Et si la pandémie nous transformait toutes et tous en zombies ? Au premier degré, je me dis : en zombies, car malades à mourir, frappés par le virus que mon nom de famille rejette (Novirus !). Mais au second degré, je m’interroge : et si, face à la peur du Covid 19 et à la danse des morts que les médias égrènent comme un compte à rebours à l’envers, nous étions déjà des morts-vivants. Oui, confinés par obligation, puis, en cette fin d’année 2020, enfermés par choix. En télétravail – tenus par un tube à l’économie qui serait, paraît-il, à sauver. Nous nous calfeutrons à cause de cette peur tenace de sortir sans notre masque… Des zombies ? Des vampires plus ou moins nés de nos désastres scientifiques ? Comme ceux du livre culte Je suis une légende de Richard Matheson (1956) ? Ou de sa caricature de 2007, signée Francis Lawrence avec Will Smith, et où les derniers survivants sont sauvés, parce qu’ils se cachent dans leur bunker, à la fin ? Autant revoir la fameuse série The Walking Dead (de Frank Darabont et Robert Kirkman, diffusée sur AMC depuis 2010). Onze saisons déjà ! Je pense à l’ancien shérif Rick Grimes. Dès le deuxième épisode, il entre non seulement en guerre contre les morts-vivants, mais devient l’arbitre, malgré lui, des combats entre tribus de survivants humains qui s’opposent, que ce soit pour l’accès aux ressources rares ou par pur atavisme. Voilà Rick qui traverse en cheval la ville d’Atlanta. Elle est encore plus vide que l’avenue des Champs-Élysées au mois d’avril en plein confinement ! Atlanta, donc, est désertée d’autres hères que les zombies. Il suffit qu’ils vous mordent pour vous transformer en l’un des leurs. Comme un virus, en pire. Rick tente d’échapper à ces contaminés ! Son cheval est mangé. Et il y a ce dialogue avec un gros balourd de blanc qui traite comme un esclave un jeune noir, pourtant pourchassé comme lui par les « rôdeurs » d’Atlanta. Bagarre, mise des menottes et sermon de l’ex-représentant de la loi au raciste qui est attaché : « Écoute, merde, les choses ont changé. C’est fini, il n’y a plus de nègre maintenant, c’est bien clair ? Et il n’y a plus de gros con suprématiste consanguin ! Il n’y a plus que de la viande fraîche et de la viande froide, il y a nous et les morts… Si on veut survivre, il faut qu’on se serre les coudes, pas qu’on se tire dans les pattes. » Lorsque la catastrophe survient, c’est ça l’effet de cliquet pour lequel je milite : un « après » où nous voudrions tout chambouler ! Finissons-en avec les flics racistes qui étouffent les George Floyd et les Breonna Taylor. Donnons à toutes et tous les moyens de vivre en toute décence, sans peur, et pourquoi pas un revenu universel. Sauf qu’on n’y est pas. Alors je regarde d’autres séries TV que la crise sanitaire me met en tête…

La pandémie est apparue comme menace sur la forme de vie humaine, à la fois au plan vital (risque pour la vie) et au plan social : organisation des sociétés ébranlée par la suspension des activités, l’absence de transports, la fermeture des écoles… La situation de catastrophe sanitaire a ainsi révélé nos vulnérabilités radicales. Vulnérabilité des personnes, des institutions, et puis de la vie « normale », ordinaire. C’est cet ordinaire même, ce qui va de soi, qui est menacé. C’est pourquoi les films du genre épidémique sont moins aptes à représenter le désastre du Covid que le genre apocalyptique qui, de fait, nous y a préparés. Je repense à l’extraordinaire série The Leftovers (chez HBO, de Damon Lindelof et Tom Perrotta, 2014-2017). Au premier épisode, 2 % de la population mondiale s’évapore de la surface de la Terre. Cette image est reprise, en plus radical et moins poétique, à la fin du film de super-héros Marvel Avengers : Infinity War. Là, c’est la moitié de la population qui disparaît. Le film figure l’émiettement des personnes là où, dans The Leftovers, ils disparaissent d’un coup. La série décrit la vie, discrètement détruite, des « restants ». Cela nous rappelle l’importance de se remémorer, si possible, chaque personne. Je pense à la Une fictive du NY Times qui visualise l’ensemble des pertes au tournant des 100 000 morts. C’est évidemment impossible, de les représenter toutes et tous, mais l’idée était d’en évoquer le plus grand nombre possible, y compris visuellement, par des ombres.

Sommes-nous, nous aussi, des ombres ? Des zombies, quoi ?

Je pense aussi à la série Chernobyl (HBO, 2019) qui évoque une catastrophe d’un autre type, mais semblable au sens où elle décrit le sacrifice de milliers d’« expendables ». Des denrées négligeables, bonnes à la consommation, à la consumation… Des employés de l’usine, des pompiers mobilisés en urgence au début, puis des mineurs travaillant à isoler le cœur en fusion de la centrale. Bref, ils sont envoyés « au charbon »… et sont mortellement irradiés. La façon dont de nombreux soignants ont été ainsi sacrifiés dans les pays occidentaux, sans aucune protection en début de crise, est du même genre : trop invraisemblable pour avoir été imaginée dans quelque scénario fictionnel que ce soit. Et maintenant que les chiffres émergent, on s’aperçoit que ces soignants considérés comme « expendables », morts faute de protection sont dans leur grande majorité d’origine étrangère, comme en Angleterre où le Brexit veut mettre fin à l’immigration.

Mais la série la plus pertinente pour notre situation, j’y reviens, c’est The Walking Dead, même si d’aucuns s’en moquent depuis une ou deux saisons, comme en fin de course. Au début de la pandémie de coronavirus (ah ce mot !), quelques fakes signalaient que dans des hôpitaux en Chine, certains morts avaient ressuscité et attaqué les personnels. Bien sûr, nous sommes loin de la situation de la série AMC. Nous ne tentons pas d’échapper à des hordes de « marcheurs » sanguinolents dans les rues. La catastrophe sanitaire, qui transforme la majeure part de l’humanité en zombies, me fait toutefois comprendre ce qu’est la normalité perdue et les conséquences politiques d’une épidémie, avec la fin des institutions et des lois. TWD et les séries dystopiques comme The Handmaid’s Tale nous offrent un regard nostalgique sur le temps présent. Les films catastrophe sont souvent des explorations fortes et inattendues de la vie ordinaire, en tant qu’elle est menacée ou éradiquée, donc définie en creux par ce qui est perdu. The Walking Dead a toutefois pour particularité de percevoir rétrospectivement des signes de la déshumanisation à venir dans la forme de vie antérieure « normale ». Dans cette perte de la morale, le pire est de découvrir qu’elle était déjà menacée, que les humains ne vivaient pas vraiment leur vie. « We Are The Walking Dead » – comme le note un personnage dans un échange d’anthologie.

Si la série mythique The Walking Dead s’essouffle un peu en fin de parcours, c’est parce qu’elle a parcouru le cycle de la perte de la forme de vie humaine, détruite par étapes dans chaque épisode de la série, qui voit un petit groupe d’humains tenter de survivre et de s’organiser dans un monde peuplé de morts-vivants ; ainsi après avoir indiqué comme règle à son groupe, dans un des tout premiers épisodes de la première saison, « On ne tue pas les vivants », Rick renonce peu à peu, emporté dans la violence de cet univers. Il s’en prend aussi, et même essentiellement, à ses semblables, ennemis ou amis. Le zombie n’est plus l’ennemi. C’est l’humain. La question éthique traverse toutes les dernières saisons où Rick – puis d’autres – en viendront à épargner le cruel assassin Negan, personnage terrifiant, mais qui curieusement en vient à incarner un petit reste d’humanité préservé dans la guerre entre humains.

Le spin-off Fear The Walking Dead (2015) traite de façon réflexive cette évolution des personnages et des spectateurs en nous ramenant, dans sa première saison, à une période pré-zombies où la sensibilité morale commune existait encore. Fear The Walking Dead a été moins un préquel que le révélateur empirique de la transformation morale opérée en nous par notre partage de l’itinéraire de la bande de Rick puis d’Alicia. Les séries apocalyptiques ou de zombies interrogent ainsi sur ce qui constitue, réellement, nos vies une fois que toute forme, toute norme acceptable semblent perdues – la vie nue, plutôt que des restes de normativité…

Reste une certitude, qui continue à porter la série : ses personnages se battent, toujours, constamment remplacés par de nouveaux héros qui se battent eux aussi pour leur survie. Ils ne renoncent jamais. Souvent dispersés, éclatés, sur le territoire ou dans la narration, ils finissent, régulièrement, par se retrouver et se regrouper, et la vérité sort de la bouche d’Aaron (Ross Marquand), dans une réplique déjà culte de la saison 7 : « Soit ton cœur bat, soit il ne bat pas » (« Either your heart’s beating, or it isn’t »). Comme la déclaration de la super-survivante Michonne (Danai Gurira) : « C’est nous qui avons à vivre. C’est pour ça qu’il faut se battre » («We’re the ones who live. That’s why we have to fight »). L’épisode 8 s’appelle Hearts Still Beating, et il nous rappelle que TWD n’est pas une histoire de morts-vivants ou de zombies, terme d’ailleurs entièrement proscrit de la série, mais une méditation sur notre forme de vie, et l’exploration des moyens par la fiction de la rendre compréhensible et sensible, même en temps ordinaire. C’est pour ça que tous, dans la série, se battent pour ne pas devenir des zombies. Comme nous. Pour un cœur qui bat.

[voir Séries]