80. Multitudes 80. Automne 2020
I

Indiscipline

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Bienvenue dans votre nouvelle UniverCité. Vous la reconnaissez sans doute : ses murs n’ont pas changé. Et pourtant ! Après des mois de fermeture et de « distanciel », nous voilà. Chères étudiantes, chers étudiants, vous n’avez pas été dupes de la prétendue « continuité pédagogique ». Depuis vos situations respectives de grande précarité ou d’intense connectivité, vous avez bien senti que si « continuité » il y avait, c’était avec une vaste entreprise de mutation de nos institutions, en effet amorcée depuis des décennies, qui voulait en faire des entreprises de production cognitive à fort rendement et à courte échéance, sans critique ni recul.

L’ironie, c’est que cette logique continue s’inscrivait dans une série de ruptures, elles aussi bien antérieures. Rompre avec la mission de service public des laboratoires en coupant leurs financements pérennes et collectifs ; séparer la recherche de l’enseignement en dissociant le cycle de licence des années master-doctorat ; atomiser la communauté universiTerre en précarisant les postes : autant de choix politiques qui tendaient, peut-être même sans le savoir, à perpétuer de vieilles coupures. Celle qui prétendait compartimenter les savoirs en domaines de spécialisation ; celle qui voulait trancher dans la mollesse des sciences « dures » ; celle qui s’attachait à établir des frontières étanches entre la recherche, la création et l’action.

Souvenez-vous, on appelait « objectivité scientifique » l’incapacité à assumer une position située, et « aire culturelle », la projection d’ensembles artificiellement homogènes sur des pratiques fluides, mouvantes, changeantes. On pensait le « campus » comme un hors-sol à partir duquel on cherchait ensuite désespérément à établir des ponts avec la société civile, comme s’il n’y avait pas toujours maillage, tissage, passages – « extension », dirait-on au Brésil.

Heureusement, ces temps sont révolus. Désormais, nous envisageons l’acte d’enseigner comme un geste de transformation réciproque, une chance d’aider à advenir, en nous et tout autour, des formes de vie encore indéterminées. Nous pratiquons la recherche comme une création, où chaque question invente un dispositif inédit et rouvre l’horizon. Comment avons-nous fait ? C’était si simple…

Pourtant, nous n’avons pas remporté la lutte contre l’aberrante loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), ni pris le pouvoir dans les instances décisionnaires. Et non, il ne s’agit pas d’un rêve ni d’une anticipation d’un lointain après. Au contraire : c’est maintenant, tout de suite. Cela se produit à chaque instant où nous choisissons de prendre au sérieux la tâche d’une « pensée accrochant la pensée et tirant » jusqu’au fond de l’inconnu, s’il le faut, « pour trouver du nouveau » ; toutes les fois que nous entrons dans une salle de classe en faisant le pari de l’activer, comme on réveillerait une cellule dormante des possibles ; ici même, en écrivant un texte qui ne prétend pas savoir, ni convaincre, mais seulement m’outiller moi-même pour ne pas baisser les bras avant de vous avoir rencontrées, vous qui cherchez aussi à constituer ce « nous » qui n’existe pas encore, mais qui est en voie d’émergence et qui dira : « Nous voilà, nous les universiTerres. Nous habitons l’UniverCité comme s’il s’agissait déjà d’un espace-temps indiscipliné, un organe animé d’une perpétuelle recherche-action-création. Et rien ne pourra nous arrêter… »

[voir Apprentissage à distance, Étudiantes, Littérature]