80. Multitudes 80. Automne 2020
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Littérature (en confinement)

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Étrange situation de la littérature durant les semaines de confinement… Son économie s’écroule, les éditeurs sont invités à déstocker en annulant des parutions, les librairies crient famine, certains auteurs implorent l’aide de l’État, etc. Et pourtant la littérature, comme forme de vie et de pensée, n’a jamais été autant à son aise : dans sa fonction même de nous permettre l’évasion dans le repli, la communication in absentia, le désir dans son fantasme, l’expérience dans la retraite, le voyage lointain dans le coin d’une chambre et la relation humaine par la pure imagination, la littérature triomphe dans l’isolement.

Appelant à une vie de retraite sous l’invocation de saint Jérôme, caressant des formes d’existences intenses, mais austères, promouvant les vertus passives, invitant à la relecture plus qu’à la nouveauté, à la mémoire plutôt qu’à la vie, la littérature se vit dans une économie frugale, ascétique, et promeut un écosystème résilient et simplifié où quelques vieux classiques suffiraient à notre satisfaction. « Pour moi, je ne me sens vivre et penser que dans une chambre où tout est la création et le langage de vies profondément différentes de la mienne, d’un goût opposé au mien, où je ne retrouve rien de ma pensée consciente, où mon imagination s’exalte en se sentant plongée au sein du non-moi », écrivait Proust dans son Sur la lecture : jamais la puissance de dépaysement de la littérature n’avait été autant requise.

Non seulement les vieilles fonctions de la lecture et de l’écriture sont promues comme des viatiques et des formes de consolation, mais la littérature s’adapte à la pandémie du Covid 19 en inventant instantanément le genre du « journal de confinement » ou en proposant des formes alternatives de deuil (voir l’initiative belge Fleurs de funérailles – Gedichtenkrans). Loin d’être un idéal et une abstraction figée, la littérature se dévoile comme une énergie culturelle capable de transformations inédites – même si bien des journaux de confinement écrits pendant cette période ont déjà pris à l’automne un gros coup de vieux. La littérature démontre par ailleurs sa capacité rassurante à donner de la profondeur au temps en proposant des récits d’épidémies passées à valeur heuristique. Ainsi fait-elle instantanément de La Peste de Camus un best-seller, conduisant à d’innombrables enquêtes sur des confinements passés, du Décaméron de Boccace à Shakespeare écrivant Le Marchand de Venise. Sans oublier son rôle, du début à la fin de cette année 2020, pour éclairer les formes éternellement émergentes de contrôle social par ses dystopies, des vieux classiques comme 1984 de George Orwell aux plus récents comme Furtifs d’Alain Damasio – livre qui cultive aussi une part d’utopie. Pendant que de fausses citations de Samuel Pepys ou de Mme de Sévigné sur l’épidémie actuelle passionnent le web, c’est bien la puissance cognitive et politique de la fiction qui triomphe. Loin d’être un divertissement ou un simple substitut de dernier recours à l’existence IRL, la littérature permet aux hommes et aux sociétés de donner de l’épaisseur à leur présent et de chercher à avoir prise sur les scénarios de leur futur.

L’idée d’une littérature dotée d’un pouvoir, voire d’une fonction, s’impose donc contre l’idéal esthétique d’inutilité, tandis que s’accentuent les tendances lourdes qui reconfigurent peu à peu son visage contemporain : le poids de l’écriture active par rapport à la simple lecture passive – un sondage ayant indiqué que près de 10 % des Français avaient été tentés de se lancer dans l’écriture d’un livre durant le confinement ; le rôle de l’intime, de la vie ordinaire dans les récits ; l’omniprésence des questions politiques, les écritures confinées étant l’objet de polémiques virulentes à l’instant même ou presque de leur naissance ; l’importance de sa présentation voire de sa manipulation dans les réseaux sociaux, à travers d’innombrables pratiques citationnelles et transformationnelles de jeux et d’exposition, etc. Sous ce regard, les deux périodes de confinement et de « déconfinement » il est vrai très progressif et qui pourrait durer jusque fin 2021 (ou plus ?) confirment la dissolution des frontières entre les livres et les médias qui les supportent, les écritures autorisées ou non autorisées…

Tandis que l’imagination s’emballe face à des situations vitales inédites, que les possibilités d’action se réduisent, et que les intellectuels font feu de tout bois pour avancer des vita nova potentielles, la littérature semble dès lors bien plus que la simple « leçon des épidémies du passé », pour reprendre une formule à Orhan Pamuk. Alors que se suspend le vieil écosystème du livre-papier et que les idéaux de pureté se dissolvent face à notre appétit de sens, l’écriture se démocratise, la fiction étend son empire, le modèle fermé du texte cède place aux flux, et des dispositifs littéraires nouveaux fécondent nos vies numériques désocialisées, mais interconnectées. Voilà bien le paradoxe du confinement, mais aussi du « déconfinement », il est vrai partiel, des belles-lettres : tout en servant nos rêves nouveaux d’autonomie, la littérature devient elle-même plus que jamais sociale, active, virale surtout, et parfaitement hétéronome.

[voir Cosmocide, Indiscipline, Sortir]