« Je ne suis pas un activiste, je suis un être humain, c’est tout », dit Wataru Iwata, fondateur du réseau autonome de stations de mesure de la radioactivité, CRMS. Il n’appartient à aucune organisation hiérarchique et ne dépend de personne. C’est sa propre volonté qui l’a mis en mouvement au lendemain de la catastrophe de Fukushima, en mars 2011. C’est un entêté et un inquiéteur. Il pose implicitement la question : qu’est-ce qu’une organisation, qu’est-ce qu’une institution, qu’est-ce que le pouvoir, qu’est-ce que l’État ? Son action s’inscrit dans la tradition japonaise de l’ikki. Au XIVe siècle, contrairement aux clans de guerriers issus de la noblesse, les ikki ne fonctionnaient pas selon un système hiérarchisé fondé sur les liens de parenté et dominé par la figure patriarcale du chef de clan. On y adhérait de manière volontaire. L’ikki était une communauté dotée de règles de fonctionnement internes stipulant notamment l’égalité à part entière entre des membres qui avaient l’habitude de combattre ensemble, se portaient secours et agissaient en commun. Le mot ikki désignait le groupe ainsi constitué ou la fronde (à l’origine paysanne) dans laquelle un tel groupe s’engageait.

Hajime Matsumoto, fondateur de la Fronde des amateurs, disait avant le tremblement de terre du 11 mars : « Ce que nous faisons n’est pas la révolution […] ; ce n’est pas non plus la révolte parce que nos actions ne sont pas violentes. Notre lutte consiste à fabriquer notre propre espace autonome. L’ikki, ce sont des actions récurrentes menées sur le long terme ». Depuis que le désastre a eu lieu, Hajime Matsumoto dit du Japon que c’est un « pays terrible », une « société sombre ». « Personne au Japon, explique-t-il, – parmi les officiels, les gens ordinaires ou les participants aux mouvements – ne me donne l’impression d’avoir l’intention de changer la société […]. C’est en cela que je parle de “société sombre” ».

Une semaine avant le tremblement de terre, l’anthropologue Masanori Oda ne disait pas autre chose : « Les Japonais n’ont pas besoin d’une révolution comme en Lybie. Les politiciens japonais jouent déjà les uns contre les autres. Il est inutile de les combattre. Il nous faut trouver notre propre manière d’avoir notre propre voix et ainsi le paysage de la société changera. » Lui aussi se référait à l’ikki : « Contrairement à la révolution, l’ikki ne s’inscrit pas dans une grande histoire, mais dans une petite narration. L’Égypte ou la France, ce sont de grandes histoires. Au Japon, nous n’avons jamais eu de révolution. La révolution nous est dictée ou montrée par les Occidentaux. À la place de ce type de révolution, nous sommes en mesure de créer cent ou mille ikki ».

Concernant les manifestations antinucléaires, Takuro Higuchi, sociologue indépendant, pense qu’un « soulèvement est en marche », que la société japonaise « a quelque chose de lourd à exprimer », qu’elle est devenue une société avec des manifestations, ce qui est nouveau. « Notre expérience du désastre est qu’après, le monde a totalement changé. Mais d’un autre côté, on peut aussi constater qu’absolument rien n’a changé. Les deux sont là ».

« Je suis fatigué des manifestations », confie pour sa part Keisuke Narita, un des organisateurs des mouvements d’avril à septembre 2011 à Tokyo. « Depuis la catastrophe de Fukushima, nous avons organisé cinq manifestations antinucléaires. Les deux premières étaient parfaites, parce que la police ne pouvait pas nous contrôler. Ils pensaient que nos manifestations seraient de petite envergure, de l’ordre de 500 personnes. Mais 15 000 personnes sont venues, puis 20 000. C’était une surprise pour la police. On a pu prendre la rue. Mais la police en a tiré des leçons et s’est préparée à des manifestations plus importantes ». Selon Keisuke Narita, la dernière grande manifestation qui a rassemblé plus de 60 000 personnes le 19 septembre 2011, ne correspondait plus à un mouvement autonome. C’était une « manifestation systématique » : les gens sont venus à Tokyo en bus affrétés par les syndicats. L’écrivain et prix Nobel, Kenzaburo Oe, le compositeur Ryuichi Sakamoto, l’acteur Taro Yamamoto, entre autres, étaient présents à cette All Star Demo. « Du point de vue des médias, c’était un grand succès et les gens qui consultent les médias officiels auront pensé que le mouvement antinucléaire est devenu très important. Mais on ne peut pas éliminer la radiation en faisant des manifestations. Pour lutter contre la société nucléaire, c’est plutôt une approche de type guérilla, par petits groupes qui est nécessaire. Les gens réalisent qu’il y a des manières alternatives de lutter contre la société nucléaire. C’est important de le savoir, et de s’en souvenir, car nous l’avons oublié durant trente ans au Japon. Pendant la guerre contre le Vietnam, des petits groupes anarchistes ont attaqué une usine de fabrication d’armes destinées à l’Armée américaine qui se trouvait à Tokyo. Ils ont mené une action directe et ont détruit les bâtiments. À l’époque, ils avaient placardé des affiches : « N’allez pas au Parlement. Allez à l’usine. »

Ces Japonais-là ne font plus confiance à l’État, avec ses malversations chroniques, ses collusions avec les nucléaristes, ses tricheries et incompétences notoires. Un État dont les compromissions mafieuses ont été mises au grand jour. L’intervention des organisations criminelles est un symptôme supplémentaire de l’effondrement de la confiance des Japonais dans l’État et plus généralement, dans les autorités publiques. Cela est dû à la décomposition de l’État qui, dans son impuissance, délègue ses pouvoirs aux organisations mafieuses, à tel point qu’on finit par se demander qui seconde qui. Concernant les travailleurs du nucléaire, en grande partie des journaliers, l’État utilise les yakuzas pour alimenter en main d’œuvre issue des couches basses de la société ses plans d’aménagement du territoire et ses politiques de « production de l’emploi » dans des campagnes sans plus de paysans. Concernant la gestion du désastre, quelques heures à peine après le raz-de-marée du 11 mars 2011, le premier groupe criminel du Japon, Yamaguchi Gumi (40 000 membres) envoyait des camions chargés de couvertures, chaussures, chaussettes et repas chauds, et ouvrait des bureaux de liaison dans tout le pays afin d’aider les victimes à retrouver leurs proches. Pendant ce temps, la seconde organisation criminelle, Sumiyoshikai (20 000 membres), dont le quartier général se trouve dans le quartier huppé de Ginza (qui est aussi un quartier de plaisir) à Tokyo, ouvrait des guichets dans l’ensemble de la mégalopole, collectant en très peu de temps l’équivalent d’un million d’euros et une centaine de tonnes de matériel à destination des victimes du raz-de-marée. L’organisation Inagawakai (10 000 membres), la troisième organisation criminelle la plus importante du Japon, affrétait pour sa part vingt-cinq camions de quatre tonnes remplis de nouilles instantanées, de piles électriques et de lampes de poche, de boissons et autres biens de première nécessité. Inagawakai est une des organisations de yakuza les mieux implantées dans la région sinistrée du Tohoku. Dans la nuit du 12 mars, la section de Tokyo livrait cinquante tonnes de matériel à la mairie de Hitachinaka (département d’Ibaraki), tandis que la section de Kanagawa dépêchait soixante-dix camions dans les départements d’Ibaraki et de Fukushima afin d’alimenter les zones soumises à de fortes radiations. Au total, une centaine de tonnes ont été livrées. Il existe un accord tacite entre les organisations criminelles japonaises – qui comptent en tout plus de 80 000 membres – et la police, qui les autorise à exercer des activités « bénévoles » dans les moments de crise, à condition qu’elles ne s’en servent pas pour améliorer leur image. De leur côté, les yakuza se référant à un code de conduite, le ninkyo dô, consistant à « aider les plus faibles et combattre les plus forts », attendent la fructueuse période où il va s’agir de « reconstruire » l’Est du Japon, puisque 5 % des dépenses de construction tombent dans leur escarcelle.

La catastrophe du 11 mars met en lumière la capacité et le désir de révolte de ces personnes qui jouent un rôle essentiel dans l’élaboration d’une aide qui est en même temps une lutte, mais qui, de fait, œuvraient depuis longtemps dans l’ombre. Encore ne faudrait-il pas les enfermer dans des catégories préfabriquées. Le titre d’un article du correspondant du Monde à Tokyo, paru le 10 août 2007, donne une idée de l’ampleur du malentendu : « La révolte molle des jeunes paumés. » Sans craindre de se contredire, le même journaliste avait publié le 25 août 2011 un article à la gloire de « l’activisme citoyen qui pallie l’enlisement politique » et de « la reconquête de la démocratie confisquée par les lobbies ». Non seulement un tel revirement donnerait à croire que l’activisme en question serait né spontanément, mais surtout il empêche de voir qu’entre les « jeunes paumés » suburbains et les « citoyens activistes » sauveurs de la démocratie et chevaliers de la solidarité, il y a la réalité de ceux qui, comme Wataru Iwata, s’interrogent sur le sens du mot « citoyen ». Que reste-t-il à attendre, demandent-ils, d’un État qui accroche des interdits à tous les coins de rue et s’autorise pour son compte toutes les compromissions et trahisons possibles ?

La catastrophe du 11 mars 2011 dévoile ce changement de la société japonaise : il existe au Japon, comme en d’autres parties du monde, des gens qui ne cherchent plus à transformer l’État, ni à en exécuter les fonctions de manière décentralisée et diffuse, mais qui construisent, à l’écart, depuis un certain temps déjà, des poches de résistance et de dissonance, afin de « décoloniser le monde vécu et se réapproprier leur vie quotidienne ».

Les entretiens qui suivent en témoignent. Wataru Iwata, Hajime Matsumoto, Takuro Higuchi, Keisuke Narita, Masanori Oda font partie de ceux avec qui Nadine Ribault, dans son œuvre littéraire, et Thierry Ribault, dans le cadre d’une recherche menée à l’Institut de recherche sur le Japon à la Maison franco-japonaise de Tokyo depuis 2009, poursuivent une conversation suivie et détaillée sur la société japonaise, les mouvements d’opposition de la jeunesse, la remise en cause de l’État. Hajime Matsumoto et Takuro Higuchi ont participé au film documentaire Dissonances, réalisé par Alain Saulière et Thierry Ribault en 2010 aux Ateliers du passeur. Les entretiens avec Yuko Nishiyama, Ryota Sono, Eileen Miyoko Smith, Nanako Inaba et Takero Kobashi, entre autres personnes, ont été menés à l’occasion de l’écriture du livre Les Sanctuaires de l’abîme – Chronique du désastre de Fukushima (Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2012).

Depuis le désastre de Fukushima, l’existence de tous ces hommes et femmes a été bouleversée. Ils ont, pour certains, fui Fukushima, telle Yuko Nishiyama qui déclare : « J’aide à partir ceux qui veulent partir, oui, mais je veux aussi aider ceux qui restent là-bas. Il faut commencer quelque part. »

Eileen Miyoko Smith, consciente que « les efforts des citoyens sont toujours invisibles, puisque c’est le gouvernement qui fait les annonces », appelle à une pression internationale sur le Japon. Ryota Sono campe depuis des semaines au pied du ministère de l’Économie, de l’Industrie et du Commerce en charge de la politique nucléaire, et appelle à la grève les travailleurs du nucléaire.

On voit les points et les visées communs, les objectifs collectifs, mais aussi, au-delà, comment, neuf mois après le désastre, les individualités resurgissent et des dissensions apparaissent. Pour Nanako Inaba, sociologue engagée dans la lutte contre l’exclusion sociale, les antinucléaires de Tokyo font preuve de « peu d’imagination », ce qui « ne leur permet pas de dépasser leur ego » et les empêche de « comprendre la frustration des gens qui habitent sur place ». Ils ne saisissent pas que les gens de Fukushima « ne parviennent pas à se représenter le nucléaire comme un ennemi précis ». Takero Kobashi, qui s’est fait embaucher à la centrale de Fukushima Daini afin de « connaître la vérité », fidèle à ses principes de lutte contre la pauvreté, porte un regard éveillé et pragmatique sur les événements. Il reconnaît la nécessité de l’ikki, mais considère que « le point le plus important est de débattre de la stratégie à suivre après l’ikki, débat qu’il ne peut plus mener avec les antinucléaires de Tokyo, notamment les gens de Shiroto no Ran comme Hajime Matsumoto, prêts, selon Takero Kobashi, à manifester avec les antinucléaires d’extrême droite. Neuf mois après le tremblement de terre, la nécessité n’est plus à l’ikki, mais à un débat constructif concernant la situation des travailleurs du nucléaire : leurs conditions de travail, leur droit de vote lorsqu’ils sont immigrés, la nécessité où l’on se trouve, si on décide de démanteler, de « partager » la tâche, et non de laisser, comme on le fait depuis un demi-siècle, le « sale boulot » à faire aux immigrés, aux sans-abris, aux pauvres, recrutés actuellement dans les deux centrales de Fukushima Daiichi et Daini. Le désastre de Fukushima révèle qu’il n’y a jamais eu de bon vieux temps avant la déréglementation néolibérale, pas d’égalité dans les relations de travail. Les révoltes, aux yeux de Takero Kobashi sont bien jolies, mais le pouvoir attractif de l’extrême droite, au Japon, en ces temps troublés, ne peut être négligé. Le démantèlement des centrales pose des questions concrètes et éthiques, auxquelles les jeunes métropolitains tokyoïtes refusent de répondre : doit-on exporter des déchets contaminés à l’étranger ou dans d’autres villes japonaises, doit-on faire travailler les immigrés, les sans-abris, dans les centrales nucléaires, comment remettre en cause ces sociétés industrielles qui, pour vivre, colonisent une partie du monde, ce que fait systématiquement, dit-il, et depuis longtemps, la mégalopole de Tokyo vis-à-vis du Tohoku ?

L’omniprésence du nucléaire a transformé la vie sociale tout entière en un processus permanent de gestion des risques et des dégâts, remodelant les rapports humains aussi bien que les relations à la nature, au travail, au temps, à l’existence. Quand bien même, sous le sceau de la loi, la technologie nucléaire serait classée au rang de « crime contre l’humanité », comme l’est l’esclavage en France depuis la loi de mai 2001, parviendrons-nous jamais à libérer de son emprise notre imaginaire ? Rien n’est moins sûr, car son abolition éventuelle ne pourra pas effacer les traces irréparables du processus irréversible avec lequel il nous faut désormais vivre[1].