Qu’est-ce qui nous permet de dire « nous » ? Partons de l’expression proposée par Stanley Cavell : « l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire ». Il y a un rapport entre l’ordinaire et le commun : le langage ordinaire et commun définit de fait la vie ordinaire. « Dire ce que nous disons », c’est découvrir l’ordinaire dans ses deux dimensions : le rapport au « nous », le commun ; et le quotidien, la répétition. Penser le commun est une subversion, un retournement de deux tendances invétérées de la philosophie : la (dé)négation de notre caractère ordinaire et du commun dans la prétention philosophique à les dépasser ou les reformuler, et la prétention symétrique à savoir « ce que nous voulons dire », à savoir ce qu’est le commun.
Le commun / l’ordinaire
Une des premières affirmations de Cavell – dans Dire et vouloir dire – est que nous ne savons pas ce que nous pensons ni ce que nous voulons dire (mean), ni qui est ce « nous ». C’est la source contemporaine et permanente du scepticisme, et la découverte de Socrate :
« Aucun homme n’est dans une meilleure position pour savoir qu’aucun autre – à moins que vouloir savoir ne soit une position particulière. Et cette découverte sur lui-même est la même que la découverte de la philosophie, quand elle est l’effort pour trouver des réponses, et permettre des questions, auxquelles personne ne connaît mieux le chemin, ni la réponse, que vous-mêmes[1]. »
C’est dans ce contexte qu’il faut inscrire le retour de Cavell à des auteurs comme Emerson et Thoreau. Par leur attention au commun, au familier, ils annoncent, selon Cavell, la philosophie du langage ordinaire de Wittgenstein et d’Austin. « Je ne demande pas le grand, le lointain, le romantique ; ce qu’on fait en Italie et en Arabie ; ce qu’est l’art Grec, ou la poésie de ménestrels provençaux : j’embrasse le commun, j’explore le familier, le bas, et suis assis à leurs pieds »[2].
Le transcendantalisme, comme la philosophie du langage ordinaire, répond au scepticisme non par une nouvelle connaissance, mais par la reconnaissance de notre condition linguistique – notre parler (diction) ensemble. C’est dans cette communauté de langage que la question sceptique, loin de se dissoudre, prend son sens : qu’est-ce qui me permet de parler au nom des autres ? Comment sais-je ce que nous voulons dire ? Cette question – celle de ma voix dans la communauté, et dans la société – est politique quand elle est sceptique et demande qui a constitué le commun, qui a voix dans la communauté. Notre éloignement de l’ordinaire est une impossibilité plus générale, l’incapacité d’entendre le langage ordinaire, et de parler le langage commun, de vouloir dire ce que nous disons : d’être expressifs.
En s’attachant à « ce que nous disons et voulons dire » (say and mean) d’ordinaire, procédé propre à la philosophie d’Austin, on demande non seulement ce qu’est dire (et Austin a ses idées là-dessus, sur ce qu’on fait avec les mots), mais ce qu’est ce nous. Comment moi, sais-je ce que nous disons dans telle ou telle circonstance ? En quoi le langage, hérité des autres, que moi je parle, est-il le mien ? C’est la question que soulève l’ouverture des Recherches Philosophiques de Wittgenstein (qui commencent avec une citation d’Augustin : tous mes mots sont hérités). Ce qui est dès le départ en cause chez Cavell, ce sont nos critères, notre accord commun sur ou plutôt dans le langage, et plus précisément le nous qui est en jeu dans « ce que nous disons quand ». Ce que Wittgenstein et Austin cherchent constamment, ce sont nos critères communs, qui gouvernent ce que nous disons, et quand nous le disons. Mais qui sont-ils pour prétendre savoir des choses comme cela ? C’est justement cette question – de l’absence essentielle de fondement de cette prétention – qui définit le sens de la notion de « critère » :
« En faisant remarquer que la recherche philosophique de nos critères est une recherche de communauté, je répondais, en réalité, à la question soulevée par la prétention [claim] à parler au nom du « groupe »: comment ai-je pu participer à l’établissement des critères, alors que je ne reconnais pas l’avoir fait, et que je ne sais pas quels ils sont?[3] »
La question est celle du fondement de nos accords – le fondement naturel de nos conventions –, c’est la question de ma voix, au sens propre, dans la communauté et celle de la constitution de l’accord de langage. « C’est ce que les êtres humains disent qui est vrai et faux; et ils s’accordent (übereinstimmen) dans le langage qu’ils utilisent. Ce n’est pas un accord dans les opinions mais dans la forme de vie » (Recherches § 241).
Que nous nous accordions dans le langage n’est pas la fin du problème du scepticisme. En effet, Wittgenstein dit que nous nous accordons dans et pas sur le langage. Cela signifie que nous ne sommes pas acteurs de l’accord, que le langage précède autant cet accord qu’il est produit par eux. Cette circularité est celle du commun. S’accorder dans le langage veut dire que le langage – notre forme de vie – produit notre entente autant qu’il est le produit d’un accord, qu’il nous est naturel en ce sens. Cette constitution du naturel sur le commun définit l’accord de langage comme forme de vie. L’accord de langage peut toujours être rompu. Là où l’accord est perdu, où mes paroles ne sont pas acceptées (par exemple, suggère Augustin, de mes aînés, de qui j’apprends la langue), je perds plus que le langage : ma voix (Stimme). Ne pas être public (ne pas être dans l’accord, l’übereinstimmen), ce n’est pas être privé : c’est être dépourvu de voix à soi, inexpressif. La découverte de ma voix est aussi bien la découverte de ma communauté que celle de mes limites, limites du langage qui ne sont donc pas seulement celles du lien social, mais celles de notre nature. Ce qui est donné, dit Wittgenstein dans une formule célèbre, ce n’est pas seulement le monde, mais des formes de vie. Notre forme de vie même est un donné – comme forme commune que prend la vie. Cavell interprète ce point par la simple accentuation : formes de vie (et non pas formes de vie). Cet aspect bio-logique (biopolitique en un sens particulier) de la forme de vie, c’est aussi l’évidence de « la force et [de] la dimension spécifique du corps, des sens, de la voix humains » : un commun défini par ce donné naturel.
On peut ainsi dire que chez Cavell et Wittgenstein, la communauté ne peut exister que dans sa constitution par la revendication individuelle et par la reconnaissance de celle d’autrui. Il ne s’agit pas d’une solution au problème de la moralité : bien plutôt d’un transfert de ce problème, et du fondement de l’accord commun, vers la connaissance et la revendication de la voix[4].
Le commun comme cité de paroles :
l’exemple des comédies du remariage
Si l’on reprend la description des catégories du commun et de l’ordinaire, énumérées par Emerson dans The American Scholar – « de la farine dans le quartant; du lait dans la casserole ; de la balade dans la rue ; des nouvelles du bateau; de la forme et de l’allure du corps »[5] – on pourra remarquer que la politique du commun est une esthétique de l’ordinaire. Pour Cavell, c’est dans le cinéma parlant américain que s’est réalisée la vision émersonienne d’un art qui ne décrirait pas « le grand, le lointain », mais « le commun », le proche, un art qui reviendrait aux existences et conversations ordinaires. Dans À la recherche du bonheur, Cavell se propose de donner un contenu politique à la pensée de l’ordinaire, avec le concept de la « comédie du remariage », où un couple séparé au début du film se retrouve à la fin. Que ce genre soit obsessionnel dans le cinéma américain, depuis les classiques commentés par Cavell jusqu’au cinéma récent, montre bien l’importance de ce thème, où se jouent la question du scepticisme et celle de la constitution du commun dans la conversation : les couples de ces films montrent la possibilité de recommencer et, en parvenant à se retrouver, d’accepter la perte initiale du monde, pour la surmonter par la conversation. Cette structure du remariage, commune à bon nombre de films hollywoodiens (comme It Happened One Night ou The Philadelphia Story), permet la mise en œuvre et à l’écran d’une réappropriation de l’autre et de la parole, de la conversation, rompue dans le divorce initial.
« Au cœur de chaque moment de la texture et de l’humeur de la comédie du remariage, il y a le mode de conversation qui unit le couple central »[6]. Le thème de la conversation est traité de la façon la plus remarquable dans le chapitre de À la Recherche du bonheur consacré à New York-Miami, film qui, dans son rapport à la nature et à l’égalité, définit tout le genre de la comédie du remariage bien qu’on n’y trouve pas de remariage. Car il pose la question de l’éducation mutuelle des sexes, et de la différence d’expression interne à l’humain :
« C’est une caractéristique essentielle de ce genre tel que je le conçois que de laisser dans l’ambiguïté la question de savoir lequel est le partenaire actif ou passif, de l’homme ou de la femme ; ou de savoir si les catégories d’actif et de passif fournissent des caractérisations appropriées de la différence entre le masculin et le féminin ; ou même, si nous savons penser de façon satisfaisante la différence entre le masculin et le féminin. Voilà pourquoi j’ai appelé ce genre la comédie de l’égalité. [7] »
Comédie de l’égalité où l’égalité politique (celle de deux héros, en un temps où les femmes ont récemment conquis le droit de vote) est niée par une inégalité de parole, et où le partage réel du langage – la cité de paroles[8] – reste à conquérir, ce que chacun de ces films accomplit. Dans le genre du remariage, un des buts essentiels du récit est de faire l’éducation de la femme, qui aboutit à son émergence, « comme être humain autonome ».
Notons que l’usage commun du langage – le partage intime et public du temps – se marque non par la conversation aimable ou le badinage, mais par la dispute : pensons à la scène hilarante de New York-Miami où le petit déjeuner des héros en fuite, sur un camping, est interrompu par les détectives privés dépêchés par le père de l’héroïne, et où faisant semblant d’être un couple légitime de gens du peuple, ils se disputent mémorablement : « Tous les deux veulent que leur numéro convainque sur-le-champ des observateurs endurcis et soupçonneux qu’ils sont un couple éprouvé, et la preuve irrésistible qu’ils produisent, c’est qu’ils se chamaillent et se crient dessus. Comme s’il existait une manière de se chamailler qui soit elle-même un signe, pas exactement de félicité, mais, disons, d’affection »[9].
Ce concept de la dispute est donc inclus dans celui de conversation, et c’est ainsi que les comédies du remariage illustrent ou matérialisent la conception « conversationnelle » du mariage formulée par Milton dans la Doctrine et discipline du divorce. Milton entend par conversation quelque chose de plus que simplement parler, parce qu’il pense à un mode d’association, à une forme de vie, la création d’un idiolecte commun – au sens de commerce. « Ce qui est plus important, c’est que les films en question retrouvent tout le poids du concept de conversation, en démontrant pourquoi notre mot de conversation signifie ce qu’il signifie, ce que signifie le fait de parler. Dans ces films, causer ensemble c’est être ensemble pleinement et simplement, c’est un mode d’association, une forme de vie, et j’aimerais dire que, dans ces films, le couple principal apprend à parler la même langue ».[10]
Que signifie alors la conversation ? Cela veut dire le plaisir de passer du temps ensemble. L’habitation du temps définit aussi le commun – il s’agit bien de devenir-un ou comme-un. L’union du couple (on pense à un autre titre de comédie du remariage, State of the Union) constitue la conversation en affaire inséparablement privée et publique. « Ce que ce couple fait ensemble est moins important que le fait qu’ils fassent tout ce qu’ils font ensemble, qu’ils sachent passer du temps ensemble, que même ils préfèreraient perdre du temps ensemble plutôt que faire autre chose – sauf qu’on ne saurait qualifier de perdu le temps passé ensemble. Voici une des raisons pour lesquelles ces relations nous paraissent tant avoir la qualité de l’amitié, et c’est un facteur supplémentaire dans l’euphorie qu’elles provoquent en nous ».[11]
L’un des films les plus fameux de la série étudiée par Cavell, Indiscrétions (The Philadelphia Story), se passe précisément dans un des lieux fondateurs de la nation américaine, et il est répété avec insistance que le mariage annoncé (celui de l’héroïne, Tracy, interprétée par Katherine Hepburn, avec George, un homme d’affaires, qui finira en re-mariage de Tracy et Dexter, son ex-mari interprété par Cary Grant) est « une affaire d’importance nationale ». Vers la fin du film, Milton réapparaît dans un dialogue entre Tracy et Dexter où elle refuse un verre qu’il lui propose, et s’effondre en disant : « Oh, Dext, je suis une fille tellement paumée » – à quoi il répond comme en citant la définition du mariage : « Eh, c’est nul, ce n’est même pas de la conversation ». Arriver à réapproprier sa parole, à converser, est l’enjeu politique du langage ordinaire – d’où l’importance historique de ces films qui mettent en scène l’expression féminine, comme revendiquant l’égalité de parole, condition essentielle du commun. Si comme le suggère Milton, le contrat du mariage est une miniature du contrat fondateur de la république, alors nous devons à la république une participation qui prend la forme d’une « conversation assortie et joyeuse ». Cavell en conclut, dans À la recherche du bonheur, que les comédies du remariage expriment la recherche du commun.
« J’affirme que la conversation invoque le fantasme de la communauté humaine accomplie, propose le mariage comme le meilleur emblème dont nous disposions pour cette communauté à venir – non le mariage tel qu’il est, mais tel qu’il peut être. La conversation dans The Philadelphia Story recentre plus étroitement de tels problèmes sur le problème de l’Amérique, sur la question de savoir si l’Amérique a réalisé son nouvel être humain, son union plus parfaite, sa nouvelle ère de liberté ; si elle a réussi à garantir la recherche du bonheur; si elle gagne la conversation qu’elle réclame.[12] »
Faire en sorte que ma voix privée soit publique : c’est le problème de la démocratie, et la traduction politique de la lecture wittgensteinienne du langage privé. Le privé, c’est le public – si j’arrive à trouver ma voix en politique, à articuler le je au nous. L’idéal d’une conversation politique – de la démocratie – serait non pas celui de la discussion rationnelle, du consensus, mais celui d’une circulation commune de la parole où personne ne serait mineur, sans voix.
Du contrat au care
Car le modèle contractualiste a ses limites, affrontées par Cavell dans Conditions nobles et ignobles[13], et, quelques années auparavant, par le féminisme – Carol Gilligan dans Une voix différente[14], et Carole Pateman dans Le contrat sexuel[15] (tous deux, par le hasard des publications, récemment redécouverts en français). Et il nous faut bien alors revenir à notre point de départ, au problème de l’accord. Cet idéal de conversation commune est-il autre chose qu’une illusion ? Qui y participe ? C’est toute la signification morale des comédies du remariage, qui suggèrent, en donnant la parole aux femmes (mais à un groupe, on le notera aussi, socialement et racialement typé), qu’elles n’ont jusqu’ici pas eu de voix dans la constitution du commun. Le modèle rawlsien de la « conversation de la justice », celui de l’établissement « commun » (?) des principes dans la position originelle, apparaît alors grevé par l’inégalité initiale de la conversation. La conversation des comédies du remariage pose à sa façon le problème de l’injustice radicale, pas celle qui consiste à perdre dans la joute conversationnelle, mais celle qui revient à avoir été dès le départ (dès l’origine) laissé pour compte – dans la démocratie américaine, pour Thoreau, ce sont les femmes, les esclaves, les indiens. C’est ce que suggère Cavell dans Conditions nobles et ignobles, à travers une critique de la théorie de la justice de Rawls à partir de la comédie du remariage. Elle ne concerne pas seulement ceux qui ne parlent pas (qui ont été « exclus » de la conversation et au nom desquels on prétend parler), mais aussi bien ceux/celles qui pourraient parler et se heurtent à l’inadéquation de la parole telle qu’elle leur est donnée.
Dans cette approche, la question de la démocratie est encore une fois celle de l’expression. C’est aussi la question – profonde – soulevée par la désobéissance civile[16]. Le mythe de la théorie de la justice est que si ma société est libre et démocratique, mon dissentiment n’a pas à s’exprimer de façon radicale – comme si j’avais minimalement consenti à la société, de façon que mon désaccord puisse être raisonnablement formulé dans ce cadre. Mais quel consentement ai-je donné ? Le point de vue de la démocratie radicale considère que non, je n’ai pas donné mon consentement : pas à tout. La question du commun se révèle alors celle de sa constitution originelle, et c’est bien celle du féminisme – celle du fondement de l’accord commun et de la prise en compte des voix féminines. Dans une société réellement démocratique, le consentement de chacun à la société et au pouvoir politique est constamment en conversation. L’ancrage dans le commun donne une « voix » qui me permet de parler au nom des autres, ou de me sentir exprimée dans la parole publique. Tel est le projet d’une démocratie radicale – fondamentalement différente de celle fondée sur l’idée d’un contrat constitutif. L’exigence démocratique conduit alors à s’interroger sur l’expression.
Ainsi, les analyses du care comme les analyses féministes sont controversées parce qu’elles donnent forme à des questions qui ne trouvaient pas leur place dans le débat public – et ce ne sont pas des questions de « soin » ou de protection, mais d’expression politique. Elles ont fait entendre dans le champ moral et politique, des voix subalternes, jusqu’alors disqualifiées. Ces voix ne sont pas seulement celles des femmes mais de toutes les catégories sociales désavantagées, ethnicisées, racialisées, auxquelles est historiquement réservé le travail du care, qui rend la vie commune possible.
Le care, lorsqu’il est réellement compris dans sa dimension féministe (en général occultée par les usages moraux et politiques du soin) soulève la difficulté affrontée en d’autres termes par Carole Pateman. Elle consiste à aller jusqu’au bout de l’idée critique et démocratique qui était à la source de l’éthique du care : que les éthiques majoritaires, liées aux théories passées et présentes du contrat, sont le produit et l’expression d’un système où les femmes n’ont pas la parole, sont oubliées. L’éthique et la politique telles qu’elles se présentent dans la réflexion philosophique contemporaine, dans ses différentes versions acceptées, sont de même la traduction d’une pratique et théorie sociale qui dévalorise l’attitude et le travail de care – et par là les réserve prioritairement aux femmes, aux pauvres, aux immigrés.
Considérer l’importance sociale, morale et politique du care oblige ainsi à se demander quelle est la nature d’une conversation démocratique qui exclut ce qui la rend même physiquement et matériellement possible. Le care attire notre attention sur nos dépendances. La notion de care, telle que la définissent Gilligan et Tronto, recouvre à la fois des activités très pratiques et une sensibilité, une attention soutenue à l’égard d’autrui et un sens des responsabilités et de la dépendance. Elle ne vise pas à situer la pitié et la compassion, la sollicitude ou la bienveillance, comme des vertus subsidiaires adoucissant une conception peu sympathique des relations sociales, ni (autre version inversée de la même analyse) à instaurer la domination sous couvert de protection. Cette description correspondrait plutôt à ce qu’on appelle la « sollicitude ». Le care vise au contraire à faire reconnaître tout un pan de la vie commune – le commun comme ordinaire – comme systématiquement oublié et dévalorisé dans le discours et l’analyse politique.
Un élément à prendre en compte serait que le care comme activité est précisément la base de la fabrication concrète du commun – et c’est sans doute cette reconnaissance qui serait un véritable tournant dans la pensée du commun. Car le care est bien ce qui permet la vie commune. Je reprends la définition de Joan Tronto et Berenice Fischer :
« Au niveau le plus général, nous suggérons que la sollicitude [à entendre ici au sens du care] soit considérée comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie.[17] »
L’attention nouvelle que propose le care est une attention à ce qui constitue ordinairement notre commun, question alors non plus métaphysique ou principielle, mais matérielle (le soutien de la vie, comme fil continu). L’éthique des principes, et souvent l’analyse politique, quand elles se posent la question du commun, et du fondement de « notre » société, omettent soigneusement de se demander ce qui permet la perpétuation de cette société : elles mettent en dehors de l’éthique la sphère des soins fondamentaux, et plus largement, l’ensemble des actions assurant le maintien de relations sociales ordinaires. Annette Baier, dans « Le besoin de plus que de la justice »[18] montre ainsi comment l’oubli du care dans la théorie éthique et politique condamne une société à méconnaître la source de sa propre perpétuation – donc, à une incomplétude radicale du politique, à une hétérogénéité problématique entre la société dans sa dimension morale et ce qui la perpétue – entre le commun et ce qui aussi le fait vivre. Faire entendre cela serait l’apport des éthiques du care à la pensée du commun.
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