Entre les listes mail, les tribunes sur les journaux et les discours institutionnels, ces derniers temps, je n’entends parler que des « leçons à tirer » de l’épidémie du Covid 19. Même le Président semble s’y plier. Il avoue à mi-voix quelques lacunes et se déclare prêt à quitter la chaire magistrale pour regagner les rangs des apprentis.
Nous voici au « degré zéro » de l’apprentissage, à un empirisme tâtonnant qui brise les chaînes de certitudes et de convictions qui nous reliaient – tout en nous retenant. Je suis tentée de généraliser ce que l’historienne des sciences Lorraine Daston a affirmé à propos du travail de la communauté scientifique1. Aujourd’hui où ne suffit plus ce qu’on a appris dans les institutions préétablies, où le réel s’en éloigne, les domaines de la recherche et de l’étude semblent s’étendre et déborder (encore une fois) des périmètres officiels, pour être restitués à leur dimension plus largement « politique ».
Le statu quo n’est pas évident ni inexorable. Nous pouvons le remettre en discussion et en étudier les alternatives. A-t-on besoin de prisons ? Faut-il abandonner les immeubles aux lois de la rente immobilière lorsque des gens sont à la rue ? Toutes les liaisons aériennes sont-elles vraiment nécessaires ? En quoi le boulot que je fais est utile à mon existence, et à celle d’autrui ? Le bouleversement du coronavirus pose les vrais problèmes : ceux qui n’ont pas une réponse prédéterminée. Le virus nous incite à étudier (ensemble)2.
J’aime penser que cette interruption de notre fonctionnement collectif représente une mise à l’étude généralisée et indirecte, dont le but devrait être moins d’atteindre rapidement un « après » qui ressemble à l’avant, que d’expérimenter et défendre des modes différents de vie – à la hauteur du problème écologique qui nous surplombe. C’est l’« apprentissage à distance » – à distance forcée de notre routine automatique et de ses valeurs habituelles – que je préfère.
En même temps, il y a également un apprentissage à distance moins métaphorique et plus littéral qui est aujourd’hui largement discuté. « Ma classe à la maison », « Nation apprenante », « Continuité pédagogique » : ce ne sont que quelques-unes des formules concoctées par le ministère de l’Éducation nationale et le CNED pour désigner les changements soudains de la formation scolaire. Derrière ces formules, on retrouve plus concrètement des enseignants et des enseignantes occupées à enregistrer des vidéo-leçons et à chatter avec leurs élèves, des parents transformés en aide permanente aux devoirs, des jeunes cloués aux écrans toute la journée.
Cette mutation plus ou moins temporaire des milieux et des relations d’apprentissage ne constitue pas une improvisation inédite : comme dans le cas de l’état d’urgence sanitaire, qui recycle et poursuit certains dispositifs de réaction aux attentats terroristes, c’est plutôt une réponse qui prolonge et accélère de nombreuses tendances déjà présentes auparavant – en les amenant peut-être à un point de non-retour. En voici quelques-unes.
Une première tendance structurant les contingences scolaires actuelles est celle de la privatisation. Même si le contexte français reste pour l’instant à l’écart des macro-politiques (préoccupantes) de libéralisation marchande de l’éducation, qui caractérisent par exemple le monde anglophone, il n’est pas à l’abri – il l’est de moins en moins – de la tentation de ces modèles, qui devient flagrante au niveau de la formation universitaire.
Toutefois, je pense surtout à la micro-privatisation du déplacement des outils, des temps et des espaces de l’apprentissage d’un contexte public et – autant que possible – égalitaire vers un contexte privé et fatalement inique. Chaque élève dans cette période aura appris et étudié en fonction des conditions privées disparates dont il ou elle disposait dans le cadre familial : accès à un ordinateur et à une bonne connexion, possibilité d’avoir un espace tranquille chez soi pour travailler, disponibilité d’accompagnement par un adulte, ou encore capacité économique des parents à payer des cours particuliers pour étayer leur reprise de leurs enfants.
Cette privatisation s’accompagne d’une certaine tendance à l’individualisation de l’apprentissage où on pense moins l’étude comme une activité commune et collective que comme un parcours personnel – en quête de réussite dans un milieu compétitif qui se mesurera essentiellement en termes monétaires3. L’élève solitaire du confinement incarne d’une manière extrême et littérale cette destinée de séparation de la communauté d’apprentissage (de la classe maternelle au séminaire doctoral, vers l’ensemble social plus large), communauté dont la rencontre et la mixité sont un facteur aussi important dans ledit apprentissage que les notions transmises.
À cette trame, j’ajouterais le fil de la mass-médiatisation des relations pédagogiques. Nous pouvons concevoir ces dernières comme des milieux de médiation et d’attention – en ce sens, toute école (primaire comme universitaire) constitue un média. Loin des vertus horizontales du numérique, le fonctionnement de l’école à distance renvoie dans la plupart des cas au fonctionnement verticalisé et centralisé du mass-média : un foyer émetteur d’un discours (le prof) et de multiples récepteurs plutôt passifs (son audience d’élèves), avec peu d’espace de feedback. L’opposé d’une situation médiatique est une situation dialogique et d’attention conjointe, qui trouve ses conditions idéales de déploiement dans une rencontre présentielle d’un groupe à taille conviviale. Une telle condition – de correspondance à plusieurs qui invente et ajuste son savoir chemin faisant – est exactement ce qui tend à faire défaut là où s’impose l’enseignement à distance, dont le MOOC reste le modèle. Le MOOC en tant que mass-média à la demande représente parfaitement la déclinaison pédagogique de la logique de la masse d’individus connectés-mais-désynchronisés qui domine nos sociétés numériques et la distribution par plateforme.
Cela mène droit à une autre ligne de développement et à ses impasses, celle de la numérisation – entamée depuis plusieurs années par le seul et aveugle équipement technologique des établissements. Si celle-ci rime avec « mass-médiatisation », c’est d’abord qu’elle fait appel aux services de grandes infrastructures privées et marchandes du monde du digital, comme Google ou Microsoft4. De surcroît, l’adaptation de l’apprentissage aux outils informatiques dans le cadre actuel concerne également la tendance problématique à le réduire à des informations à transmettre et absorber, à défaut de pouvoir mettre l’accent sur une enquête ouverte, incarnée et attentive, dirigée vers un savoir pertinent et critique5.
En réalité, la numérisation du travail d’enseignement n’est que l’énième fausse dématérialisation des activités humaines et de leur intelligence : les contenus désincarnés n’ont pas de véritable sens ni d’intelligibilité sans la médiation d’une relation contextuelle. Ce qui explique (en partie) la quantité de décrochages d’étudiantes ayant égaré la signification de leur travail après avoir été privées de leur milieu d’apprentissage, ou la nécessité pour les plus jeunes d’une parente qui devienne le ré-médiateur du savoir informationnel transmis.
Chacune de ces tendances semble orienter de manière indésirable l’évolution des modes et des milieux d’apprentissage. La ministre de l’enseignement supérieur a d’ores et déjà annoncé la volonté de renouveler à la rentrée de septembre 2020 l’option du cours en ligne pour les enseignements magistraux ! Sous prétexte des conditions sanitaires, nous assistons à une opération d’économie dont le but est de pallier le manque d’enseignantes-chercheures face à l’explosion des étudiantes, dénoncé (une énième fois) par la mobilisation contre la LPPR (Projet de loi de la programmation pluriannuelle de la recherche).
Heureusement d’autres pistes plus désirables ont également émergé : la remise en discussion des évaluations et du prestige des examens ; la nécessité de mettre en place des programmes d’éducation aux média numériques avant de se laisser programmer par la soi-disant éducation à travers les média numériques ; l’importance de la relation collective comme milieu d’élaboration d’un savoir partagé et dialogique ; la mise en place d’un revenu étudiant (dans l’attente d’un revenu universel pour toutes et tous) ; la reconnaissance d’une certaine souplesse et hétérogénéité des rythmes et des désirs de ceux et celles qui étudient ; la nécessité de se servir ainsi que d’alimenter des logiciels et des plateformes libres, publiques et sécurisées.
[voir Étudiantes, Non-essentiel, Télétravail]
1 Voir Lorraine Daston, « Covid 19 ou le degré zéro de l’empirisme », AOC, 29 avril 2020.
2 Voir Erin Manning, Le Geste mineur, Dijon, Les Presses du réel, 2019.
3 Voir « Pour un autre avenir des universités », Multitudes, no 79, 2020.
4 Un témoignage critique de ces impasses a été fourni par le collectif d’enseignants bolognais Rete Bessa, « Brodo di DAD. Appunti per non farsi bollire a scuola durante e dopo l’emergenza coronavirus » sur le blog Giap – Wu Ming Foundation (20 avril 2020).
5 Voir Tim Ingold, L’anthropologie comme éducation, Rennes, PUR, 2018.
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