86. Multitudes 86. Printemps 2022
Mineure 86. Le territoire, une affaire politique

On ne voit bien que sur les bords…
Les territoires révélés par le transfrontalier

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Nombre de situations socio-spatiales questionnent aujourd’hui le caractère opératoire du « territoire », tant s’en échappent les formes d’urbanisation, les parcours de vie, les flux de ressources impliquées dans nos économies. En parallèle, la légitimité d’une citoyenneté définie sur ce terme interroge également, vu la diversité des « cercles » qui constituent dorénavant nos identités multiples.

Ces questions se posent avec acuité en situation transfrontalière. La région franco-belge entre Lille, Tournai et Courtrai, densément urbanisée, s’est historiquement construite comme espace de transition. Des flux divers (migration, production, consommation) exploitent les différences de potentiel liées aux frontières ; et les usages actuels des habitants et des acteurs économiques montrent bien une appropriation mutuelle des espaces voisins. Ce sont cependant des opportunités sans réelle structuration, ni contrepartie citoyenne. Et à l’inverse, les difficultés engendrées par la frontière sont nombreuses, tandis que les leviers démocratiques pour les contrer sont faibles. Dans la complexité des conditions du Covid, une demande a même émergé1 pour la reconnaissance d’une citoyenneté transfrontalière, adaptée à cette situation spatiale.

Depuis les années 1980, on assiste à un fort développement des dynamiques transfrontalières. En plus d’un grand nombre de partenariats et de coopérations, on relève aussi des intentions d’intégration territoriale, avec la production de visions collectives : des projets qui cherchent à « faire territoire2 ». Mais quel territoire ? Cet article part du transfrontalier et des divers projets territoriaux qui l’entourent pour explorer des définitions alternatives au « territoire » et les formes de citoyenneté qui pourraient y être associées.

Territoires vs. métropoles

En France, on a pris l’habitude de distinguer conceptuellement territoires et métropoles, ce qui est utile pour étudier leurs relations (« ruissellement », « transactions », etc.3). Mais ce vocabulaire cache mal la vieille opposition urbain/rural, et conforte encore une lecture hiérarchisée centre/périphéries, que le modèle métropolitain ne peut éviter.

Historiquement, la métropolisation a été le premier « projet de territoire » majeur pour ce transfrontalier. Porté par Pierre Mauroy dans les années 1990, il se fondait sur de nouveaux équipements, une reconversion économique, le TGV, mais comptait aussi sur l’urbanisation outre-frontière et ses entreprises de pointe pour atteindre la taille, le rayonnement et l’attractivité nécessaires à ce modèle métropolitain. Dans l’autre sens, il y eut à l’évidence un intérêt des intercommunales belges voisines pour faire partie d’un territoire structuré autour des atouts lillois4. L’institutionnalisation de ces relations prend la forme en 2008 de « l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai », premier GECT5 en Europe. Mais cette institution complexe, qui fut longue à rendre opérationnelle, a largement délaissé, dans ses premières années, la construction d’une « vision du territoire6 ». L’urbanisation polycentrique, les grandes différences – et une interconnaissance jamais suffisante – dans les cultures de décision, la répartition des compétences ou les réciprocités attendues, ont progressivement découragé une vision métropolitaine intégrée du transfrontalier.

Plusieurs années après, d’autres projets de territoire ont été conceptualisés : en 2014, le « Parc bleu », qui propose d’organiser le territoire non plus sur ses polarités urbaines mais sur ses structures hydrographiques (des grands corridors aux petits capillaires) ; ou plus récemment, le « bassin de vie », issu d’une analyse des interactions spatiales (emploi, loisir, commerce) et d’un travail de caractérisation du métabolisme territorial (flux de ressources, de produits, de déchets7).

Les deux impliquent de travailler avec d’autres définitions du territoire. Dans l’approche dite « territorialiste », théorisée et appliquée depuis trente ans par Alberto Magnaghi en Italie, le territoire est entendu comme le « résultat matériel du processus de coévolution entre établissements humains et le milieu ambiant8 », c’est-à-dire, non plus un périmètre abstrait mais un fait physique qui agit au moins autant sur les sociétés humaines que l’inverse. À partir de cette définition, plusieurs projets territoriaux sont possibles.

Bio-région

Magnaghi vise une forme de territorialité spécifique, qu’il appelle « bio-région », caractérisée par une grande cohérence interne. Il s’agit d’exploiter les systèmes productifs locaux qui valorisent le patrimoine de la région, de s’ancrer dans les cultures et les savoir-faire ancestraux, de viser l’auto-reproductibilité des ressources locales, et de développer un vaste ensemble de « boucles » d’interrelations (l’agroforesterie, les services éco-systémiques des sols, les circuits courts, etc.). C’est un modèle qui se déclare non-hiérarchique et alternatif à la métropolisation : « l’objectif est que le système ne se dégrade pas en relations de type hiérarchisé, induisant la création de rapports de dépendance des centres périphériques à une ville centre ». Et il induit un nouveau statut des habitants, passant de consommateurs de paysage à producteurs de territoire, à travers notamment l’émergence d’un « auto-gouvernement ».

Le processus de transformation proposé s’appuie cependant sur une rhétorique de « re-territorialisation ». Celle-ci implique un état de « dé-territorialisation », dans lequel bien des régions urbanisées peuvent aujourd’hui se reconnaître, mais postule aussi de ce fait un état préalablement « territorialisé », à retrouver. Le transfrontalier questionne dès lors : comment re-territorialiser là où il n’y a jamais eu de « territoire » ?

Deuxièmement, l’importance du « spécifique » suppose la construction d’une identité, le texte de Magnaghi se nourrissant de nombreuses expressions comme « l’âme des lieux » ou « les caractères et les types identitaires ». L’auteur se veut inclusif en reconnaissant à de nouveaux arrivants autant de droits qu’aux anciens, du moment qu’ils s’investissent dans le projet : « le lieu appartient à qui en prend soin ». Mais cette belle définition d’une citoyenneté locale prend, à plus grande échelle, le risque du communautarisme, au sens où elle ne laisse pas de place à d’autres modes d’habiter, et à d’autres modes de contribution également bénéfiques pour le système collectif.

Enfin, cette organisation socio-spatiale ramène inéluctablement la question du périmètre territorial, à travers la communauté, les systèmes de boucles internes et une forme d’autosuffisance implicite. Ces projets de territoire sont conçus pour une entité spatiale qui leur donne sens : que ce soit une vallée (souvent), une plaine, un bassin, on a recours à une caractéristique homogénéisante qui, justement, fait souvent défaut là où on a besoin de « faire territoire ».

Métropole horizontale

Le projet de « Parc bleu » se lit à travers un autre modèle de territoire, conceptualisé par Paola Viganò sous le nom de « métropole horizontale9 ». C’était d’abord une figure spatiale conçue pour Bruxelles 2040 (prospective sur l’avenir de la métropole), où les structures hydrographiques permettaient là aussi de transcender des limites administratives arbitraires. Puis c’est devenu une réflexion plus globale sur l’urbanisation continue, celle qui s’étend de la Belgique à la Ruhr et la Randstad. Cette situation socio-spatiale, qui touche le nord de l’Eurométropole L-K-T, nécessite en effet d’autres modélisations pour être appréhendée.

Dans cette forme d’urbanisation, le « territoire vécu » ne se conçoit pas en relation à la centralité. Un enfant né à Hasselt vit en milieu urbain mais ne saurait dire en périphérie de quoi : la grande ville voisine est Liège, mais on n’y parle pas sa langue ; la plus proche culturellement est Maastricht, mais elle est dans un autre pays ; la capitale est Bruxelles, mais il y va bien moins qu’à Anvers, etc.

Paola Viganò a décrit les avantages potentiels de ce modèle territorial, au-delà d’une distribution plus équitable des opportunités. Elle montre, par exemple, que le « linéaire de contact » entre espaces ouverts et bâtis y est six fois plus important que pour une ville agglomérée, ce qui correspond au désir des habitants ; ou que le mélange des activités en patchwork démultiplie les lisières et donc les possibilités d’interactions, depuis les circuits courts alimentaires jusqu’à l’hybridation de la biodiversité.

Aujourd’hui, la Région flamande assume d’être une grande « ville à la carte » de ce type (13 500 km²). On y invente des réseaux pour territoires isotropes : les bell-bus, qui ne circulent pas sur des lignes mais desservent un réseau de points à la demande, ou les pistes cyclables, qui sont organisées par un système de points-nœuds où chacun élabore son tracé. La Flandre affiche une politique de « concentrations déconcentrées » volontariste depuis sa première planification stratégique (RSV de 199710) où les villes sont peu représentées et problématisées. Dans le récent Beleidsplan11 de la Région, toutes les images représentent des paysages à la fois très ouverts et intensément habités : s’y enchevêtrent réseaux ferrés, champs, immeubles de bureaux, maisons, usines, arbres, un cirque, un château d’eau. Et chaque « projet-pilote » lancé par le Bouwmeester de Flandres12 (maître-architecte, garant de la qualité spatiale) travaille sur les modalités de cohabitation des activités : le « paysage productif », les « quartiers-climat », le collectif dans le diffus, la « solidarité de bassin versant », etc. Mais cette vision régionale, même de grande échelle, fonctionne néanmoins dans un périmètre territorial bien marqué et surtout, censé correspondre à une culture spécifique, cherchant toujours à défendre son homogénéité linguistique.

En termes de citoyenneté pourtant, la Belgique avait esquissé un système pouvant admettre des identités multiples. L’État fédère en effet trois régions et trois communautés – les premières étant compétentes sur les questions localisables (urbanisme, économie), les secondes sur ce qui est personnalisable (enseignement, culture). Leurs périmètres ne se superposent pas : il y a deux communautés en Région wallonne, tandis que la Communauté flamande est présente dans deux régions. De ce fait, un citoyen se définit par deux attributs (avec théoriquement deux représentations démocratiques13) : le lieu où il habite, parce qu’il le façonne, l’entretient, et participe à son économie ; et sa culture, puisque sa langue, ses filiations, sa formation, le déterminent aussi.

Alors que la Flandre privilégie l’attribut culturel (on peut extrapoler que Magnaghi s’appuie, lui, sur le lieu d’habitat), une équipe de chercheurs de l’université de Gand, autour de Michiel Dehaene, développe une approche territoriale hybride, où ce sont nos modes de vie intriqués les uns dans les autres qui fonderaient une autre citoyenneté, basée sur l’urbanité.

Urbanisation « sur place »

Cette notion s’inscrit à la suite des travaux de Neil Brenner14, qui montrent que les villes d’aujourd’hui dépendent de ressources du monde entier, exploitant pour cela des « paysages opérationnels » à l’échelle planétaire. On ne peut donc, selon ces auteurs, considérer la ville comme écologiquement vertueuse juste parce qu’elle est dense : développer les métropoles, c’est condamner une part importante de territoires à gérer de plus en plus de « rejets » (des eaux usées aux « populations indésirables ») et à surexploiter leurs ressources au-delà des capacités de renouvellement.

Dans l’approche de Dehaene, le territoire est défini comme le lieu où chaque génération a investi des ressources (naturelles, matérielles et économiques, mais aussi énergies et temps de travail) et les a « cultivées15 », au sens large (en plantant, infrastructurant, drainant, retapant…), tant qu’elle y trouvait son intérêt. C’est une vision de l’urbanisation comme un processus « sur place16 » de soins cumulatifs, plutôt qu’un processus linéaire, d’extension urbaine et de destruction agricole.

Aujourd’hui, cependant, le manque d’investissements dans l’entretien de ces ressources engendre de plus en plus « d’externalités négatives » (inondations, pollution, lessivage des sols, congestion des réseaux) dans les territoires habités, alors que jusqu’ici, c’étaient plutôt les villes qui supportaient les coûts de ces modes de vie (accessibilité difficile, accueil des primo-arrivants, chômage, peu de revenus fiscaux, etc.). Mais au lieu de prôner le renforcement des secondes, comme le ferait la doctrine des villes durables – et une utopique re-ruralisation du territoire – ce modèle propose au contraire de rendre le territoire vraiment urbain.

Ce qu’il vise ainsi n’est pas l’agglomération mais l’urbanité, au sens où l’a définie le géographe Jean Rémy17 : l’accès à une « écologie de choix », à travers un espace public au sens large. C’est-à-dire, un lieu d’échanges, de diversités, hasards et opportunités, mais aussi, plus largement, la possibilité de s’auto-déterminer, et de participer aux décisions touchant au collectif. Pour y arriver, Rémy s’appuie sur une interprétation des processus d’urbanisation18 : ceux-ci génèrent d’abord des externalités négatives (déchets, insalubrité, précarité), puis mettent en place des dispositifs collectifs pour y répondre (égouts, services et équipements publics). C’est cela qui finit par produire les externalités positives de la condition urbaine.

Il considère donc que la prise en charge collective des problématiques des territoires habités – aujourd’hui, la gestion de l’eau, de l’alimentation, de l’énergie – peut faire émerger les qualités de l’urbain en plein diffus, dont ceux de « l’espace public » citoyen.

C’est donc une forme différente de citoyenneté qui est ici envisagée. Il s’agit d’être urbain au sens du cosmopolite, de la liberté de choix du fameux dicton médiéval – « l’air de la ville rend libre » – mais aussi des responsabilités collectives. Et cette citoyenneté urbaine découlerait non du fait statique d’habiter quelque part, ou d’appartenir à une certaine communauté, mais par le fait dynamique d’être « impliqués dans la vie les uns des autres19 ».

Du multiple à l’interdépendance

La situation transfrontalière, actuellement, est autant pourvoyeuse d’externalités négatives20 que d’avantages privés. C’est si facile de poser son sac-poubelle belge (taxé au poids) du côté français de la rue, ou de cultiver un terrain français avec des produits phytosanitaires belges ; et c’est fort commode d’aller s’inscrire en fac en Belgique quand on est rejeté par Parcoursup, d’y trouver une place en maison de retraite, ou dans une école pour un enfant handicapé.

Mais la prise de conscience d’interdépendances mutuelles peut faire basculer des effets négatifs, que l’on subit, vers les avantages collectifs, que l’on produit. De même, dans la théorie des communs, c’est aussi la conscience de l’imbrication des intérêts21 qui amène chacun à respecter un système de droits et devoirs, permettant d’exploiter une ressource sans la dégrader.

Il existe bien des instances territoriales construites sur des intérêts communs, comme le GECT transfrontalier, où le multiple se côtoie, et qui produisent même de l’inter-territorialité. Mais pour agir vraiment en situation d’interdépendance, il faudrait enchevêtrer les intérêts divers dans la structure même qui organise le territoire, afin que personne ne puisse prendre une décision sans qu’elle ait une répercussion pour/chez lui22. Et nous serions sans doute d’autres citoyens, plus responsables, si nous vivions dans des systèmes territoriaux qui nous ressemblent mieux, dans nos propres multiplicités et interdépendances.

1« Vers un statut transfrontalier », Groupe Gouvernances transfrontalières, Mission Opérationnelle Transfrontalière (MOT), 14 avril 2021 [conf. en ligne].

2Fourny M.-C., « Le territoire peut-il être transfrontalier et inversement ? », Baudin G., Bonnin Ph. (dirs.), Faire territoire, éd. Recherches, pp. 147-164, Paris, 2009.

3Cf. programmes de recherche nationaux Popsu-Métropoles et Popsu-Territoires.

4Entretiens réalisés dans Grosjean B., Jodogne S., Agir et décider ensemble. La maîtrise d’ouvrage transfrontalière, Autrement, coll. Cahier Popsu, 2022 (à paraître).

5Premier Groupement Européen de Coopération Transfrontalière.

6Grosjean B., « Les ambiguïtés de l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai à travers ses représentations régionales », revue Belgeo [en ligne], 2019.

7Barles S., Dumont M., Métabolisme et métropole. La métropole lilloise, entre mondialisation et inter-territorialité, Autrement, coll. Cahiers POPSU, 2021.

8Magnaghi A., La bio-région urbaine. Petit traité sur le territoire comme bien commun, Eterotopia, Paris, 2014.

9Viganò P., Cavalieri C., Barcelloni Corte M. (dirs.), The Horizontal Metropolis between Urbanism and Urbanization, Springer, 2018, Actes du Congrès Latsis à EPFLausanne (2015).

10Plan de structure de la Flandre ou Ruimtelijk Structuurplan Vlaanderen (RSV).

11Beleidsplan Ruimte Vlaanderen. Vision régionale stratégique approuvée le 20/07/2018 [pdf en ligne].

13Cette organisation du fédéralisme belge a été promulguée dans les années 1960 pour résoudre la situation de Bruxelles, ville à 85 % francophone sur un sol historiquement flamand. Mais plusieurs aménagements ultérieurs en ont brouillé le principe : la région Flandre et la communauté flamande ont re-fusionné leurs instances ; et un électeur ne peut en pratique voter que pour des candidats inscrits dans sa région.

14Brenner N., « Intoduction : Urban Theory Without an Outside », Implosions/Explosions. Towards a study of planetary urbanization, Jovis Verlag, Berlin, pp. 14-30, 2014.

15Dehaene M., Gardening in the urban field. Tuinierenn in het Stedelijk Veld, A&S/books, Gent, 2013.

16www.urbanisinginplace.org. Sustainable Urbanisation Global Initiative (SUGI). Food-Water-Energy Nexus (H2020).

17Rémy J., 1966, La ville : phénomène économique, Vie ouvrière, Bruxelles, 1966.

18Dehaene M., 2013, op. cit., p. 78.

19Dehaene M., 2018, « Horizontal Metropolis : issues and challenges of a new urban ecology », in Viganò P., Cavalieri C., Barcelloni Corte M., op. cit., p. 279.

20Exemples issus des Rencontres Maires-Bourgmestres : dépôts de déchets, réglementations différentes, non-équivalence des formations, non-connexion des réseaux, zones de non-droit, poids lourds, etc.

21Grosjean B., 2018, « La huitième condition : l’imbrication. Usages du territoire dans les communs d’Elinor Ostrom », Les Carnets du Paysage no 33, Actes Sud, pp. 131-145.

22Elinor Ostrom a décrit un exemple de cela en Californie. Cf. Gouvernance des Biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Louvain-la-Neuve : éd. De Boeck, p. 161, 2010.