Icônes 52

Désorienter le regard


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Philippe Bazin a commencé par photographier des visages, ceux qu’il découvrait à une longueur de stéthoscope, c’est-à-dire penché sur le corps du patient qu’il examinait. Visages de vieillards, de nouveaux nés dont la plupart défient l’identité en raison de leur expressivité extrême ; visages d’aliénés, de prisonniers, d’adolescents enfermés dans une institution qui en sortiront, pour venir à notre rencontre, par la photographie. Il ne s’agit pas de photographier quelqu’un, un personnage, une histoire, une situation sociale, pas une image de soi, mais plutôt d’enregistrer une empreinte du dehors, de cette face avec laquelle l’autre est toujours en contact, tandis qu’elle m’échappe. Ces faces sont des empreintes d’humanité dit Bazin. Elles ont toutes été réunies dernièrement dans La Radicalisation du monde. 
Les séries de photographies (en couleur et non encore publiées) présentées dans Multitudes n’appartiennent pas à cette période des Faces, mais les positions éthiques et politiques par rapport à l’économie du visible sont déjà prises ; elles se confirmeront et se développeront par la suite. 
D’une succession de voyages et de résidences en France et à l’étranger, qu’accepte volontiers Philippe Bazin depuis qu’il se consacre entièrement à la photographie, il ramène des images des « travaux et des jours » (lui-même fait référence à Hésiode dans une partie de la campagne), agricoles mais aussi urbains. Il s’intéresse à des agencements collectifs, individuels et sociaux qui, sans arrangement maîtrisé, installent des lieux, des formes de ville, des relations de proximité, des occupations ; celles-ci semblent réinventer les règles de l’urbanisme et l’usage être le principal facteur de ces aménagements. C’est le cas des accrochages intempestifs d’affiches électorales dans les rues du Caire, d’un entreposage de containers accolés au musée de Bilbao, de l’aménagement résidentiel et industriel d’une boucle de la rivière de Bilbao, d’un échafaudage de meules jusqu’au point de rupture, des peintures, genre ex-voto, accrochées à un mur extérieur peint pour leur servir de fond. Si parfois des scènes de rue font penser à des chorégraphies ou des mises en scène théâtrales, les plans sont suffisamment larges et profonds pour évacuer toute dramatisation autour d’un sujet particulier. En fait il n’y a d’histoire que sociale ou politique, jamais individuelle ni anecdotique dans les photographies de Bazin. 
Quand le photographe se rapproche de la vie personnelle, s’introduit dans l’intimité des chambres de réfugiés, par exemple, après avoir été admis dans des centres d’hébergement dont il a fait une série, les occupants en sont absents. Le photographe n’a pas voulu prêter de visage à ces demandeurs d’asile, à qui par contre la parole a été donnée et recueillie par sa compagne. Malgré les drames qui couvent, les « antichambres » ne suintent pas le malheur comme on pourrait s’y attendre, les objets parlent d’eux, ils sont pauvres, standards, prêtés ou récupérés, souvent indifférents. C’est l’angle de vue qui construit les rapprochements entre une fenêtre, des jouets en dessous, devant une chaise, à côté une table une télé, une bouilloire, des serviettes couvrant de la nourriture probablement, une armoire obturée par un rideau tenu avec des épingles à linge qui laisse voir des bocaux en bas et au-dessus des vêtements pliés ; une autre photo compose un tableau associant une armoire au gond de laquelle est accrochée une chemise, un lit dans le coin duquel est posé un rouleau, peut-être un tapis, et à côté une planche de bois faisant office de bureau sur lequel sont posés un thermos et une vasque. Est-ce que ça suffit pour faire un portrait ? Je ne sais pas, c’est si mince. Ces signes ténus sont sans doute les seuls effets personnels auxquels Bazin supporte d’accorder un faire-valoir photographique : en revanche transparaît en filigrane de chaque chambre la ressemblance avec la plupart des centres d’accueil où passent ceux qui n’ont pas ou plus de foyer.



À propos des migrants, mémoriser les vides

C’est à cette veine-là qu’appartient la série de photographies

Dans Paris que Bazin a faites dans les 10e, 18e et 19e arrondissements parisiens, à la recherche des Afghans. Le procédé est encore plus radical, puisque là où ces réfugiés se sont arrêtés, une nuit, un jour, une semaine, aucun signe visible ne signale leur séjour long ou bref. Contraints à l’intermittence ils sont obligés d’éliminer toute trace de leur présence, illicite, et de faire disparaître leurs affaires personnelles. Francesca Benitez avait filmé en 2005 les baluchons des Afghans perchés et dissimulés dans le feuillage des magnolias de la Gare de l’Est à Paris. Images pathétiques et exotiques à la fois. Mu par d’autres préoccupations, Bazin n’a rien voulu laisser paraître que le regard puisse glaner pour ensuite imaginer ou fantasmer des histoires. Non il n’y a rien. Tout au plus pouvons-nous reconnaître des similitudes de configurations spatiales entre des couloirs, des loggias, des escaliers, des quais, des ponts, des lieux toujours en retrait d’un coup d’œil public. Ce sont des « tiers espaces » qui nous sont donnés à voir, des espaces en marge des lieux de vie, au bord des habitations, ou entre elles, et que les citadins n’empruntent qu’à des heures régulières. Ces entre-lieux sont donc surtout des entre-temps, que les étrangers n’occupent que quand ils sont vides. Et ce sont ces vides en présence desquels les photos nous mettent. Des vides impossibles à investir même par l’imagination car ils n’ont même pas, ou pas toujours, des qualités de recoin, d’anfractuosité, d’abri où se replier est envisageable. Ainsi même leur cache n’existe pas. 
Alors pourquoi photographier ce qui n’existe pas ? C’est l’enjeu paradoxal de ces prises de vue. Montrer ce qu’on ne voit pas : des vides urbains (interstitiels et temporels) repérés par les migrants parce qu’ils y seront invisibles. À ceux qui fréquentent les quartiers populeux des 10, 18, 19es arrondissements, il n’échappera pas combien il est difficile de trouver tant d’espaces inoccupés ! Il fallait aller les chercher… les Afghans pour y disparaître, et le photographe pour en donner une mémoire.

Photographier, un acte politique

Philippe Bazin ne met pas en scène des personnages, ne révèle pas des situations pour les valoriser et les pérenniser, il ne documente pas non plus ; il s’inscrit dans cette lignée de photographes qui se saisissent de la puissance de la technique pour lui faire jouer un rôle mineur : déplacer ce qu’on attend d’elle – enregistrer le réel, su ou insu – sur un autre focus : les effets secondaires et adjacents du « sujet principal », selon l’expression consacrée dès l’école. Regarder les phénomènes à la marge, ceux qui n’ont pas été intégrés dans les moyennes et qu’on ne voit plus parce que notre œil aussi est formaté. Photographier est un acte politique, qui interprète l’histoire présente en y déplaçant l’objectif, qui en détermine le sens en en prélevant des pans. Photographier ne fige pas nécessairement le temps, mais l’ouvre sur l’aujourd’hui. Et cela ne tient pas seulement au médium, la lumière, mais à son inclinaison, à l’orientation que le photographe donne au sujet. Or Bazin ne choisit pas un sujet ou des sujets qui auraient une histoire propre, identitaire, psychologique ou culturelle dont il s’agirait de témoigner. Il tourne notre regard vers ce qui, juste à côté, appartient encore au sujet et le dépasse. Ce sont les vides urbains fréquentés par les Afghans dans la série Dans Paris, ce sont tous ces visages différents attentifs au même événement dans John Brown’s Body. 
Du dernier abolitionniste blanc, pendu pour avoir appelé à l’insurrection armée contre l’esclavage, Bazin ne montre aucune image. Il ne s’intéresse qu’à ceux qui deux siècles plus tard continuent de commémorer l’action de John Brown, d’incarner son engagement comme le font les paroles d’une chanson que Bob Dylan lui a consacrées. John Brown’s Body, chanson éponyme, inspirée de celle qui fut déjà l’hymne nordique de la guerre de Sécession, et que le chanteur pop a repris en comptine. Les gens qui entonnent encore cet hymne ne viennent pas de tous les états d’Amérique pour seulement commémorer la mort de John Brown, mais pour réanimer les convictions qui ont galvanisé cet humaniste activiste. John Brown est mort, vive John Brown c’est sur le mode de « le roi est mort, vive le roi », (le corps physique n’est plus, alors advient son corps mystique), que l’on peut comprendre ces photos qui tout en nous rappelant l’existence de ces cérémonies (après Russel Banks) nous communiquent la part commune et grave de ce rassemblement. Chaque personne fait attention à quelque chose qu’on ne voit pas mais vers quoi tendent tous les regards. Ce qui est grave n’est pas forcément triste, en témoigne cette belle tête d’une femme noire qu’un sourire intérieur éclaire. Les expressions sont toutes différentes bien que tendues par la même intensité d’écoute. La singularité d’une expression soulignée par la photo ne se départit jamais de la pluralité des autres au second plan. Chaque portrait fait le point sur un visage qui acquiert une netteté particulière le temps d’une photo et rejoint la multitude ramassée à l’intérieur de la salle de cérémonie, éparse à l’extérieur. Mais même quand il se déploie dehors, l’auditoire reste uni par l’attention qu’il accorde à cet événement hors champ, dont on comprend, après avoir regardé plusieurs portraits, que de cette force attractive, visible, chacun est dépositaire ; elle émane finalement des participants eux-mêmes. Voilà à quoi les photos nous rendent sensibles, elles nous invitent à la même attention que celle manifestée par la multiplicité des participants dans la pluralité des images dispersées dans le numéro de la revue. Dans John Brown’s Body, la « série » intensifie la tension déjà présente dans chaque image.