées, en matière de droit civil, touchant le mariage, le divorce, l’héritage et l’ensemble de leur vie personnelle, régies par les juridictions religieuses de leur groupe d’appartenance.

Alors que le personnage de Golam Azam témoigne, sous le jour paradoxal de son fameux procès, des progrès de la réislamisation de l’espace social et politique bangladeshi, Taslima Nasreen, qui, en 1993, est l’objet d’une fatwa après la publication de son livre La honte, décrivant les violences meurtrières de musulmans bangladeshis contre leurs voisins villageois hindous, concentre sur sa figure la personnification du clivage entre sociétés dites musulmanes, et démocraties laïques. Elle devra fuir le Bangladesh, trouvera d’abord refuge en Inde dont elle se voit refuser la nationalité avant de se rendre dans différents pays européens dont la France, qui lui décernera le prix Simone de Beauvoir. Devenue la première héroïne globale issue du monde dit musulman à dénoncer les ravages de l’islamisme, entendus de l’extérieur comme les horreurs de l’islam, Taslima Nasreen sera suivie par de nombreuses autres femmes, aussi vite érigées en icônes du combat généralisé contre l’islam que tombées dans l’oubli après leur heure de gloire ponctuelle, répondant aux enjeux politiques du moment. Femme sincère et écrivaine prolixe, Taslima Nasreen, qui entendait, comme nombre d’intellectuels bangladeshis, porter le drapeau des idéaux de sécularisation de la guerre de libération, a compris tardivement le rôle qui lui était proposé de confondre islam et islamisme et s’est rétractée.

Golam Azam, islamiste persécuté et réhabilité, et Taslima Nasreen, féministe harcelée et condamnée à l’errance, concrétisent les deux faces enchevêtrées des représentations des rapports entre islam et État au Bangladesh, et de leurs échos globalisés contradictoires. Ils témoignent du retournement du parti de l’indépendance, la Ligue Awami, de sa conversion toujours plus grande aux politiques islamistes dans le contexte des rapports de concurrence politique pour la conservation du pouvoir, ainsi que d’un autoritarisme sans cesse accru au point que la démocratie y paraît un masque purement formel. En 2019, le comité des Nations Unies contre la torture, signale les « graves violations des droits humains » par le gouvernement : disparitions, détentions non reconnues, harcèlement et violences contre les défenseurs des droits humains et les journalistes, torture, usage excessif de la force par les membres des forces de sécurité etc. La campagne politique de fin 2018 s’accompagne d’arrestations arbitraires de journalistes de grands quotidiens bengali et anglophones, et début 2020, lors des élections municipales à Dhaka, des militants de la Ligue Awami bloquent et attaquent les journalistes qui s’aventurent sur le terrain. La loi de sécurité numérique de 2018 prévoit des peines de prison pouvant aller jusqu’à 14 ans pour « propagande négative ». La surenchère islamiste entre la Ligue Awami et les partis islamistes, qui n’a cessé de monter, prend en étau tous ceux qui restent attachés au rêve de l’indépendance d’une société séparant État et religion. Les récalcitrants peuvent être roués de coups, abattus au coin d’une rue et les criminels, rester dans l’impunité. En 2016, des militants LGBT avaient été ainsi assassinés à Dhaka à coups de machettes par des islamistes, après une série d’agressions mortelles contre des blogueurs et des intellectuels connus pour leur combat en faveur de la laïcité.

Exemplarité bangladeshie

Exemplaire des transformations du monde global, l’histoire politique du Bangladesh durant ces cinquante dernières années peut être interprétée de différentes façons selon la lecture qui est faite du religieux. Les pourfendeurs naïfs du fondamentalisme qui partagent avec les fondamentalistes de toutes obédiences la croyance en la religion comme dogme fondamental intangible y verront l’illustration du spectre redoutable de l’islam, qui pourrait ravager l’Occident comme il a laminé le champ politique prometteur de l’indépendance du Bangladesh. Pour les autres, plus attentifs aux jeux croisés des logiques politiques nationales et globales, aux mécanismes de déplacement des rapports externes dans les rapports internes, aux entrelacements entre dépendance, autonomie et domination, le Bangladesh met en scène une modalité sinistre d’internalisation de la lutte antiterroriste mondiale lancée par les USA après les attentats de 2001. C’est en effet en 2002 que le gouvernement de la ligue Awami affiche sa bonne volonté face au monde global, donne des preuves d’allégeance à travers le lancement de l’opération Clean heart qui, significativement, n’a pas de traduction bengalie : 100 à 200 personnes sont arrêtées chaque nuit par l’armée en décembre 2002, près de 10 000 terroristes présumés seront emprisonnés, sans compter les morts. Les cibles prioritaires sont des opposants politiques appartenant à plusieurs petits partis de gauche et d’extrême gauche, communistes, intellectuels, partisans de la laïcité, athées, sans qu’aucun membre d’un parti islamiste soit touché par cette opération de terreur. Une nouvelle ère politique s’ouvre pour le Bangladesh, marquée par le double jeu du gouvernement bangladeshi, censé protéger le pays aux yeux du monde extérieur du péril islamiste, et inaugurant au contraire en son sein une alliance durable, implicite ou explicite selon les moments, entre la Ligue Awami et les forces islamistes plurielles, œuvrant pour une réislamisation totale de la société et des interdits toujours plus forts au nom de l’islam. Les changements de l’habillement des femmes qui sont, là comme ailleurs, les otages des mutations politiques, mettent ainsi en scène une nouvelle « élégance », pakistanisée : burka avec grillage devant les yeux dans des restaurants fréquentés par la bourgeoisie urbaine, foulard sur les cheveux agrémentés d’ornements et bijoux orientaux, allongement du salvar chemis pour les femmes et du kurta pyjjama pour les hommes, munis d’ornements comme les écharpes et les gilets.

En 2021, l’État bangladeshi est une dictature militaire islamique qui déporte de force les Arakanais musulmans, dits Rohingyas, réfugiés de Birmanie après les massacres dont ils ont été l’objet par l’armée birmane, dans l’île flottante de Bassam Char, connue pour être inondable. On chercherait en vain dans le traitement des Rohingyas, dont les flux réguliers d’arrivée au Bangladesh depuis l’indépendance sont considérés comme un « problème » récurrent, le moindre trait d’éthique ou de solidarité musulmane, que certains exégètes de l’islam hypostasient comme une caractéristique de cette foi religieuse !