Majeure 49. Transmigrants

Dimensions transnationales et culturelles des migrations turques en Europe

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L’une des dimensions principales de l’immigration turque en Europe[1] – la France n’échappe pas à la règle – est sans aucun doute sa capacité à construire des réseaux de nature et de caractéristiques fort variées sur un terrain particulièrement vaste, qui construisent et desservent un vaste champ migratoire, par définition transnational. Pour appréhender ces réseaux, il est nécessaire d’allier l’étude des faits sociaux, de la parenté aux structures religieuses et politiques et économiques, à celle des réseaux d’entreprises de transport et communication tournés vers la desserte du champ migratoire.

Constitution du champ migratoire

La migration internationale de travail originaire de Turquie est un phénomène récent qui ne date guère que de la fin des années 1950 et surtout de la signature en 1961 avec l’Allemagne d’un premier accord bilatéral. Très vite cependant, cette émigration va se développer vers l’ensemble de l’Europe industrialisée pour ensuite, dès 1972-1974, aborder les pays arabes producteurs de pétrole et plus tard, avec la perestroïka, ceux issus de la dislocation de l’Union Soviétique. Depuis 1989-1990, l’émigration turque est présente aussi bien dans les Balkans qu’en Israël, au Pakistan qu’au Japon, en Afrique ou en Océanie.

Trois grandes phases de développement de ce courant migratoire se conjuguent donc. De 1961 à 1973, lors du premier choc pétrolier, c’est une migration internationale de travail des plus classiques. De 1974 à 1989, quand s’ouvrent les pays de l’Est à l’immigration turque, des regroupements familiaux en Europe coexistent avec une migration d’hommes seuls sur les chantiers de travaux publics des pays arabes producteurs de pétrole, ou commerçante. Après 1989, vers les Balkans ou l’URSS en profonde mutation, les modalités sont proches de celles des pays arabes.

Ces grandes phases sont, à y regarder de plus près, plus complexes comme le rappelle Nermin Abadan-Unat[2]. Dès 1974-75, la suspension des recrutements des travailleurs immigrés en France est relayée par la venue des épouses et des enfants (regroupement familial) qui, aujourd’hui encore par le jeu des mariages préférentiels, de « la tradition revisitée » comme disent les sociologues, amène les populations turques à se ressourcer jusqu’à la seconde, voire la troisième génération. L’évolution politique interne de la Turquie, avec trois coups d’état entre 1960 et 1980, mais aussi l’insécurité chronique due à l’affrontement de 1984 à 2001 entre forces armées et indépendantistes du PKK, est également un motif d’émigration.

La conséquence majeure de ces mouvements est l’apparition d’un vaste champ migratoire, étendu de la Suède au Maroc, du Canada à l’Australie et au Japon. Entre ces divers compartiments, la Turquie reste non seulement territoire d’origine, avec lequel les relations restent denses – la circulation migratoire selon la définition de Migrinter – mais bien référence symbolique, pivot central aussi bien social et familial que politique et économique[3].

Un peu à l’image d’un champ magnétique, on peut définir le champ migratoire comme l’ensemble des terrains pratiqués entre deux polarités (origine / accueil – résidence) par les migrants originaires d’une région quelconque du globe. Au pays d’origine se trouve lié le(s) pays d’accueil et de résidence par une multiplicité de relations sociales, économiques et financières, politiques et religieuses actives. Dès lors que ces relations se raréfient, se tarissent, le champ migratoire disparaît. Dans la construction d’une diaspora, le pays d’origine joue un rôle central dans l’organisation du champ. Dans le cas turc, s’il y a bien dispersion sur plusieurs continents de populations originaires de Turquie depuis les années 1950, il reste à notre avis difficile de parler de diaspora quand bien même plusieurs segments de populations originaires de Turquie et de nationalité turque, Arméniens, Israélites, Assyro-Chaldéens, sont parties prenantes de diasporas historiques ou commencent à en former (Kurdes). Le champ migratoire turc s’organise autour de pôles de regroupement de la migration en fonction du marché européen du travail des années 1960-1975 et de pôles d’organisation et de distribution de la migration, avec Ankara, la capitale et Istanbul, à la fois pôle économique et principale porte de Turquie.

Les migrants sont partis de Turquie pour s’installer dans de nombreux pays, parfois de façon précaire lorsqu’il s’agit d’hommes seuls sur des chantiers de travaux publics (Libye, Arabie Saoudite, Yémen, Russie, Pakistan…). Après un premier départ pour trouver un emploi à l’étranger, et quelques mobilités internes aux régions d’immigration, s’est instaurée une multiplicité de relations allant de l’informel (appels téléphoniques par exemple) au très matériel (la noria de camions turcs desservant les importateurs installés en Europe, les liaisons aériennes). Courrier, mandats, téléphone, voyages, commerce, télédiffusion satellitaire, sont autant de liens entre pays d’origine et pays de résidence. Aujourd’hui, environ 21 millions de ressortissants turcs passent la frontière (pour plus de 30 millions de touristes étrangers), pour une grande partie des émigrés résidant dans les pays du champ migratoire[4]. C’est cet ensemble dense de relations que nous définissons comme circulation migratoire, suivant en cela Gildas Simon[5]. Les motifs de déplacement sont divers : migration de travail proprement dite, familles rejoignantes, vacances et tourisme, événements familiaux, commerce et affaires, service militaire, mutations de fonctionnaires nommés dans les pays du champ migratoire, et évidemment transporteurs assurant la liaison entre Turquie et reste du monde. Couvrant l’Europe occidentale et d’autres zones de plus en plus larges avec des migrants souvent apparentés, car originaires des mêmes régions et des mêmes groupes sociaux, les membres d’une même famille étant souvent dispersés entre la migration interne et plusieurs pays d’immigration, l’Allemagne restant la référence obligée (plus de 2 300 000 turcs ont créé environ 80 000 entreprises et 400 000 emplois), le champ migratoire turc est de facto un espace transnational.

Cette transnationalité est à la fois économique (entreprises turques installées en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, exportant vers les autres pays du champ, entreprises turques jouant la carte de la présence émigrée à l’étranger), religieuse (à la fois par l’influence d’Ankara et de la Direction des Affaires Religieuses et par l’ensemble des confréries – tarikat – et groupements installés en Allemagne, Cologne en particulier, rayonnant sur l’Europe) et politique (sections européennes des partis turcs, mouvements kurdes comme le PKK). Elle est aussi familiale, lignagère, confessionnelle, ethnique, à l’occasion de mariages, cérémonies religieuses, décès, rassemblements en Turquie de familles dispersées…).

La typologie des espaces de migration et de circulation

Entre pays d’origine et pays de résidence, s’intercalent des espaces de transit qui, pour certains, deviennent à leur tour espaces d’installation et fonctionnent comme fronts pionniers. Pendant longtemps, les Balkans socialistes – comme l’Espagne franquiste pour les Marocains – ont représenté une sorte de no man’s land, hostile et parfois dangereux, où il ne fallait pas s’attarder. La route des Balkans pour les Turcs est entre 1961 et la guerre de Yougoslavie une épreuve, faite d’incidents, de haine rentrée, de vexations, d’accidents meurtriers, un passage obligé ou un relais mal commode pour les candidats réfugiés ou les clandestins. Avec les suites locales de la perestroïka[6], c’est la guerre civile qui s’installe. Mais contrairement à ce que pensaient quelques journalistes allemands, le cordon ombilical – la circulation migratoire – n’est pas coupé, les flux se détournent par le sud (l’Adriatique) et par le nord (Roumanie, Hongrie) ou changent de mode de transport : l’avion et le car-ferry plutôt que l’autocar et le train ou la voiture. Là où il n’y a pas conflit ouvert, la perestroïka est au contraire synonyme d’ouverture : Pologne, République Tchèque, Slovaquie, Hongrie, Allemagne orientale, Moldavie, mais plus encore Russie, Bulgarie, Roumanie, Asie Centrale… et par contrecoup Finlande ou Norvège s’ouvrent à l’immigration turque. Il est donc possible de proposer une typologie d’espaces différenciés, alliant espaces de départ et espaces d’arrivée, Turquie et régions pourvoyeuses d’emplois industriels.

L’épine dorsale de cet espace d’immigration est la mégalopole européenne, entre Londres et Milan, lato sensu le bassin rhénan inférieur et moyen, avec tous les autres sites industriels. Les capitales économiques, îlots de concentration industrielle, ont notamment attiré des travailleurs turcs par dizaines de milliers.

Une première extension du champ migratoire (France de l’Ouest et du Sud, Norvège, Danemark, Islande, Liechtenstein) forme un premier cercle de diffusion de l’immigration turque. Une seconde extension, beaucoup plus récente, est partie à partir de ces foyers initiaux : Allemagne orientale, Aquitaine et midi toulousain, mais aussi, à partir de l’Australie, la Nouvelle Zélande ! Puis des pays de transit qui deviennent à leur tour pays d’immigration, comme l’Italie du Nord avec l’implantation de sociétés de transport international, puis l’Italie du sud avec la fixation de petites colonies kurdes débarquées des bateaux clandestins sur la côte adriatique ou les Balkans et l’Europe orientale. Et encore des pays de chantiers du bâtiment et des travaux publics, où les hommes migrent seuls, dans le cadre de contrats liés à la présence d’entreprises turques ou ayant l’habitude de travailler avec des Turcs (Pays arabes producteurs de pétrole, Russie et pays issus de l’Union Soviétique, Pakistan), avec aussi des extensions ultérieures : Aruba, Jordanie, Israël[7]. Enfin des pays d’immigration transocéanique : l’Australie dès les années 1960, mais aussi les États-Unis, le Canada ou la République Sud-Africaine.

Cette typologie est cependant approximative car, hormis quelques lignes dans les statistiques, très peu d’information existe sur certaines destinations (Israël, Liban, Jordanie, par exemple) où la migration peut être plus « spontanée », en dehors de toute intervention de l’État. Ainsi pour Israël, il s’agit de migrations de travailleurs du BTP mais aussi de citoyens turcs de confession israélite – une forme d’aliya –, et nous n’avons pas de données précises à ce sujet.

Transposition de la société anatolienne en milieu étranger

Avant d’être immigré, on est d’abord migrant, situation provisoire, et émigré. L’intéressé reste de facto tout cela à la fois et l’on a trop tendance à oublier que cette personne est née bien avant l’obtention d’une carte de séjour et / ou de travail ou avant sa naturalisation, tout comme on oublie qu’il s’agit rarement d’un individu seul. L’administration turque, comme la française dans la même situation, préfère parler de travailleurs, de concitoyens expatriés. Or un immigré turc se définit par ses origines familiales, ethniques, confessionnelles, géographiques ; c’est bien le sens de la question que se posent généralement deux Turcs se rencontrant par hasard à l’étranger : nerelisin ?, nerelisiniz ? (d’où es-tu [êtes-vous] originaire ?, de l’intérieur [de Turquie], de l’extérieur [de l’émigration] ?).
Très vite apparaît la dimension collective de l’émigration turque, parfois encouragée accidentellement par des procédures administratives comme des contrats nominatifs de l’ONI en France, contingentements pour les coopératives de développement rural ou les régions de catastrophes naturelles en Turquie. L’immigré lambda venu par hasard dans une entreprise fait venir son frère, son cousin, son oncle qui à son tour… Tous regroupent leurs familles après 1974 pour, à la seconde génération, assez systématiquement marier leurs enfants dans le groupe d’origine. Une filière migratoire est née.

La notion de filière migratoire dans les migrations internationales

Durant les années 1970, des travaux dans des disciplines variées autour du démographe Daniel Courgeau et de l’économiste G. Tapinos, émerge une réflexion sur la structuration de l’espace des migrations internes ou internationales[8]. Dans la structuration des champs, apparaît vite une dimension humaine que les économistes ne privilégiaient pas, celle des solidarités fortes de populations issues du monde rural, basées sur des appartenances, des identités constitutives d’une vie sociale étrangère aux impératifs économiques de la migration internationale de travail, tout au moins étrangère aux normes du pays d’accueil[9]. La filière, telle que la définit Gildas Simon ci-dessous, est une réalité que l’on connaît souvent, mais à laquelle on ne prête guère attention avant les années 1980, au moment où les économies occidentales recruteuses de cette main-d’œuvre s’installent vraiment dans la crise. « La filière migratoire repose sur la solidarité agissante qui unit les membres d’un même groupe fondé sur les liens du sang et de la parenté, du voisinage, de l’ethnie et de la religion. Les devoirs de la solidarité, de l’échange et de la réciprocité fondent pour les membres du même groupe des exigences qui trouvent leur application dans la migration internationale. Chercher un emploi à l’étranger, trouver un hébergement, emprunter pour les frais de voyage et de la période d’installation, se procurer parfois illégalement les documents officiels sont quelques-uns des points où la solidarité collective, indispensable pour la réussite éventuelle de l’installation à l’étranger, trouve à s’exercer[10].» Si la notion de filière migratoire est attestée en migration interne, la distinction avec la migration internationale n’est pas forcément pertinente ; le phénomène est en réalité classique dans les deux types de migration et ce depuis bien longtemps. Ce qui peut être mis en avant en France déborde bien ce cadre national (Duroux, pour l’Espagne à propos d’une migration originaire de France) et peut tout autant s’appliquer à d’autres espaces[11].

Antagonismes politiques et comportements communs

Les migrants turcs, en mouvement interne comme international, s’auto désignent comme gurbetçi (faisant profession de nostalgie). Définie souvent comme ville-monde, Istanbul en particulier draine ces migrants depuis des siècles. Lorsque les Turcs basculent dans l’aventure de la migration internationale, entre 1957, date des premières délégations expérimentales en Allemagne et l’accord germano-turc de 1961 sur le recrutement de travailleurs turcs, on ne se rend pas compte en Europe que cette population turque dispose de ce que l’on peut appeler une culture de la mobilité. Celle-ci dérive de la multiplicité des flux migratoires que connaissent aussi bien l’Empire que la République, relayés par l’historiographie officielle comme par les histoires de vie familiales. Presque chacun en Turquie est « venu d’ailleurs » : Asie centrale, Caucase, Balkans, Crimée…, descendants de nomades et migrants internes pour les motifs les plus divers, de l’économique au politique, déporté seul ou en collectivité, rapatrié, réfugié… Les lignages se réfèrent souvent au fondateur de la parenté, du quartier, du village « venu d’ailleurs », ce qui permet aussi une valorisation de type religieux se référant à l’Hégire du Prophète Muhammad[12]!

Gökalp comme Kastoryano, dès les premiers travaux publiés en France, insistent sur deux notions primordiales dans le fonctionnement de la migration turque à l’étranger, reprises de la sociologie rurale et néocitadine turque : la même origine géographique) et la parentèle, le lignage[13]. Les travaux de Martine Hovanessian portant sur le lien communautaire et les territoires des Arméniens montrent des analogies fortes, liées à l’origine géographique et à l’origine familiale-lignagère, grande famille patriarcale[14]. Au-delà des circonstances particulières des diasporas arménienne, assyro-chaldéenne ou pontique, c’est la dimension collective de la migration, la recherche de solidarités actives qui s’impose[15].

Si pour les Arméniens, Yerkir désigne le territoire ancestral et Mayr Hayastan (Mère Arménie, mère patrie) le territoire d’origine historique devenu mythique parce qu’occupé par les Turcs, pour ces derniers existent des notions du même ordre bien que dans un tout autre contexte. Yurt, le territoire d’origine localisé, mais souvent tout aussi mythique car situé en dehors de la Turquie actuelle, et une mère patrie Anayurt qui peut être « père-patrie » Atayurt (le père-patrie) permettent de jouer sur des espaces symboliques qui vont de l’Asie centrale – réelle pour une minorité d’immigration récente d’origines kazakhe, ouïgoure, parfois tatare, ou mythique pour la grande majorité – à Istanbul et l’Anatolie pour la majorité, en passant par tous les territoires d’origine des immigrés-rapatriés, autochtones islamisés, puis turquisés[16].

De nombreux travaux sur la population kurde mettent aussi l’accent sur la dimension collective des structurations de la mobilité, même si le cadre est a priori tout autre[17]. Que l’on soit obligé de migrer ou au moins d’être mobile pour des raisons économiques (exode rural, migration saisonnière, semi-nomadisme, nomadisme…) ou politiques (déportations, migrations forcées, demande d’asile…), et alors que les deux catégories semblent souvent inextricablement imbriquées, le résultat est le même. La migration est d’abord une aventure collective, les membres de la communauté ne sont pas considérés, ne se considèrent d’ailleurs pas, comme des individus, mais bien comme les membres d’une communauté définie par son appartenance ethno-religieuse, confessionnelle, linguistique…, parfois le tout ensemble !

Ce phénomène de filière n’est finalement pas si différent de ce que connaissent les villes du Moyen-Orient en général et de Turquie en particulier, où chaque quartier peut – mais ce n’est pas une règle intangible – avoir sa personnalité linguistique, ethnique, confessionnelle, propre. À Istanbul ou Ankara, chacun sait que tel quartier est plutôt celui des Albanais ou des Bosniaques, des Sivas’lı ou des Yozgat’lı, des Juifs, des Arméniens ou des Alévis… Mais en est-il autrement à Beyrouth ou Jérusalem, à Kaboul ou Téhéran ? Immigrés récents ou migrants internes, les néocitadins ont généralement tendance à se regrouper par affinités selon des modalités malgré tout fort complexes.

Toutes ces cités et métropoles du Moyen-Orient fonctionnent sur un même modèle d’agglomération de populations d’origines linguistiques, ethniques, confessionnelles diverses. Le jeu des filières migratoires, des « originaires de… » y est partout hautement complexe, se traduit dans la vie politique et le sentiment d’appartenance par les jeux de clientélisme traditionnel dérivant vers la lutte entre factions lors de crises politiques[18]. Ce qui importe pour notre objet n’est pas tant la recomposition de ces filières, phénomène éminemment traditionnel, mais leur adaptation dans un milieu totalement étranger où priment les règles du marché du logement, les niveaux de revenus, l’appartenance à des classes sociales plus qu’à des critères ethniques ou confessionnels.

Implantation en Europe des organisations politiques de droite et religieuses

Dès les années 1970, alors même que le recrutement des travailleurs turcs était suspendu par les pays d’immigration, de premières organisations religieuses, déjà passablement politisées, s’investirent en Allemagne. L’État turc réagit assez tardivement en implantant aussi, en Allemagne d’abord puis dans une grande partie de l’Europe, le DITIB, une émanation de la Direction des Affaires Religieuses auprès du Premier Ministre. L’Europe est à la fois espace de liberté nouvelle pour la propagation d’un islam turc indépendant des contraintes kémalistes et, pour certains, un sanctuaire servant de base de repli et de reconquête de la Turquie. Atacan parle de migration sacrée pour qualifier la position du groupe kaplancı[19]. L’islam turc en Europe est, selon la définition de Dassetto et Bastenier, un « islam transplanté » en terre d’immigration et oppositionnel à l’islam institutionnalisé, laïcisé, de la république de Turquie[20].

Et il n’y a pas que la dimension religieuse qui soit transplantée, l’aspect politique interpelle tous les observateurs de l’immigration turque en Europe, aussi bien à droite qu’à gauche. Si les partisans de l’imam sunnite Cemalettin Kaplan réfugié en Allemagne et grand admirateur de Ruh’ullah Khomeïni à qui il finit par ressembler physiquement, n’ont pas de liens évidents avec un parti politique turc, l’IGMT (Islamische Gemeinschaft Millî Görüs) était clairement supporter des partis successifs de Necmettin Erbakan et aujourd’hui de l’AKP au pouvoir.

Plus discrètes, des confréries plus traditionnelles et des groupes politiques d’inspiration islamique s’implantent en milieu immigré, sans d’ailleurs toujours se faire remarquer par les autorités locales qui ne voient pas de différences fondamentales parmi les pratiquants des nombreux lieux de culte souvent bricolés qui se créent dans toute l’Europe.

Les contre-pouvoirs viennent en fait de Turquie, soit par l’intermédiaire des Ambassades et des Consulats qui organisent à partir de 1984 le réseau DITIB – en France, seulement en 2001 ! –, soit par la gauche révolutionnaire ou les Alévis, très présents eux aussi en émigration et choqués de voir les réseaux sunnites se constituer en Europe dans l’indifférence générale, en marge de tout débat sur l’intégration de l’islam dans les sociétés européennes.

L’Europe, base de repli des organisations de gauche et de la revendication kurde

L’Europe est évidemment également le refuge des mouvements de gauche fort nombreux en Turquie depuis les années 1960. Les coups d’état successifs viennent renforcer ce qui peut déjà apparaître comme une tradition ottomane, lorsque opposants et intellectuels font un séjour parfois forcé à Paris, Londres, Berlin ou Vienne. Le personnage du déporté et du réfugié politique est un classique des productions littéraires et cinématographiques turques[21]. Mais pour la période récente, les coups d’état de 1960 et 1970 n’ont guère eu d’échos en matière migratoire avant tout parce que l’Europe vit le plein emploi. Les réfugiés se fondent parmi les travailleurs et ne demandent d’ailleurs généralement pas le statut de réfugié. Mais ils vont animer associations et syndicats avec un bagage culturel bien supérieur à celui des travailleurs ruraux. La visibilité est restée pendant longtemps du côté de ces militants, parfois universitaires, kurdes, turcs, alévis, socialistes et communistes. Ils s’intercalent entre les sociétés des pays d’accueil et la masse des travailleurs ruraux – qu’ils entendent d’ailleurs conscientiser et former – et entrent dans les dispositifs d’intégration, en France comme en Allemagne, en Belgique ou aux Pays-Bas. Le coup d’état de septembre 1980 ne passe par contre pas inaperçu, principalement en raison du contexte économique global : des dizaines de milliers de solliciteurs d’asile posent problème dès lors que le chômage règne sur les sociétés européennes. Parallèlement, la cause kurde, avec l’affirmation progressive du PKK et de son leader Abdullah Öcalan, gagne en force et en visibilité. Parallèlement aussi, émergent des mouvements de droite, religieux ou ultra-nationalistes un moment réprimés par l’armée, les « idéalistes » connus en français sous l’appellation de Loups Gris se sont abrités en Europe. C’est alors que la visibilité commence à se déplacer de gauche à droite…

Durant la guerre froide, la Turquie est un enjeu de premier ordre dont les migrants, internes comme internationaux, de ruraux qu’ils étaient, basculent vers la classe ouvrière, le prolétariat, en peuplant de gecekondus [22] les villes turques et les cités ouvrières des métropoles européennes. Les militants de gauche, repoussés par la Turquie, trouvent en Europe des libertés d’expression et de mouvement bien plus favorables, toutes proportions gardées.

La diversité des organisations de droite et d’extrême droite, comme de gauche et d’extrême gauche, devient proprement caricaturale parmi les mouvements se réclamant de la mouvance kurde. Christiane More décomptait déjà une quarantaine de partis, mouvements, groupements politiques kurdes sur l’ensemble des quatre pays d’origine (Turquie, Iran, Irak, Syrie) ayant souvent des représentations en Europe. Isabelle Rigoni, citant au moins 75 publications engagées, décrit pour la France et l’Allemagne les deux principales fédérations proches l’une du parti socialiste de Kemal Burkay, l’autre du PKK d’Öcalan, en notant que nombre de ces organisations classées d’extrême gauche en France et en Allemagne sont en grande partie constituées de Kurdes. L’un des principaux clivages passe entre partisans de l’intégration à la république turque ou de l’indépendance, au moins d’une autonomie du Kurdistan (PKK et FEYKA[23]).

Identités « à géométrie variable » et ’Açabiyya

Jorgen Nielsen, l’un des premiers à avoir édité des études sur la présence immigrée musulmane en Europe pour des organismes internationaux (Commission Européenne, Conseil de l’Europe, OCDE…), souligne la « géométrie variable » des identités moyen-orientales amenées à vivre en immigration[24]. Y répondent des travaux sur l’Iran et l’Afghanistan où la notion de qawm / kavym, appartenance collective à plusieurs groupes de natures différentes, montre aussi à quel point les identités sont fluides et dépendent de facteurs nombreux[25]. Viennent en Europe des ressortissants d’une Turquie laïque – bien que de culture musulmane reconnue – qui peuvent se révèler être des militants nationalistes kurdes, des islamistes demandant la disparition de la république turque ou plus simplement des pères de famille qui ne conçoivent pas que leur fille puisse, ne serait ce que sourire, à un mécréant ! Le choc en retour est rude : non seulement, on découvre que certains Turcs ne parlent pas à d’autres Turcs, mettant à mal l’idée de « communauté turque », mais on rencontre en plus des Sunnites et des Alévis, des Turcs et des Kurdes, des Assyro-Chaldéens, des Grecs orthodoxes parlant l’arabe, des Kazakhs et des Tchétchènes !

Les travaux de Bozarslan rappellent qu’une fraction non négligeable du pays turc refuse ce qualificatif et que la Turquie appartient bien au Moyen-Orient, au même titre que le Liban ou l’Irak, étudiés par Seurat ou Dawood, ou l’Iran et l’Afghanistan, passés au crible par Digard et ses collègues[26]. Bozarslan parle ainsi, lui aussi, d’açabiyya kurde et d’identités infra-kurdes[27]. Ce terme arabe, récurrent chez Ibn Khaldoun qui le fixe au XIVe siècle, n’est jamais mis en exergue par les chercheurs travaillant sur l’émigration turque, à la notable exception d’Ural Manço[28]. De fait, l’’açabiyya khaldounienne n’est autre que « l’identité à géométrie variable » dont parlait Nielsen. Selon Ural Manço, pour Ibn Khaldoun (1332-1406), l’’açabiyya est le ciment social qui rend possible « l’union de gens provenant d’une même origine dans le but de se protéger d’attaques externes ou dans une recherche commune de pouvoir et de supériorité ». Il existerait deux ’açabiyyat différentes engendrée par l’unité de sang ou provoquée par le regroupement autour d’une idéologie.

Exception turque, repli communautaire, ou permanence culturelle

Les Turcs ne ressemblent que très peu à l’image donnée par la république d’Atatürk, laïque, occidentale et moderniste, qui a supprimé empire et califat, interdit les vêtements orientaux et la ségrégation entre hommes et femmes dans les lieux publics, et donné le droit de vote aux femmes en 1938. Une partie notoire des migrants reste très traditionaliste, pour ne pas dire conservatrice, les femmes sont fréquemment voilées, les mariages souvent arrangés, l’islam très présent sans toutefois fraterniser avec celui des autres musulmans, en particulier des Maghrébins en France ! Cette image surprend des observateurs habitués au cadre franco-maghrébin[29], les contradictions entre l’attente des Français avec le discours sur l’intégration après 1981 et les réalités anatoliennes sont grandes. Avec la grande étude « Mobilité Géographique et Insertion Sociale » à laquelle participent l’INED et l’INSEE, le constat prend un tour nouveau : Michelle Tribalat parle alors « d’exception turque ». Alors que les constats précédents mettaient la résistance à l’assimilation des Turcs immigrés sur le compte des générations et du temps, cette « résistance à l’intégration » devient « essentielle » : tous les immigrés ont vocation à s’intégrer, à s’assimiler, sauf les Turcs, et ceci au moment où Schengen prend sa vitesse de croisière. Les Turcs sont ainsi stigmatisés, et les Kurdes par contrecoup, dont on se souvient soudain qu’ils sont citoyens turcs[30].

Filière migratoire et résistance à l’intégration

Or la référence au territoire d’origine, Turquie – Anatolie principalement, permet l’émergence de réseaux transnationaux performants : diasporas « archétypes » arménienne, assyro-chaldéenne et juive (vers Israël), diasporas « en construction » kurde, peut-être alévie, diasporas au niveau infra-ethnique comme l’association internationale des originaires de Posof-Eminbey créée en Allemagne avec des délégués en Europe ou encore d’autres également présentes dans plusieurs pays de l’UE. Réseaux de solidarité fondés sur l’origine – les liens du sang – ou les stratégies d’alliance, ayant acquis des positions transnationales avec l’émigration, ces groupes peuvent afficher des solidarités positives ou négatives, selon la position qu’occupe l’observateur : les taip, « clans » tchétchènes, peuvent offrir un terrain efficace pour la résistance à l’oppression, mais aussi révéler l’émergence de groupes mafieux. On parle en Turquie de mafias turque, kurde, laze, tchétchène, albanaise, bosniaque…, pour évoquer des groupes oscillant entre réseaux de solidarité traditionnels et activités illégales ou criminelles. La limite entre légal / illégal, formel / informel n’est pas toujours claire comme le révèle clairement la présence d’artistes connus, d’officiels de la police, de politiciens de divers partis aux obsèques des grands patrons de ces mafias, souvent retransmises par les actualités télévisées turques.

La notion de diaspora rend compte de la recomposition à l’étranger de populations apparentées par l’origine ethnique, confessionnelle ou ethnoconfessionnelle. C’est le cas de diasporas archétypes (Juifs, Arméniens), parfois méconnues (Assyro-Chaldéens) ou dont on dénie parfois le droit de prétendre à se définir comme diaspora. On peut parler de diasporas récentes, en construction (Kurdes, Palestiniens), diasporas situationnelles (Tatars de Russie), ouvrières ou prolétaires (Maghrébins, Turcs). Pour les Turcs il s’agit plutôt de groupes d’appartenance dits « à géométrie variable » difficiles à saisir et à définir, depuis la Yougoslavie multiethnique jusqu’à la Mandchourie, entre Belgrade et le Sud-Est asiatique, parce qu’issus d’empires multiethniques et multiconfessionnels (ottoman, austro-hongrois, russe, mongol, iranien, arabe, indiens, chinois…) où le peuplement a toujours été fondamentalement hétérogène dans tous les domaines, ethnique, linguistique, religieux, administratif, et où les États-nations, « nouvelle norme d’importation » originaire d’Occident, se trouvent en porte-à-faux avec la tradition ancrée depuis longtemps[31].

Ethnic Business, Helâl Business :
l’espace migratoire comme ressource

À la suite de travaux menés sur la présence turque à Berlin, l’image de commerces florissants très liés au communitarisme ethno-religieux turc et à ses aspects politico-idéologiques s’est imposée[32]. Gökalp comme Weibel emploient l’expression helâl business, calque de l’expression américaine d’ethnic business, pour qualifier ces sociétés agglomérant épicerie, boucherie halal, agence de voyages (vers la Turquie, la Mecque…), lieux de culte, diffusion de presse et de vidéo politisée [33]. Au tournant du siècle, les commerçants, artisans et indépendants sont plusieurs dizaines de milliers en Allemagne et dans les quinze pays de l’Espace Economique Européen, avec des nœuds de concentration-redistribution comme Milan, Munich, Cologne, Francfort, Strasbourg pour des biens en provenance de Turquie, des lieux de fabrication-distribution des produits turcs en Europe à Berlin, Paris, Stockholm, Stuttgart, Bruxelles. Les circuits d’approvisionnement mobilisent la Turquie et les Balkans, mais aussi l’Allemagne qui produit charcuterie industrielle helâl et fromages, le Danemark du fromage et la Belgique des spécialités pâtissières et confiseries. Conserves et semi-conserves sont conditionnées en France, Allemagne ou Turquie, mais les approvisionnements ne dédaignent pas le Maghreb ou la Chine en fonction du marché !

Une part importante de l’ensemble de ce phénomène commercial est tournée vers le voyage, l’audiovisuel et les supports écrits, due sans conteste à la barrière linguistique existant avec les pays d’accueil qui fait la fortune de multiples intermédiaires en communication : traducteurs-interprètes, conseils juridiques, voire auto-écoles.
La dimension religieuse lato sensu, culturelle de fait, d’une partie importante de ces entreprises a permis d’étendre ces réseaux à toute l’Europe à partir de lieux de production et d’Istanbul comme relais et centrale d’achat accueillant la plupart des sociétés de transport. Certains groupes affichent clairement leur appartenance islamique, d’autres ont systématiquement joué sur la fibre de la solidarité turco-musulmane, toutes jouent sur la nostalgie, les goûts, les couleurs, les produits spécifiques originaires de Turquie[34].

Épargne des migrants et économie turque

Le temps est loin (1972 et 1973) où les remises des migrants pouvaient à elles seules combler le déficit de la balance des paiements, elles ont même fini par disparaître en grande partie, assimilées aux revenus du tourisme. Les effets de l’émigration dynamisent agences de voyages et voyagistes qui drainent vers la Turquie des centaines de milliers de touristes, aussi bien Turcs d’origine qu’étrangers, de grandes agences turques de voyages sont apparues en Allemagne, en France, aux Pays-Bas. Des sociétés d’import-export travaillent préférentiellement avec la Turquie et distribuent leurs produits dans les boutiques et magasins européens. Les routes du commerce turc sont connues à travers les Balkans, la Méditerranée, la mer Noire et l’Europe orientale. La circulation migratoire renforce les trafics commerciaux et touristiques internationaux au bénéfice de l’économie turque[35].

La grande majorité des immigrés de la première génération était généralement peu ou pas qualifiée, avec toutefois de grandes variations d’un pays d’immigration à l’autre : si la France a par exemple recruté des agriculteurs sans qualification dans les régions marginales de l’Anatolie, l’Allemagne a au contraire organisé la venue de travailleurs relativement qualifiés à partir des métropoles. Les enfants de ces migrants, de la seconde, voire de la troisième génération, reproduisent encore trop souvent les schémas de leurs parents et, malgré le fait qu’ils soient devenus citoyens des pays d’immigration, ils connaissent parfois de grandes difficultés pour s’insérer dans l’activité économique européenne, elle-même en pleine mutation. Chômage, bas salaires, bas niveaux de qualification sont des problèmes souvent rencontrés par les jeunes d’origines étrangères un peu partout en Europe. Mais certains d’entre eux accèdent aussi à l’université et à l’enseignement supérieur, obtenant qualification et diplômes. Une part non négligeable de la première génération, pour des raisons très diverses, est entrée dans le processus de création d’entreprise en Europe, en commençant par les grandes cités allemandes. Nous rencontrons souvent des collègues universitaires d’origine turque, issus de l’immigration, partout des chefs d’entreprise dont certains ont connu des success-stories pour le moins intéressantes, et des membres de professions libérales, non plus réfugiés ou immigrés, mais enfants d’immigrés. Avec l’attachement à la culture turque comme ressource originale.