Cet article traite de « Boyzone » de Clarisse Hahn et interroge le statut du corps masculin dans l’image. Ce travail prend comme point de départ les stéréotypes qui déterminent l’appartenance de genre et analyse la manière dont on peut les subir, les utiliser, ou y échapper. Si l’observation du corps masculin est le sujet principal, c’est aussi le regard lui-même qui y est mis en question. L’artiste met le spectateur dans la position inconfortable du voyeur en l’obligeant à s’interroger sur sa manière de regarder les corps. En inversant la structure classique du voyeurisme, Clarisse Hahn met en scène une masculinité qui apparaît exposée, érotisée, trouble.
This article reflects upon the status of male bodies in Clarisse Hahn’s Boyzone. Her work utilizes as its material the stereotypes which determine gender categories, and it analyses the way in which such categories can be imposed, reused, or escaped from. If the observation of the male body is its main topic, the gaze itself is put into question: the artist sets the spectator in the uncomfortable position of having to question his/her own way to look at bodies. By inverting the classical structure of voyeurism, Clarisse Hahn stages a masculinity which appears exposed, eroticised, troubled.Depuis quelques années, la masculinité est en train de devenir un sujet d’étude pour des chercheurs intéressés à son histoire et à ses différentes représentations. Cette évolution suggère que la masculinité est devenue accessible en tant que concept, catégorie ou discours et qu’elle est donc susceptible d’occuper une place plus marginale. Inutile de dire que, traditionnellement, cette place marginale était réservée à la féminité, incarnation de la différence depuis le point de vue dominant et implicitement masculin. La perception de la masculinité comme sujet en soi est au contraire une affaire plus récente. Pour penser la masculinité et son rôle central dans l’idéologie de la différence des sexes, il fallait la dénaturaliser, la rendre visible en tant que concept, idéologie, système de signes, c’est-à-dire l’inscrire dans un ensemble de relations de pouvoir, de discours et de pratiques.
La marchandisation du masculin
En même temps, si l’on considère les différentes représentations du corps masculin dans la culture contemporaine, on pourrait également remarquer que cette évolution n’est pas forcément libératoire. Pour que la masculinité puisse perdre son universalité – et son corollaire idéologique – il a fallu que le corps masculin soit inscrit dans le système de la marchandise, transformé en spectacle, érotisé et fétichisé. En bref, qu’il occupe la place traditionnellement attribuée au corps de la femme. C’est en effet le corps féminin qui joue traditionnellement le rôle d’objet du désir et, depuis les débuts du capitalisme, son image sert de support à la marchandise. Dans notre société de capitalisme tardif où toute image est associée à une marchandise, le corps masculin ne peut plus se tenir complètement à l’écart du désir lié à la consommation. Comme l’indique Fredric Jameson, avec la formule « le visuel est essentiellement pornographique »([[“The visual is essentially pornographic”, Fredric Jameson, Signatures of the visible, New York, Routledge, 1992, p. 1.), la société marchande nous a habitués à regarder le monde comme s’il s’agissait d’un corps que l’on peut posséder et dont on peut collectionner les images – c’est-à-dire les marchandises. Le corps masculin ne peut pas échapper à ce système de la vision. Si donc la perte d’autorité masculine s’opère au prix d’une marchandisation qui n’a, en soi, rien d’une émancipation, comment représenter la masculinité sans tomber dans ce système de la vision propre aux sociétés capitalistes, ni faire retour à l’universalité présupposée d’un masculin désincarné ?
Le travail de Clarisse Hahn, dont je voudrais analyser certains aspects, interroge le statut du corps masculin dans l’image. En utilisant principalement la vidéo et la photographie, l’artiste n’essaye pas d’échapper aux mécanismes de la vision, mais de réfléchir au contraire à son fonctionnement. Dans Boyzone, elle prend comme point de départ les stéréotypes qui déterminent l’appartenance de genre et s’interroge sur la manière dont on peut les subir ou les utiliser, mais aussi sur les possibilités d’y échapper. Si l’observation du corps masculin est le sujet principal de ce travail, c’est aussi le regard lui-même qui y est mis en question. L’artiste met le spectateur dans la position inconfortable du voyeur en l’obligeant à s’interroger sur sa manière de regarder les corps. En inversant la structure classique du voyeurisme – un homme regarde une femme – Clarisse Hahn nous donne à voir une masculinité qui apparaît d’autant plus en crise qu’elle est exposée, érotisée, trouble.
Si la critique féministe a beaucoup contribué à repenser la masculinité, nous assistons également, depuis quelques décennies, à une plus large crise du sujet masculin occidental avec ses ambitions d’autonomie et d’autorité. Sa prétendue universalité apparaît de plus en plus remise en question par les mouvements féministes et queer, mais aussi par les problèmes posés par le post-colonialisme. Comme l’a indiqué Craig Owens au début des années 1980, les symptômes de cette perte d’autorité sont particulièrement visibles dans la culture et dans l’art([[Voir Craig Owens, « The discourse of others. Feminists and postmodernism », in Beyond Recognition. Representation, power, and culture, Berkeley, University of California Press, 1992, pp. 166-190.). Depuis au moins une trentaine d’années, les artistes ont commencé à s’interroger sur des aspects spécifiques de la masculinité, à déconstruire ses mythes et ses représentations. Des artistes comme Richard Prince ou Barbara Kruger ont abordé les stéréotypes d’une masculinité médiatisée et les stratégies de son utilisation comme instrument commercial. Plus récemment, Annika Larsson propose dans ses vidéos une représentation fortement esthétisée des comportements masculins au sein de classes élevées([[Sur la masculinité dans le travail d’Annika Larsson voir : Abigail Solomon-Godeau, « Danger : Men at work (or play) », in Annika Larsson, cat. exp. Museum für Gegenwartskunst, Bâle, 2003.). Elle met en scène exclusivement une classe sociale dominante et ses rituels – parfois violents ou caricaturaux – qui rappellent inévitablement un certain type de masculinité, érotisée et stéréotypée, très présent dans l’imagerie publicitaire. Le travail de Clarisse Hahn sur le corps masculin refuse au contraire cette esthétique commerciale en privilégiant une approche documentaire. Elle propose une sorte d’enquête sur la masculinité qui est aussi une réflexion sur son propre regard sexué et sur la relation ambivalente qu’elle instaure avec les hommes filmés.
Le documentaire comme ethnographie expérimentale
En posant son propre regard subjectif au centre de sa démarche artistique, Clarisse Hahn s’inscrit dans une posture documentaire qui interroge l’altérité comme quelque chose de profondément perturbant pour le sujet qui filme. Elle adopte de cette manière une attitude proche de l’ethnographie expérimentale, qui questionne la prétendue authenticité du documentaire à travers sa propre implication subjective([[Sur le concept d’ethnographie expérimentale voir Catherine Russell, Experimental Ethnography. The work of film in the age of video, Durham, Duke University Press, 1999, pp. 3-25.). Par ce procédé, Clarisse Hahn met implicitement en question la prétention à l’objectivité du documentaire, qu’elle utilise au contraire comme un instrument de connaissance à la fois critique et esthétique. Par son engagement subjectif, elle pose la question de la distance – et de la différence – entre les sujets filmés et les spectateurs du film. En s’inscrivant dans une nouvelle pratique du documentaire, elle questionne activement les limites du réalisme et de ses représentations. Sa présence, toujours discrète mais jamais déniée, est en effet un élément de trouble constant pour le spectateur, contraint de suivre l’artiste dans ses va-et-vient entre voyeurisme, projection et distanciation. L’artiste explique elle-même la relation ambivalente dans laquelle elle entraîne le spectateur : « La caméra est une sorte de prothèse, qui me précipite à l’intérieur de certaines situations et qui m’en extrait en même temps. Elle m’évite un contact trop direct avec les réalités que je filme et me permet donc de m’en approcher encore plus »([[« A corps perdu. Clarisse Hahn interviewée par Claire Staebler », in Jerôme Sans, Hardcore. Vers un nouvel activisme, cat. exp. Paris, Palais de Tokyo, 2003, p. 137.).
Dans Boyzone, Clarisse Hahn filme des corps masculins. Il s’agit d’une série de vidéos commencée en 1998 et qui est toujours en cours. Les vidéos sont exposées sous forme d’installation, en projection ou sur moniteur ; l’installation peut prendre différentes formes selon l’espace et le contexte de l’exposition. Normalement, les vidéos sont montrées par groupes de deux, côte à côte. Boyzone diffère de la plupart de ses autres travaux, plus narratifs, qui sont conçus comme des films et qui doivent être projetés en salle ou sur un moniteur télé. Les Boyzone au contraire ne contiennent pas de véritables éléments narratifs, il n’y a pas un début et une fin et les différentes séquences peuvent être regardées de manière fragmentaire. Ce travail est en réalité fragmentaire en soi, les images sont souvent prises au hasard, la ou les personnes filmées ne sont pas toujours conscientes de la présence d’une caméra. Et, malgré cette forte composante voyeuriste, ces vidéos ne montrent rien de particulièrement intime : il s’agit de scènes qui se déroulent la plupart du temps dans l’espace public, dans lesquelles l’artiste observe les comportements masculins au sein d’un groupe, dans un contexte qui les expose aux regards.
De manière générale, Boyzone met en scène des hommes dans des situations qui les conduisent à montrer leur corps. Les vidéos décrivent les différentes postures, les attitudes ou les relations qui peuvent se créer au sein d’un groupe composé exclusivement d’hommes. Clarisse Hahn s’intéresse aux manières dont les personnes assument spontanément des postures imposées par leur appartenance au genre masculin, par leur travail, par leur condition sociale ou par des dynamiques de groupe. Une vidéo montre par exemple des hommes en train de manifester dans une journée d’été. Ces hommes sont pour la plupart jeunes et torse nu, ils arborent des drapeaux kurdes et d’autres symboles qui les identifient en tant que groupe. Dans l’absence totale de femmes, ils s’exhibent dans des danses, ensemble ou en couple, sur une musique à travers laquelle on entend vaguement une voix féminine. La vidéo montre ainsi des gestes qui expriment la virilité dans une relation entre hommes, mais aussi une certaine complicité qui apparaît parfois ambivalente. Un jeune homme, en train d’arranger un t-shirt sur la tête d’un de ses camarades, en lui fabriquant une sorte de coiffure, exprime par exemple une manière de se soucier du corps qui suggère une douceur fraternelle. Le regard de Clarisse Hahn, qui, en tant que femme, est implicitement exclue de l’action, se projette dans l’homo-érotisme sous-jacent de ces hommes qui apparaissent à l’aise entre eux, à moitié nus et fiers de leur virilité. Si l’on ressent un certain trouble en regardant ces images, c’est parce qu’on est pris entre le sentiment inconfortable de s’introduire dans une situation de laquelle nous sommes exclus, mais où se joue quelque chose d’érotique.
Voyeurisme et rapports de force
Boyzone est ainsi également une sorte d’enquête sur la masculinité entreprise par une jeune femme munie d’une caméra. Le point de vue sexué apparaît central dans cette partition entre les hommes regardés et la femme qui les observe. Souvent, les hommes étant filmés à leur insu, on a l’impression d’images volées par une caméra qui se cache ou qui n’ose pas s’approcher, prise entre la curiosité, l’attraction et la peur de perturber les relations entre les hommes. Dans d’autres situations, Clarisse Hahn impose au contraire sa présence sur les sujets qu’elle filme avec une certaine agressivité, surtout quand les hommes filmés sont conscients de son regard. Un des épisodes montre par exemple deux bodybuilders filmés dans une salle de gym. La caméra ne s’attarde pas particulièrement sur leurs corps musclés mais engage une sorte de face-à-face en filmant leur visages et leurs réactions, à la fois de gêne, puis de séduction, face à la caméra. Clarisse Hahn assume en effet entièrement le rapport de force entre son propre regard et les hommes capturés par l’œil de la caméra.
Ce rapport de force est particulièrement évident dans une des vidéos montrant un dresseur de chien. L’homme est seul, il est filmé à une certaine distance et à travers des arbres. Au début, on a l’impression désagréable d’assister à une scène de sadisme : cet homme est habillé en uniforme, il a un air menaçant car il ressemble à un policier ou à un militaire et agite un fouet en direction du chien. Est-ce qu’on assiste là à un rapport de domination particulièrement cruel, à la violence typiquement exercée par les hommes en uniforme ? Si le sentiment d’inquiétude à la vue de cette scène perdure après que l’on comprend qu’il est en train de dresser un chien, on a également l’impression que Clarisse Hahn oppose à la violence des gestes, celle, intrusive, de son regard. La distance qui la sépare de ses sujets – surtout lorsque les hommes ne savent pas qu’ils sont filmés – est en effet une des questions qui traversent son travail.
Le rapport de force entre le sujet regardant et le sujet regardé est particulièrement exacerbé par le fait que Clarisse Hahn opère un renversement du regard voyeuriste traditionnel. De ce point de vue, Boyzone a des traits en commun avec Heaven, une vidéo réalisée par l’artiste australienne Tracey Moffatt en 1997. Dans Heaven, une femme est en train de filmer des hommes, des jeunes surfeurs qu’elle suit dans les plages autour de Sydney en leur imposant sa caméra. Comme dans Boyzone, le spectateur est contraint d’assumer le point de vue de la personne qui filme. Au début, les jeunes hommes semblent amusés par cette présence insolite, mais, la caméra devenant de plus en plus envahissante, ils réagissent selon les cas avec embarras ou agressivité. Dans un premier temps, Heaven peut apparaître amusant, car ces hommes blancs, attirants et aux corps musclés se trouvent dans la situation quelque peu embarrassante de devoir se protéger du regard d’une femme. Mais, par la suite, on est pris dans un sentiment inconfortable provoqué par le fait que Moffatt met le spectateur en position de voyeur. C’est aussi ce qui se passe en regardant Boyzone. En effet, le renversement du paradigme du voyeurisme hétérosexuel ne fait que souligner la manière dont nous regardons : les hommes apparaissent soudainement féminisés, dépourvus de pouvoir, exposés. La caméra, qui impose son regard avec une certaine violence, déstabilise ainsi la manière de regarder les corps masculins, elle détourne l’ordre conventionnel du regard, puisque c’est une femme qui assume, et avec agressivité, le rôle actif du sujet désirant.
De la singularité à la communauté
Dans d’autres travaux, comme Ovidie (2000) ou Karima, (2002), Clarisse Hahn s’est au contraire concentrée sur la vie quotidienne de deux jeunes femmes, filmées dans la plus grande proximité. Elle a réalisé des portraits dans lesquels une dimension narrative se noue avec la description des relations affectives, sexuelles ou familiales qui forment les différentes facettes identitaires de ses sujets. Dans ces films, le corps a une place importante, non seulement à cause du fait que les deux protagonistes mettent leur corps dans des situations “extrêmes“ – l’une, Ovidie, est actrice X et l’autre, Karima, pratique la domination dans des séances sado-masochistes – mais, plus généralement, et comme l’explique l’artiste elle-même dans un entretien, parce que le corps est en réalité au centre de toute relation : « Il s’agit toujours de filmer les relations entre les gens. Le corps est mis en question, interrogé comme lieu de médiation et de frontière »([[« A corps perdu. Clarisse Hahn interviewée par Claire Staebler », art. cit., p. 134.).
Si donc Ovidie et Karima font transparaître une certaine connivence entre l’artiste et ses deux sujets féminins – Clarisse Hahn, qui apparaît rarement à l’écran, demeure tout de même présente pour la personne filmée comme pour le spectateur – dans Boyzone on a le sentiment d’une plus grande distanciation. Même si elle n’exclut pas la possibilité de réaliser un jour un portrait masculin, Clarisse Hahn s’intéresse pour l’instant plus aux stéréotypes de la masculinité qu’à des sujets masculins dans leurs singularités. Dans Boyzone, la subjectivité apparaît contrainte dans des situations de sociabilité qui imposent un certain comportement ou attitude. Cependant, elle explique que sous certains aspects, ce travail n’est pas finalement si éloigné de ses autres films : « il s’agit de la même recherche que dans tous mes films : j’observe comment l’individu réagit à l’intérieur d’un groupe, comment il se place et quel est le langage qu’il utilise pour exprimer son appartenance à ce groupe. Je m’interroge sur la manière dont l’identité résiste, ou bien se fond à l’intérieur d’une communauté »([[Louis-José Lestocart et Catherine Millet, « Clarisse Hahn. La sexualité dans le tissu de la vie (Interview) », in X-Elles. Le sexe par les femmes, Art Press Hors Série, mai 2004, p. 42.).
La question du rapport de l’individu à la communauté est également l’un des sujets principaux de son dernier film, Les Protestants (2005). Pour ce projet, qui l’a occupée pendant trois ans, Clarisse Hahn a pris comme sujet une famille protestante bourgeoise, la sienne. Elle poursuit ainsi ses interrogations sur ce qui forme une communauté, comment se construisent les liens entre les personnes appartenant à une même famille, quels sont les codes de comportement exigés pour faire partie de cette communauté. Ce film nous plonge encore une fois dans la position du voyeur, car l’artiste nous introduit dans des intérieurs silencieux et protégés, dans une sorte d’univers clos avec ses propres règles et ses propres rituels.
En regardant ce film dans le contexte du travail de Clarisse Hahn, on est tout d’abord frappé par la réticence exprimée face à la caméra, surtout de la part des hommes. Ce sentiment de gêne à dévoiler même les aspects les plus simples de leur existence est un fil conducteur du film, et ceci bien que la personne qui filme appartienne à la même famille. Si Karima ou Ovidie apparaissaient tout à fait à l’aise en racontant leur vie devant la caméra, ces hommes bourgeois sont au contraire méfiants. Ils se sentent sans doute mal à l’aise devant cette jeune femme qui leur pose des questions sur leur famille, leur vie et leur vision de la communauté à laquelle ils appartiennent et dont ils défendent les valeurs. Cette réticence fait transparaître une sorte de conscience de classe. Les différents rituels décrits avec tant de conviction – rallyes, scoutisme, une certaine pratique du sport, etc. – apparaissent dans leur rôle fédérateur, comme des étapes nécessaires pour faire partie de la communauté et donc adhérer à un système de valeurs qui se transmet de génération en génération. Et pourtant, un certain malaise s’installe. On se demande parfois si ces hommes, qui ont l’air de défendre leur mode de vie et leur condition de privilégiés, ne se sentent pas eux-mêmes opprimés par ces règles si strictes et par l’interdiction implicite d’exprimer librement leur subjectivité, qu’ils essayent de réduire aux conventions imposées par leur classe sociale.
Visibilité et dominance
La réticence exprimée dans Les Protestants nous ramène encore une fois à Boyzone : l’embarras de ces bourgeois enfermés dans leurs espaces privés contraste fortement non seulement avec la nonchalance de Karima et Ovidie, mais aussi avec la masculinité observée dans des espaces publics. Ce n’est pas un hasard en effet si Clarisse Hahn a eu des difficultés à filmer des hommes issus de classes aisées pour son projet Boyzone, car, bien évidemment, la classe dominante n’est pas visible de la même manière dans l’espace public. Enfermés dans leurs quartiers ou dans des lieux de travail protégés des regards indiscrets, les hommes bourgeois ont une plus grande conscience de ce qu’ils risquent de perdre s’ils se laissent filmer impunément. Ainsi, dans Boyzone Clarisse Hahn n’a pu filmer que des hommes qui occupent une place marginale au sein de la société et qui sont implicitement exclus du pouvoir : des immigrés kurdes, des squatters, des travailleurs dans un chantier, etc. Les hommes blancs et bourgeois ne sont tout simplement pas visibles de la même manière dans l’espace public, il est plus difficile, et même impossible, de les observer si on n’appartient pas à la même classe sociale.
Clarisse Hahn a trouvé aussi une autre manière, dans Les Protestants, d’interroger les façons de se confronter aux stéréotypes masculins au sein de cette classe. Elle a recours à l’histoire de sa famille, en s’appropriant quelques portraits photographiques du début du siècle qu’elle a recadrés pour mettre en évidence certains aspects de l’attitude corporelle. Ces photographies, issues d’une autre époque, entrent en résonance avec les images de corporéité contrainte dans des règles strictes que l’on voit dans le film. Les photographies interrogent les conventions du portrait bourgeois du dix-neuvième siècle dont on peut encore voir les traces dans l’attitude des hommes contemporains, filmés dans Les Protestants. Ces images soulignent la manière dont cette classe sociale a construit un idéal de masculinité fondé sur le contrôle de soi, la sobriété et la stabilité. Historiquement, l’image de l’homme bourgeois est pensée comme un symbole sans équivoques, unissant la beauté à la vertu, incarnation des critères du convenable([[Sur l’image de l’homme moderne voir George Mosse, L’image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, trad. fr., Paris, Abbeville, 1997.). En recadrant les photographies de manière à souligner une certaine fermeture du corps envers l’extérieur, son impénétrabilité et la fixité de la pose, Clarisse Hahn interroge l’uniformisation des corps, à la recherche des signes d’une possible subjectivation, contrainte dans la violence de la norme.
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