Le Géant est un montage d’enregistrements de vidéosurveillance, filmés pour l’essentiel dans les espaces de circulation de Berlin-Ouest et d’autres villes de la RFA au début des années 1980. Dans une première partie, le film montre de longues séquences urbaines d’un noir et blanc de faible résolution ; les images sont associées à des extraits musicaux de Mahler, Wagner, Rachmaninov et Moussorgski. Le montage intègre aussi des plans de coupe, en couleurs et sonorisés, d’une salle de contrôle où l’on entend des échanges de voix. Sans transition apparente, la seconde partie du film est composée de plans hétérogènes, où l’on distingue : les images du dispositif de surveillance domestique de l’entrée d’une maison particulière ; des extraits de la vidéosurveillance d’un guichet de banque, d’un magasin d’articles de vaisselle, d’une manifestation étudiante, d’un lac de plaisance ; les bribes d’un entretien entre un psychiatre et son patient ; une séquence d’hôpital où le sommeil d’un autre patient est examiné au moyen d’électrodes ; la génération de portraits-robots à partir d’un fichier photographique de police ; des images de vidéosurveillance d’une station-service, montées cette fois sur un air de jazz ; et une simulation vidéo d’entraînement (réalisée à partir d’une maquette et d’un dispositif de prises de vues qui sont eux-mêmes montrés à l’écran) de la progression d’un char d’assaut dans une campagne habitée.
Ces images pâles et disparates sont toutes des documents d’archive : de basse qualité, parfois floues, le plus souvent muettes, elles ne présentent à première vue qu’un mince intérêt esthétique, ou même historique. La durée et la banalité des plans, l’absence de mise en scène, de personnages, d’intrigue, de dialogues et d’action identifiable, ainsi que la présence envahissante de la musique dont le choix semble tourner en dérision la défunte tradition cinématographique de la « symphonie urbaine », accentuent leur éloignement vis-à-vis de nos habitudes visuelles de spectateurs de cinéma ou de télévision. Des mouvements d’appareil sans finalité apparente, de rares échanges de paroles à peine intelligibles entre des voix sans visage, ajoutent à l’incertitude, sinon au trouble ou à l’ennui, devant cette série d’images qui ne raconte rien.
Privées de toute dramaturgie événementielle et de toute portée affective fondée sur l’identification à des personnages, ces traces enregistrées par des machines de vision ne sont pourtant pas coupées de toute dimension historique ou narrative. Les situations plus ou moins familières, quotidiennes et reconnaissables qui se succèdent à l’écran, esquissent une multiplicité de petites histoires, un foisonnement d’enchaînements scénaristiques éventuels. En les regardant, nous pourrions nous exercer à contempler quelques heures de la vie d’une grande ville.
Les matériaux assemblés ne sont issus d’aucune écriture préalable, d’aucun tournage, mais sont prélevés à même le quotidien le plus ordinaire. Malgré tout, nous imaginons qu’un enjeu subsiste, nous voulons croire à l’événement, au retour du spectacle dont nous avons l’habitude, sinon le goût et le désir. C’est sur cette attente que le réalisateur prend appui et dont il joue. La question du (télé)spectateur, accoutumé à des rythmes dramaturgiques où la faible intensité narrative alterne avec l’action et le dialogue les plus captivants, n’est pas d’abord « que suis-je en train de voir ? à quoi assistons-nous au juste ? », ni « à quelle position, à quel point de vue me placent ces images ? », mais plutôt : « que va-t-il se passer ? » ou « va-t-il seulement arriver quelque chose ? ». Le film de Klier avertit ainsi le spectateur qu’il est entré dans la salle avec ses propres attentes, alors que l’outil de la vidéosurveillance relève d’un tout autre usage de l’image, strictement fonctionnel.
Cet article aborde le film pour son usage artistique de la vidéosurveillance urbaine ; en relevant les déplacements opérés par le travail du montage, je soutiendrai que ce détournement, davantage qu’une critique dénonciatrice, est une mise en évidence réflexive de nos regards sur la ville et sur l’espace urbain. Cette œuvre de 1982 – c’est-à-dire d’un âge fort lointain, sinon reculé, en matière de technologies de surveillance – reste pertinente pour interroger les enjeux politiques de l’expérience perceptive des espaces publics urbains, alors même que ces enjeux étaient peut-être moins apparents et moins explicites à cette période que de nos jours.
Vous verrez comme des dieux
L’existence même du Géant suppose l’accès au dispositif technique et sécuritaire de la vidéosurveillance urbaine, comme l’indique l’image récurrente de la salle de contrôle ; mais aussi la conservation des enregistrements. Les bandes magnétiques dont l’auteur a fait les éléments d’une œuvre ne sont pas, d’un point de vue légal, destinées à l’archivage. À l’ubiquité d’une vision multiple et interconnectée, qui permet l’observation simultanée et continue de lieux plus ou moins éloignés les uns des autres, s’ajoute pourtant, de fait, la possibilité de rétention du passé. Le film révèle au spectateur que la vidéosurveillance est aussi capable de constituer des archives. Les parcours et les gestes des citadins, une fois collectés, peuvent se convertir en informations et en fichiers, et les passants anonymes, devenir des sujets identifiés et contrôlables. Secondée par la mémoire de l’enregistrement, la surveillance vidéo peut faire comprendre ce qu’un regard local et instantané ne permet pas de voir. La multiplication des caméras et des écrans permet de suivre le parcours d’un individu qui tourne au coin de la rue ou d’un couloir de métro, de façon à ce que la filature physique ne soit, à terme, plus nécessaire : ces outils permettent de relever les parcours et les adresses, de rassembler des bases de données en vue d’un travail d’enquête, d’indexation et d’interprétation des images (que suggère, non sans ironie, la séquence des portraits-robots de police).
Les développements récents de la longue histoire de la surveillance policière feront sans doute paraître daté le travail de Klier. Il importe cependant de ressaisir celui-ci dans son contexte historique, afin de mieux en apprécier les intentions et la portée pour nous, que l’écart apparent de la chronologie pourrait masquer. Premier point, la relative nouveauté de ces images : au commencement des années 1980, la technologie de la vidéo, sur laquelle s’appuie la télévision, n’en est certes pas à ses débuts, mais elle est encore peu accessible au grand public, en particulier du point de vue de sa manipulation. Certes, les points de vue de surplomb de la surveillance vidéo, à mi-chemin entre photographie aérienne et vision terrestre, retrouvent les angles de vue et les perspectives bien connus de la fenêtre sur rue, en continuité historique avec les travaux des premiers photographes (le daguerréotype du boulevard du Temple de 1839), et avec certains éléments des « symphonies urbaines » cinématographiques des années 1920. Ainsi de la combinaison et de la démultiplication des points de vue et des lieux. Le plan du mur d’écrans de la salle de contrôle, en revanche, est plus novateur. À mi-chemin entre fiction et document (on pense ici au Dr Strangelove de Kubrick), il juxtapose des fragments disparates au sein d’un dispositif de visualisation centralisé, en temps réel, à une échelle que l’on peut supposer être celle d’une agglomération entière. Qu’il s’agisse en réalité d’une salle de contrôle ou de régulation du trafic aérien, et non d’un dispositif policier, importe peu. Le montage suggère la conversion du spectacle de la vie urbaine en source potentielle d’information sur les activités de n’importe quel citadin.
Les prouesses de montage de Ruttmann, de Vigo ou de Vertov composaient des œuvres finies dont la tension et le rythme énergiques répondaient, de manière active et créatrice, à l’expérience urbaine de l’ère industrielle (qu’ils entendaient aussi bien documenter que « poétiser », amplifier). Par contraste, Le Géant semble une vaste mise à plat aux limites et aux intentions mal définies. Aux décisions esthétiques ou à la recherche du style, Klier substitue les prélèvements dépassionnés d’une vision mécanique et impersonnelle des espaces urbains. Sous ce regard cartographique, voire clinique, les lieux deviennent les coordonnées équivalentes d’un système de communication ; tandis que la possibilité, en principe, d’une surveillance synoptique et simultanée des espaces publics à l’échelle de la ville, se fait jour. Faut-il estimer qu’il s’agit là d’une vision omnisciente, d’un dispositif omniprésent voire écrasant, à l’image d’un inflexible œil divin?
Il est vrai que la vidéosurveillance des espaces urbains, privés et domestiques, au début des années 1980, a déjà de belles années derrière elle. Depuis sa mise au point trois décennies plus tôt, elle a atteint un haut degré de sophistication. Au cours des années 1970, la mise en service du RER parisien donne lieu, par exemple, au déploiement d’un dispositif complet ; des caméras sont braquées sur les couloirs des stations, les escaliers mécaniques, et les quais, tandis que les images sont visualisées depuis un poste local de sécurité. Toutefois, la généralisation de ces dispositifs à l’ensemble du réseau des transports parisiens, avec un poste de commande unique qui suppose une capacité d’interconnexion entre les circuits de chaque station, est bien ultérieure (années 1990). En 1980, le nombre de caméras installées dans les rues et les espaces de circulation des villes occidentales est encore restreint, et l’adoption de la surveillance vidéo des espaces publics par les municipalités, très minoritaire. Les débats législatifs et les réglementations sont peu aboutis, et le lexique subtil de la « vidéoprotection », par exemple, n’est pas encore inventé ; de même, sa contestation « citoyenne », ou la surveillance des salariés dans les entreprises, ne sont qu’embryonnaires. Parce qu’elle est encore mal connue du public, et que son usage peut être considéré comme limité et hésitant, la tentation de la tenir pour un regard « divin » peut se faire jour. Pourtant, on va le voir, ce n’est pas ce que suggèrent le titre comme le contenu du Géant. De ce point de vue, les années durant lesquelles Klier réalise son film (1980-1983) sont un moment de transition où différentes voies semblent encore possibles pour les usages, plus ou moins menaçants, pour l’analyse, et pour la réception critique, de la technologie de vidéosurveillance.
Images d’un géant
Un recueil de matériaux enregistrés ne fait pas un film. Par l’art du montage, Klier signe un travail de réalisateur, une fiction, au sens élémentaire d’assemblage et de composition. La sélection des plans invente une continuité à partir de lieux différents, de villes éloignées, et de moments distincts, tandis que la musique, très présente, confère au montage une grande part de sa cohérence. Faux rythmes et raccords n’empêchent pas cette construction de faire sens ; ainsi, des séquences de vidéo deviennent un film de cinéma. Élaborant une œuvre à partir des insuffisances des enregistrements eux-mêmes, Klier laisse entrevoir une multitude de scénarios potentiels.
Mais le film semble construit pour désamorcer toute tension narrative. Il appelle plutôt, au fil des séquences, un regard pensif ou contemplatif – c’est-à-dire coupé de tout rapport pratique à son objet. Non qu’il s’agisse d’esthétisme, au vu de la pauvreté plastique des images. La distance, soulignée par la musique, à l’égard des actions filmées, tendrait plutôt à associer le spectateur à l’état de veille des surveillants eux-mêmes, ceux par exemple que l’on distingue – de dos – devant les écrans de la salle de contrôle.
La première séquence du film, qui précède l’écran titre, évoque le caractère non terrestre de cette vision. En un effet de citation inversée, aux accents de parodie, des premiers plans de Triomphe de la volonté de Riefenstahl, un vague point lumineux apparaît puis grossit au-dessus d’une piste d’aéroport ; puis l’on assiste à l’atterrissage et au parcours de l’avion jusqu’à son aire de stationnement. La succession des angles de vue et les mouvements d’appareil (panoramique, zoom) permettent de suivre le trajet, tandis qu’une caméra prend le relais d’une autre. Filmé à mi-hauteur, l’ensemble de la scène place le spectateur entre ciel et terre : ni embarqué à bord de l’avion, comme dans le film de Riefenstahl, ni pris dans la perspective limitée du regard d’un individu, depuis le sol. Loin de l’amplification visée par la vue aérienne ou la contre-plongée, et comme en contrepoint du choix de la musique, le paysage de l’aéroport, puis celui de la ville, paraissent un modèle réduit ou une maquette (les derniers plans du film confirmeront explicitement cette tendance). La terne grisaille de l’image vidéo, son flou et sa faible résolution, et les mouvements hésitants et saccadés des caméras, se démarquent de tout contraste dramatique ou spectaculaire. Ainsi, la séquence d’ouverture nous fait entrer dans un dispositif de vision caractérisé par sa distance vis-à-vis du point de vue humain.
Mais qui est le Géant du titre ? Est-ce le sujet fictif qui perçoit, qui fait glisser son œil électronique sur le monde, sans jamais s’y pencher et s’y mouvoir faute de pouvoir y interagir ; ou le sujet du film, c’est-à-dire son objet, la ville elle-même décomposée, contrôlée, soumise peut-être ? Cette alternative limitée, contestable et au fond non exclusive, appelle moins une réponse qu’une réflexion à partir de ses termes.
Le mot de « géant », en premier lieu : « dans la mythologie grecque le nom de monstres brutaux et gigantesques, nés de la Terre et du Ciel, frères des Titans, et que Zeus dut vaincre avec l’aide des Olympiens avant de devenir le maître des dieux ». Figure ancestrale et fabuleuse, préexistant aux dieux mais en lutte avec eux, le géant n’est pas détaché du sol, n’occupe pas une position divine, c’est-à-dire un point de vue panoptique et infaillible. Le sommet de l’Olympe lui est aussi inaccessible qu’aux hommes, et l’autopsie, dans son sens mystique ancien de « contemplation divine », lui est donc refusée. L’œil de cet être intermédiaire ne posséderait ni la toute-puissance d’un dieu, ni l’agilité créatrice du regard humain ; ni mage, ni ange, ni « ciné-œil », le géant est un disparu, un vaincu. C’est le second point de la définition : les géants ont pu prétendre à la maîtrise du monde révolu dont ils étaient issus, mais ils ont perdu la bataille. Le nom de ces êtres de légende désigne moins une menace qu’une absence, un souvenir mythique dont on a triomphé. Il est plus proche du Cyclope que du Dieu « qui voit tout ».
Retenons que la vision d’un géant serait non humaine, distincte de notre perception visuelle ordinaire par son statut intermédiaire et archaïque. L’œuvre de Klier, par la métaphore de son titre, se présente comme la composition de matériaux qui tranchent avec nos capacités perceptives. Si le film produit est susceptible, in fine, de construire des associations, voire de susciter des émotions, c’est par la force du montage et par le regard du spectateur lui-même, non par celui d’une hypothétique figure de puissance.
Revenons donc – deuxième point – aux enjeux de la production des images sources, les enregistrements. Si l’idée d’un « œil électronique » a connu un certain succès dans la littérature des surveillance studies, c’est au titre de métaphore, et non pour désigner la vidéosurveillance. La vidéo, en effet, semble archaïque au vu de l’impressionnant arsenal technologique et militaire à disposition des agences de sécurité. Elle n’en demeure pas moins un sujet de questionnement pertinent pour approcher l’espace urbain comme un champ d’expérience, à l’heure où ses infrastructures et ses formes semblent échapper, précisément, à toute possibilité de contrôle centralisé.
D’un point de vue historique, philosophique et critique, on aurait pu tenir la vidéosurveillance urbaine pour un formidable instrument de pouvoir – un œil de Dieu, selon une image aussi convenue qu’insatisfaisante. Le film de Klier répond de manière critique à ce fantasme d’une capacité perceptive étendue à la totalité des phénomènes visibles, pouvant isoler sa cible parmi la foule pour en capter et en connaître tous les faits et les gestes. En alignant les plans « vides » qui ne montrent que le quotidien ordinaire de la vie urbaine, il fait aussi voir l’absurdité, sinon l’inanité, d’un tel fantasme. Plusieurs facteurs exposent en effet le regard des surveillants à une irrémédiable déception structurelle.
L’indétermination de leur tâche, de prime abord. Les mouvements de caméra semblent évoquer l’errance et l’ennui d’un regard qui cherche en ne sachant pas ce qu’il cherche, glissant d’une rue à l’autre, d’un écran à l’autre. L’attente, même vigilante, ne peut faire attention à toutes choses ; même non focalisée, elle demeure sélective, comme tout acte de perception incarné dans le flux d’une expérience. Le film montre une attente diffuse auto-contradictoire, qui s’annule en se détachant des conditions ordinaires de l’expérience sensorielle. Anonyme, délocalisé, supervisant depuis un lointain dehors un monde projeté à distance, le regard de la vigilance est abstrait, indifférent et mécanique, il ne constitue presque plus un regard – dans les longs plans de circulation automobile, il semble que des machines regardent d’autres machines, et le spectateur se sent de trop.
Un deuxième facteur est l’impossibilité apparente de totaliser les images recueillies en une unité sémantique. Le plan récurrent du mur d’écrans en activité simultanée le montre ; malgré la présence des surveillants et leurs échanges de voix, du reste à peine audibles, le dispositif n’engendre aucune réponse préparant une action, comme s’il ne montrait jamais rien de significatif et que les séries d’images parallèles ne parvenaient jamais à faire sens.
Enfin, la persistante opacité des actions « suspectes » rend difficiles à interpréter les détails de leur motivation et de leur accomplissement, même une fois repérées ; ainsi que le montrent l’improbable séquence du vol de vaisselle et celle, plus obscure encore, où l’on voit entrer précipitamment un couple dans une pièce adjacente, ce qui les emmène hors du champ de vision de la caméra.
L’ineptie du panoptique et les promesses de l’autopsie
Téléologie absente de l’attention non focalisée, impossibilité du sens, interprétation difficile. Mais en quoi consiste la tâche du surveillant ? S’il a l’air de chercher sa cible, celle-ci ne pourra le devenir que rétrospectivement, une fois l’infraction commise – et peut-être une fois le pire arrivé ; l’enjeu serait alors d’intervenir, non d’assister de loin aux actes répréhensibles. La vidéosurveillance est rétrospective, et s’apparente davantage à l’autopsie qu’au contrôle. L’observation de surplomb, depuis une position de guetteur, à travers une caméra qui suggère un viseur (comme dans la séquence de la manifestation étudiante filmée depuis les toits) ne garantit aucune maîtrise des événements. L’image est image de ce qui a eu lieu, elle est en retard sur la réflexion, la déduction, l’enquête. Le film de Klier constate, entre autres, cette insuffisance – insuffisance de 1983, que les algorithmes de reconnaissance d’image et les projets d’interventions préemptives prétendent aujourd’hui vouloir dépasser.
Aussi serait-il bien malvenu de lui associer une simple dénonciation du « panoptique ». L’immense fortune théorique de ce terme, à la suite des pages de Foucault sur les rapports entre voir, savoir et pouvoir, et sur l’extension supposée du modèle architectural benthamien du Panopticon en une « société panoptique » généralisée, demanderait une patiente reconstitution qui n’est pas ici mon objet. Retenons seulement – avec le confort de quarante années de recul – que ce type de proposition était, pour Foucault, destiné à décrire un état historique antérieur, et non les évolutions contemporaines, des modalités de la surveillance policière et sociale. En un mot, le modèle du panoptique n’apporte guère de lumière sur notre expérience urbaine contemporaine.
Il serait plus suggestif d’associer Le Géant à une seconde ligne de réflexion ouverte par le travail de Foucault : celle, moins commentée, formulée dans son cours de 1978 intitulé Sécurité, territoire, population. Alors que la logique statique du modèle panoptique était d’enfermer, de capturer et de figer (« architecturer »), celle de la sécurité serait de maintenir et d’orienter les flux qui organisent la vie d’un milieu et d’une population (« tenir compte de ce qui peut se passer », « aménager un milieu »). Les dispositifs de sécurité visent à capter un fonctionnement afin de pouvoir le prévoir, l’orienter, le scénariser. C’est pourquoi le contrôle sécuritaire des populations trouve une illustration possible, et comme un précurseur, dans les images de la vidéosurveillance urbaine, qui de son côté, pourrait y trouver un réajustement de son sens. Si l’on requalifie cet outil de contrôle policier à l’efficacité douteuse, pour évaluer sa fonction de technologie de l’attention et de la prévoyance, si l’on associe l’observation distancée qu’il permet aux enquêtes réflexives sur leurs conditions et leurs modes d’existence menées par les « populations » elles-mêmes, on entrevoit le rôle de régulation et de fiction qu’il peut jouer, à la manière d’une vieille légende.
C’était la troisième piste suggérée par le titre de Klier : considérer que le « géant » n’est autre que la ville elle-même, en tant que milieu de vie, d’expérience et de circulation, habité par les citadins. Comme Foucault invite à le penser à de nombreuses reprises, la question des conditions de possibilité et d’existence est plus complexe que celle de la seule causalité. Saisir l’organisation matérielle d’une ville requiert de repérer les points de branchement de ses flux, les points de connexion de ses réseaux et de ses infrastructures ; à défaut de pouvoir nous les montrer à l’écran, le détournement artistique de la vidéosurveillance peut nous aider à en prendre conscience. Il s’agit de reconnaître dans Le Géant (et en particulier dans sa seconde partie) une patiente autopsie : la mise en évidence de la complexité de l’appréhension perceptive de l’expérience urbaine, où le banc de montage devient une table d’opération. Le regard de l’artiste pourrait même rejoindre la promesse d’une enquête réflexive, publique, intellectuelle et politique, en amorçant une inversion du sens de l’instrumentation policière et militaire.
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