Le confinement a été l’occasion pour beaucoup de découvrir certaines séries télévisées, et d’en revisiter d’autres. Car les séries accompagnent les vies ordinaires, mais sont aussi une ressource ou un refuge en situation extraordinaire. Elles présentent des univers « de réconfort », devenus provisoirement des souvenirs, où les gens vont au café, voyagent, se rencontrent et se touchent… Elles font percevoir le prix et le charme d’une vie de tous les jours qu’on tient pour acquise. Elles ont offert une continuité dans la rupture de​ la crise du Covid en maintenant le lien avec les personnages​ des séries dont on attend le retour après la crise, comme ceux de This Is Us, de The Walking Dead​ ou​ ceux​, moins aimables mais aussi attachants, de Succession, et enfin ceux que nous avons retrouvés ​durant le confinement pour une dernière saison, comme ceux de Homeland et du Bureau des légendes.

Comme Friends, de nombreuses séries ont joué un rôle de care durant le confinement et ont été un élément de régularité dans des vies chaotiques et anxiogènes, permettant d’élargir le cercle familial et de fréquenter tous les jours, sinon des « amis », du moins des connaissances intégrées à notre univers. Les personnages de fiction télévisées peuvent être « lâchés » et ouverts à l’imagination et à l’usage de chacun, « confiés » à nous – comme s’il restait à chacune d’en prendre soin. Une fan qui suit une série depuis le début peut vivre avec ses personnages pendant 5 ou 7 années, voire plus. C’est considérable : il y a peu de personnes, dans la réalité, que l’on accompagne aussi longtemps. C’est ce travail d’attention et de compréhension qui fait de la série une véritable éducation de soi.

Netflix s’est occupé de nous pendant la crise et pas seulement pour tenir compagnie aux enfants. Les séries TV relèvent du care selon plusieurs modes : le sujet (la série représente souvent le care comme attitude ou travail, et les séries médicales sont un genre majeur), le moyen (la série suscite le care pour des personnages) et l’agency (la série exerce le care). Urgences, évidemment, articulait en permanence les exigences de la vie privée et du travail, et les conflits internes dans les soins à apporter aux patients (care moral ou médical). Six Feet Under était aussi essentiellement une extension du domaine du care aux morts ; comme de façon évidence la belle série Cold Case, rediffusée en France pendant l’épidémie. Le care n’est pas seulement un sujet central des séries : la série crée le care, par l’attachement aux personnages. On se souvient de l’obsession des spectateurs et fans pour le sort des héros de la série culte Game of Thrones – ce n’est pas un phénomène marginal. C’est le cœur des séries TV, l’attachement que l’on a pour des caractères construits au fil des années et dont il est difficile de se séparer.

Les dernières scènes de Lost sont une réflexion sur cette façon dont l’expérience d’une série reste en chacune – tout comme l’expérience oubliée de l’île est présente au fond des personnages qui, dans cet épisode, ont vécu une tout autre vie, où ils ne se connaissent pas. Plus généralement les grandes séries nous éduquent à nous séparer de leurs personnages auxquels on s’est profondément attaché par leurs défauts mêmes (que l’on pense aux conclusions The Wire, Six Feet Under, Mad Men, The Americans).

Les sériephiles auront assisté, pendant le confinement, à la fin des deux grandes séries de la décennie. Homeland s’est close en avril au bout de huit saisons ; ainsi que Le Bureau des légendes (LBDL) après la cinquième (peut-être pas sa dernière saison, mais c’est bien la fin de cette série telle qu’on l’a connue, sous la houlette d’Eric Rochant). Les fans ont peu apprécié les deux derniers épisodes dont la réalisation a été confiée par Rochant à Jacques Audiard, et ont largement exprimé leur indignation sur les réseaux sociaux : une preuve de plus de l’attachement à la série. On se souvient de la dernière saison de Game of Thrones qui avait ainsi suscité les commentaires irrités des fans. Les fans de LBDL ne supportaient pas la rupture de style entre la série et ses épisodes conclusifs, ou s’émouvaient qu’on abandonne en route des personnages (ah, Pacemaker ! Mille Sabords !)

Homeland et Le Bureau des Légendes furent les paradigmes d’un genre qui s’est développé de façon exponentielle depuis le début du siècle et qu’on doit appeler « sécuritaire », même si le terme a des connotations inquiétantes en ces temps de menaces sur les libertés. C’est bien un nouveau genre de séries qui a émergé en 2001 – avec les attentats de masse de New York et de Washington, lesquels ont coïncidé, par hasard, avec le lancement de la série 24h chrono. Un genre télévisuel (comme le genre « Zombies ») qui convenait particulièrement à la période d’insécurité et de risque global de la pandémie de Covid. Ces séries sont écrites sous la menace, qui désormais n’est plus « seulement » le terrorisme. Ces séries étaient particulièrement appropriées au moment de l’épidémie, où l’ennemi n’est pas une personne ou un groupe particulier, mais l’incapacité des gouvernants à répondre à la menace : le chaos – pour reprendre le titre d’une autre grande série du genre, Fauda, que beaucoup ont découverte au moment du confinement – que créent les mensonges, la désorganisation et la défiance mutuelle. Homeland gagne une pertinence quasi surréaliste dans notre climat actuel, car elle capture ce qu’est un monde qui fait face à une crise internationale et où l’ennemi est d’abord l’incapacité, la désunion ou la corruption des gouvernants.

Homeland est une meilleure illustration de notre situation, et façon de prendre soin du monde, que tous les films épidémiques ou de « contagion ». LBDL reste toutefois exemplaire, et sans doute la meilleure car la plus exigeante et la plus documentaire, du genre « sécuritaire ». Ce n’est pas le moindre paradoxe de cette série très masculine (avec les figures de Malotru, Duflot, Sisteron, etc.) qu’elle s’achève avec l’ascension de Marie-Jeanne Duthilleul à la direction du renseignement de la DGSE, mais aussi par elle, puisqu’en proposant, lors de son entretien de recrutement, de fermer le Bureau des Légendes, c’est elle qui met fin à la série – en pleine crise. Geste que son créateur Éric Rochant ne se sentait pas capable d’accomplir lui-même. Il est remarquable que la série qui se voulait la plus « objective » et anti-spectaculaire du genre exprime, dans la structure de l’écriture de cette saison finale, la souffrance du créateur et des spectateurs de quitter des personnages tenus de si près. Au point que je me demande quelle série prendra soin du monde de l’après Covid…

[voir Zombies]