Hors-champ 25.

Autrui et l’image de la pensée chez Gilles Deleuze

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Alors que la tradition philosophique considère toute tentative de penser au-delà de la morale et selon un modèle autre que celui de la connaissance comme vouée aux contradictions du solipsisme, nous trouvons chez Gilles Deleuze l’idée selon laquelle l’ouverture à autrui, loin de nous placer immédiatement sur le terrain à la fois moral et spéculatif, est au contraire parfaitement immorale, et permet par là de dégager la pensée de son image traditionnelle sans tomber dans les écueils évoqués.

While the philosophial tradition considers any attempt to think beyond morality and outside the model of knowledge as inherently destined to the contradictions of solipsism, Deleuze’s work holds the idea that the opening to the other, far from placing us on a moral and speculative footing, is on the contrary completely immoral, allowing thought to be pulled free of its traditional image without falling into the above-mentioned traps.

Selon la tradition philosophique, « penser » se déploie exclusivement selon la double dimension morale et spéculative. En effet, la pensée ainsi conçue implique une ouverture à autrui. Cette ouverture est en effet ce qui rend possible la morale, définie de manière large comme le domaine du devoir. Le devoir est en effet un motif autre que mon intérêt particulier immédiat, et sa simple présence révèle la possibilité pour moi d’envisager un motif qui ne m’est pas particulier, c’est-à-dire qui peut être un motif pour d’autres, et donc la possibilité d’envisager d’autres perspectives que la mienne, la perspective d’autrui. Elle est aussi ce qui rend possible la connaissance en ceci que le vrai est ce qui doit donner lieu à un accord de toutes les perspectives.
Mais de là, on croit pouvoir conclure en sens inverse : être ouvert à autrui, ce serait entrer d’emblée dans la perspective morale du devoir et dans celle, spéculative, de la vérité, de sorte qu’il ne puisse être de pensée qui ne se développe comme morale ou comme connaissance. C’est ce dont semblent témoigner les inconséquences dans lesquelles tombent les tentatives de penser hors de la morale, ou selon un projet qui n’est plus celui de la connaissance. De telles tentatives apparaissent immédiatement comme autant de refus d’autrui, et se ramènent donc à un solipsisme rigoureux – prenant la forme d’un immoralisme compris comme égoïsme absolu d’une part, et d’un relativisme d’autre part – qui s’effondre au moment même où il se formule, car se formuler, c’est toujours déjà se formuler à autrui.
Or, c’est précisément cette idée qui se trouve contestée à travers toute l’œuvre de Gilles Deleuze. En effet, le projet le plus général de la philosophie de Deleuze pourrait se résumer en ces termes : construire une nouvelle image de la pensée, qui n’aurait plus rien à voir avec la morale : « Faire enfin de la pensée quelque chose d’agressif, d’actif et d’affirmatif. Faire des hommes libres, c’est-à-dire des hommes qui ne confondent pas les fins de la culture avec le profit de l’Etat, de la morale ou de la religion. »([[Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, III, 15, éd. P.U.F., coll. Quadrige, Paris, 1998, p. 121.)
Ni avec la connaissance : « Une nouvelle image de la pensée signifie d’abord ceci : le vrai n’est pas l’élément de la pensée. L’élément de la pensée est le sens et la valeur. »([[Ibid., p. 119.)
En effet, dans les pages qu’il consacre à la question d’autrui – principalement « Michel Tournier et le monde sans autrui »([[In Logique du sens, éditions de Minuit, coll. « Critiques », Paris, 1969, Appendices, IV, p. 350.), les dernières pages du cinquième chapitre de Différence et répétition([[Éditions P.U.F., coll. « Epiméthée », Paris, 1968, 10ème édition, 2000, pp. 327-335.), ou encore le premier chapitre de Proust et les signes([[Éditions P.U.F., Paris, 1964, deuxième édition, coll. « Quadrige », Paris, 1998, pp. 13-18.) – Deleuze montre que si penser se joue bien dans l’ouverture à autrui, cette ouverture ne nous fait pourtant entrer ni dans la morale, ni dans la connaissance : elle ne fait pas naître en nous la voix du devoir, ni n’exigence d’une vérité. Une telle position apparaît alors comme un immoralisme, en tant qu’elle cherche à penser en dehors de la morale, mais c’est un nouvel immoralisme, qui ne peut plus être défini comme refus d’autrui, et qui, dès lors, ne peut se ramener à un solipsisme moral et aux inconséquences dénoncées plus haut. De même, si elle n’est plus un projet de connaissance, si elle ne se voue plus à la vérité, elle ne peut néanmoins pas se définir comme pur et simple relativisme, et échappe dès lors aux incohérences de celui-ci.
Il nous faut donc comprendre comment Deleuze conçoit cette ouverture à autrui. Dans cette optique, il nous faudra d’abord examiner ce qu’est l’individu dans la perspective deleuzienne, pour, dans un second temps, voir comment cet individu se trouve ouvert à autrui. C’est alors seulement que nous essaierons de savoir en quoi l’ouverture à autrui n’a à voir ni avec la morale, ni avec la connaissance.

L’individu et l’individuation
L’individu est le résultat d’un processus d’individuation. Celui-ci doit être compris comme processus de résolution d’un état problématique. Cet état problématique, Deleuze le décrit dans le chapitre IV de Différence et répétition comme Idée.
L’Idée, selon Deleuze, peut se définir comme structure, c’est-à-dire comme un ensemble dont les termes ne se définissent que par leur différence les uns avec les autres, ne sont rien d’autre que leur différence avec les autres. Dans l’Idée, en effet, les termes ne préexistent pas à leurs relations, ce sont les relations qui définissent leurs termes, et qui, par conséquent, leur restent extérieures([[Le thème de l’extériorité des relations est développé dans Empirisme et subjectivité, comme ce qui distingue un empirisme, comme celui de Hume, d’un idéalisme, comme celui de Hegel, qui intériorise les relations à leurs termes.) (même si les termes, eux, se trouvent intériorisés à leurs relations).
Mais à partir du moment où les termes ne sont rien d’autre que leur différence avec tous les autres, chaque terme, en tant qu’il s’affirme comme différence, répète, rejoue, ou fait revenir du même coup, tous les autres termes en tant qu’ils ne sont eux-mêmes rien d’autre que des différences, ou encore que tous les termes reviennent, se rejouent ou se répètent dans chacun d’entre eux. Chaque terme enveloppe ou implique donc tous les autres, et se trouve lui-même impliqué dans tous les autres. Ainsi l’Idée est-elle ce qui complique tous les termes dont elle est composée les uns dans les autres. Aussi le régime de l’Idée est il la perplication, au sens où, étant compliqués les uns dans les autres, tous les termes reviennent à travers tous les autres, et tous les autres à travers chacun.
En tant que telle, l’Idée est multiplicité, qui n’est ni simplement le multiple, ni une forme de combinaison d’un et de multiple, mais le multiple en tant qu’il ne fait aucunement appel à une unité pour former un système, puisque chacun de ses termes se complique avec tous les autres :
« [… la multiplicité ne doit pas désigner une combinaison de multiple et d’un, mais au contraire une organisation propre au multiple en tant que tel, qui n’a nullement besoin de l’unité pour former un système. »([[Différence et répétition, IV, op. cit., p.236.)
Dès lors, la logique de l’Idée comme multiplicité est la logique de la disjonction incluse ou de la synthèse disjonctive : les termes divergents, ou incompossibles coexistent pourtant les uns avec les autres, les uns dans les autres, se compliquant ensemble, à l’inverse de ce qui est en acte([[Aussi l’Idée peut elle se décrire dans les mêmes termes que Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, de J.-L. Borges.). En acte, une possibilité ne s’effectue qu’au détriment de toutes les autres, qu’en les annulant. La logique de l’actualité est en un sens celle de la disjonction exclusive : une possibilité ou une autre, mais pas les deux. Dès lors, l’Idée ne peut être que virtuelle. Elle est la multiplicité virtuelle.
L’Idée, comme multiplicité virtuelle, est donc ce en quoi des hétérogènes coexistent, et coexistent par leur hétérogénéité ou leur différence elle-même. L’Idée est donc l’état problématique dont la solution constitue le processus d’individuation.
L’interprétation que fait Deleuze du calcul différentiel permet de comprendre en quoi consiste cette solution. Soient x et y, deux quantités finies. dx est une quantité arbitrairement infiniment petite que l’on retire à x, et dy
une quantité arbitrairement infiniment petite retirée à Y
, de telle sorte que dx n’est rien par rapport à x, et dy rien par rapport à y. Mais dy/dx n’est pas rien. C’est dire que dy et dx se déterminent réciproquement, ils ne sont rien en dehors de leur rapport. C’est en ce sens que dy/dx exprime l’Idée. Mais le rapport
dy/dx est susceptible d’une détermination complète, qui donne l’ensemble des valeurs de dy/dx, et distribue ainsi des points singuliers (centres, sommets, points de rebroussement, etc.) et des points ordinaires. Ces singularités ne sont pas encore la solution, seulement des potentiels. Toute Idée est donc porteuse de singularités, qui sortent des rapports des hétérogènes dans l’Idée, et qui sont tout autant de potentiels divergents ou disparates. La solution est la courbe qui va intégrer les potentiels divergents en un tout. La solution du problème posé par l’Idée, c’est-à-dire, précisément, l’individuation, consistera donc en l’intégration des potentiels divergents. Ainsi, Gilbert Simondon montre comment la vision binoculaire est la solution d’un problème posé par la coexistence de dimensions divergentes (les visions de l’œil droit et de l’œil gauche) dont les singularités – les potentiels divergents, disparates – sont intégrées dans une troisième dimension, la profondeur, qui englobe les deux premières. Dans la même optique, Deleuze montre comment une plante est la solution d’un problème constitué par la coexistence de deux dimensions hétérogènes (l’air et la lumière / la terre et l’humidité), c’est-à-dire qu’elle est la dimension dans laquelle les singularités ou potentiels divergents s’intègrent.
Cette solution requiert encore que les dimensions de l’Idée soient mises en communication. Dans l’Idée, en effet, les hétérogènes coexistent perpliqués, mais ne communiquent pas, ne se rencontrent pas. Cette mise en communication est intensive. En ce sens, l’intensité doit être comprise comme ce qui individue, et toute individuation comme intensive :
« Le processus essentiel des quantités intensives est l’individuation [… Qui, c’est toujours l’intensité. [… L’individuation est l’acte de l’intensité qui détermine les rapports différentiels à s’actualiser, d’après des lignes de différenciation, dans les qualités ou l’étendue qu’elle crée. »([[Différence et répétition, V, op. cit., p. 317.)
C’est que l’intensité est en elle-même différentielle, puisqu’elle se définit comme rapport entre des niveaux disparates, eux-mêmes rapports de disparates :
« Toute intensité est différentielle, différence en elle-même. Toute intensité est E-E’, où E renvoie lui-même à e-e’ et e à e-e’, etc. : chaque intensité est déjà un couplage (où chaque élément du couple renvoie déjà à des couples d’éléments d’un autre ordre) [… »([[Ibid., p. 287.)
C’est en ce sens que l’intensité exprime l’Idée : les intensités impliquées les unes dans les autres ne supposent rien d’autre que les rapports différentiels. Mais si l’intensité exprime l’Idée, c’est sous un autre régime : le régime de l’Idée virtuelle est la perplication, celui de l’intensité est l’implication :
« Les Idées sont des multiplicités virtuelles, problématiques ou , faites de rapports différentiels. Les intensités sont des multiplicités impliquées, des , faites de rapports asymétriques, qui dirigent le cours d’actualisation des Idées et déterminent les cas de solution pour les problèmes. »([[Ibid., p. 315.)
L’intensité exprime bien tous les rapports différentiels de l’Idée, mais elle n’en exprime clairement que quelques-uns, les autres étant impliqués dans les premiers. Ainsi, si E-E’ est un rapport différentiel exprimé clairement de manière intensive, e-e’ n’est exprimé que confusément, qu’en tant qu’il est impliqué dans E, et e-e’est exprimé à un degré de confusion supplémentaire, étant impliqué dans e. Or, c’est justement parce que l’intensité fait passer les rapports différentiels de la perplication à l’implication qu’elle est ce qui individue : les rapports différentiels, en s’impliquant les uns dans les autres, s’emboîtent, et donc s’ordonnent, s’intègrent en un tout défini par le rapport exprimé clairement dans l’intensité E-E’, et par là, le problème constitué par la coexistence perpliquée des hétérogènes les uns dans les autres, dans l’Idée, se résout.
L’individu doit donc se penser comme rapport intensif dont chaque terme implique, ou emboîte, un sous-rapport intensif, lui-même constitué de termes impliquant ou emboîtant chacun un rapport intensif de niveau inférieur, etc. Nous retrouvons ici la conception de Spinoza, pour qui un corps individuel se définit par un rapport caractéristique de mouvement et de repos entre des individus de niveaux inférieurs, eux-mêmes constitués par un sous-rapport caractéristique, etc. L’individu est donc fondamentalement intensif, autant que l’individuation est le propre de l’intensité :
« Toute individualité est intensive : donc cascadante, éclusante, communicante, comprenant et affirmant en soi la différence dans les intensités qui la constituent. »([[Ibid., p. 317.)
L’individu est donc implication ou emboîtement de rapports différentiels, et c’est en cela qu’il est intensif. La différence est donc au principe de l’individu. Cependant, nous ne saisissons pas, dans l’expérience, d’individu purement intensif. Au contraire, empiriquement, l’intensité ne peut se saisir qu’à travers une extension. L’individu donné dans l’expérience est extensif, c’est-à-dire qu’il est un ensemble de parties extensives, concourant toutes à l’unité d’un même tout, c’est-à-dire qu’il est une totalité organique. Or, on voit qu’en extension, la différence constitutive de l’individu s’est annulée : il n’y a plus d’hétérogènes, ou de disparates perpliqués ou impliqués, mais des parties concourrant à un même tout.
C’est que, si l’individu est fondamentalement intensif, l’intensité s’explique, et ce en tant que son régime est l’implication. L’explication est l’opération par laquelle les singularités portées par les rapports différentiels impliqués les uns dans les autres sont mises les unes hors les autres, partes extra partes. S’expliquer, c’est mettre les singularités les unes à côté des autres, de sorte qu’elles puissent constituer un tout organique. L’intensité est différence impliquée, mais en s’expliquant, la différence s’annule en extension.
L’explication relève en ce sens de ce que Deleuze nomme le bon sens. Le bon sens est ce qui ne reconnaît la différence que dans la mesure où elle s’annule, qu’à l’horizon de l’identité. Ainsi le bon sens est-il ce qui distribue la différence, ce qui la répartit de manière à ce qu’elle s’annule. Il répartit les parts différentes et inégales, mais seulement de sorte qu’elles s’égalisent. Les maximes du bon sens sont « d’une part, d’autre part », « d’un côté, d’un autre côté », etc. Aussi le bon sens peut-il être défini par Hegel comme la vérité partielle en tant que s’y joint le sentiment de l’absolu([[Hegel, Différence des systèmes de Fichte et de Schelling). Aussi le bon sens est d’abord un sens, une direction, qui va de la différence à son annulation, du rapport des hétérogènes au même. Le bon sens est thermodynamique([[Voir aussi Logique du sens, douzième série : « Sur le paradoxe », op. cit., p. 93.).
Mais le bon sens se dépasse dans le sens commun. Ici, sens ne se dit plus comme direction mais comme organe, et s’il est commun, c’est qu’il assume la fonction de rapporter une diversité à la forme du même. Aussi le sens commun peut-il être envisagé subjectivement comme objectivement. Subjectivement, le sens commun est l’organisation de la concorde des facultés, concourant toutes, de ce fait, à l’unité d’un même sujet, d’un « Je pense »([[Ibid., p. 95.). Objectivement, le sens commun est ce qui impose à une diversité sensible la forme d’identité de l’objet quelconque, la forme d’objet. Évidemment, comme on le voit bien chez Kant, l’un ne va pas sans l’autre. C’est en imposant la forme d’identité objective à une diversité sensible que le sens commun se produit aussi comme concordia facultatum, et organise le travail de la sensibilité, de l’imagination ou de la raison sous la présidence de l’entendement ; aussi le « Je pense », dans cette situation, n’est-il rien d’autre que la forme d’identité de l’objet, l’« objectité » de l’objet. Ainsi l’individu empirique extensif est il l’individu du sens commun, à savoir une diversité ramenée à la forme du même.
Si l’individu est fondamentalement intensif, c’est-à-dire relève d’une différence impliquée, alors il faut dire que bon sens et sens commun sont des dégradations de l’individuation, en ce qu’en eux, la différence s’annule, étant mise hors d’elle-même et sous la forme du même. Bon sens et sens commun n’appartiennent pas à l’individu à proprement parler, mais seulement à une individuation dégradée, diluée –défaite.
C’est précisément pourquoi l’individu, selon Deleuze, n’est ni le « Je », ni le « Moi ». En tant que principe du sens commun, le « Je » n’exprime aucune authentique individualité : il est en effet la forme du même sous laquelle une diversité est rapportée. En tant que tel, il est le terme même du travail du bon sens, c’est-à-dire de l’explication : la différence totalement annulée en extension. Le Moi n’est rien d’autre que la matière subjective pensée par le « Je », c’est-à-dire un organisme psychique, dont la diversité – c’est-à-dire les facultés – est ramenée à la forme du même par le Je qui la pense. Si le « Je pense » est le terme même visé par le bon sens explicatif, et par là, principe de dégradation de l’individu, le moi est quant à lui individualité dégradée, c’est-à-dire mise hors d’elle-même à l’état d’organisme. Ni l’un ni l’autre ne sont l’individu. L’individu n’est ni « Je » ni moi, il ne dit ni moi, ni « Je » :
« L’individu se distingue du Je et du moi, comme l’ordre intense des implications se distingue de l’ordre extensif et qualitatif de l’explication. »([[Différence et répétition, V, op. cit., p. 332.)

Autrui et l’individu
Nous sommes maintenant en mesure de demander : qu’en est-il d’autrui, pour l’individu, défini comme nous l’avons vu par Deleuze ? Ce qu’est autrui peut être découvert à partir de ses effets. Ces effets eux-mêmes peuvent être rendus visibles par leur absence dans une situation où autrui viendrait à disparaître, comme c’est le cas pour Robinson Crusoë, dans l’œuvre de Tournier, Vendredi, ou les limbes du Pacifique([[Cf. Gilles Deleuze, Michel Tournier et le monde sans autrui, op. cit.). Ainsi, l’effet le plus remarquable de l’absence d’autrui sur Robinson, c’est qu’alors le champ perceptif se dépouille de toute potentialité :
« À Speranza, il n’y a qu’un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. [… Ma vision de l’île est réduite à elle-même. Ce que je n’en vois pas est un inconnu absolu… Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. »([[Michel Tournier, Vendredi, ou les limbes du Pacifique, éd. Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1972, p. 53.)
Sans autrui, le perçu est strictement égal à ce qui est, il n’y a que le perçu, le non-perçu n’étant purement et simplement pas. Le premier effet d’autrui, donc, c’est de relativiser le perçu et le non-perçu : le perçu n’est plus le tout de ce qui est, et il n’y a pas que le perçu. C’est dire qu’au-delà de ce qui est actuellement perçu, il y a encore du perçu potentiel. L’actuellement perçu n’est plus donc le tout de ce qui est, mais se dépasse vers un perçu potentiel, qu’il exprime sans qu’il se montre encore en acte : l’actuellement perçu exprime un perçu potentiel ou possible en tant qu’il l’implique. Avec autrui, donc, le perçu actuel devient riche de tout le perçu potentiel qu’il implique. Dès lors, le champ perceptif s’ordonne en profondeur, dans la mesure où l’actuellement perçu exprime un perçu potentiel qui forme comme un dedans, ou un derrière du perçu, une face qui n’est pas actuellement perçue mais que l’on suppose potentiellement perceptible en changeant de point de vue.
De cet effet, on peut déduire ce qu’est autrui. Cette thèse de Deleuze est célèbre : autrui n’est personne, il n’est pas essentiellement un autre sujet, il n’est pas plus un objet appartenant à mon champ ; autrui est d’abord le nom d’une structure du champ perceptif, la structure du possible, ou du potentiel, qui met le champ perceptif en profondeur. Autrui, en ce sens, n’est ni plus ni moins que l’être en profondeur du monde. Cette structure peut bien être effectuée par tel ou tel autre, et alors la profondeur du monde est ligne de fuite par laquelle le champ perceptif s’ouvre vers la perception d’un autre, mais pour être effectuée, il faut que cette structure soit a priori :
« Mais autrui n’est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit ; c’est d’abord une structure du champ perceptif sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait. Que cette structure soit effectuée par des personnages réels, par des sujets variables, moi pour vous, et vous pour moi, n’empêche pas qu’elle préexiste, comme condition d’organisation en général, aux termes qui l’actualisent dans chaque champ perceptif organisé – le vôtre, le mien. [… Mais quelle est cette structure ? C’est celle du possible. »([[Michel Tournier et le Monde sans Autrui, op. cit., p. 356-357.)
Autrui est donc le nom du possible impliqué dans l’actuellement perçu, qui structure le monde en profondeur. En tant que tel, autrui peut être désigné comme expression d’un monde possible impliqué dans l’actuellement perçu. C’est le cas du visage effrayé : le visage effrayé implique un monde effrayant possible :
« Un visage effrayé, c’est l’expression d’un monde possible effrayant, ou de quelque chose d’effrayant dans le monde que je ne vois pas encore. »([[Michel Tournier et le Monde sans Autrui, op. cit., p. 357.)
Ainsi la rencontre amoureuse : l’autre est saisi comme enveloppant, impliquant tout un monde possible qui m’échappe alors même que je l’entrevois :
« L’être aimé apparaît comme un signe, une <âme> : il exprime un monde possible inconnu de nous. L’aimé implique, enveloppe, emprisonne un monde, qu’il faut déchiffrer, c’est-à-dire interpréter. »([[Gilles Deleuze, Proust et les signes, I, ch. 1, éd. P.U.F., Paris, 1964, 2ème édition, coll. « Quadrige », Paris, 1998, p. 14.)
De là, nous sommes maintenant en mesure de préciser ce qu’est autrui du point de vue de l’individu tel que Deleuze l’a défini. Autrui est apparu comme expression d’un monde possible impliqué, c’est-à-dire comme un centre d’enveloppement, un centre d’implication. En tant que tel, autrui est l’un des termes d’un rapport différentiel intensif (E-E’), dans la mesure où, comme nous l’avons vu plus haut, l’implication est le régime même de l’intensité. Ainsi, autrui est ce avec quoi l’individu entre dans un rapport intensif. C’est du point de vue de l’individu comme terme d’un rapport différentiel intensif qu’il y a autrui, c’est-à-dire que le champ perceptif se structure en un emboîtement de rapports différentiels impliqués. Cet emboîtement est autrui du point de vue de l’individu que je suis, tout comme l’individu que je suis est cet emboîtement pour lui, et qu’alors je suis pour lui autrui. Autrui est donc toujours l’autre terme d’un rapport différentiel intensif dans lequel l’individu que je suis est pris. C’est pourquoi autrui et moi sommes si facilement réversibles : je suis tout aussi bien autrui pour lui.
Mais on aura compris que si, comme nous l’avons vu plus haut, l’intensité est ce qui individue, et qu’autrui est l’autre terme d’un rapport différentiel intensif, alors c’est qu’autrui est ce avec quoi l’individu que je suis entre dans un nouveau processus d’individuation, une individuation de niveau supérieur : nous entrons tous deux dans la composition d’un individu de niveau supérieur (un couple, une fratrie, un tandem, etc.)
Autrui se définit donc ici comme centre d’implication, et se comprend donc essentiellement du point de vue de l’individu qui se trouve entraîné par l’apparition d’autrui dans une individuation intensive de niveau supérieur. De ce point de vue, il faut dire qu’autrui ne s’aborde que du point de vue de l’individualité intensive, ou de l’individuation intensive. Autrui est donc, à proprement parler, ce qui ne peut qu’échapper à l’individu dégradé ou dilué qu’est le « Je » ou le « moi ». En tant que principe du sens commun, « Je » est la forme du même, le terme même du processus d’annulation de la différence dans l’explication qu’opère le bon sens. Pour « Je », il ne peut subsister aucun centre d’implication, rien qui reste impliqué. C’est dire qu’autrui comme centre d’implication est ce qui doit définitivement échapper au point de vue du sujet.
Mais il faut aller plus loin encore. Autrui comme centre d’implication n’est pas seulement ce qui n’est pas pensable du point de vue de « Je », il faut dire encore que c’est contre « Je » qu’autrui, ainsi défini, apparaît. Alors que le « Je » est l’individu dégradé ou dilué dans le sens commun, au terme de son explication par le bon sens, autrui est au contraire centre d’implication. C’est dire que l’apparition d’autrui fait ressurgir de l’implication contre le mouvement du bon sens qui va vers l’explication. Autrui relance donc le processus d’individuation, en sens inverse de l’explication qui la dégrade et la dilue, en faisant entrer l’individu dans une individuation nouvelle et supérieure. C’est en ce sens que Deleuze peut parler d’autrui comme d’une remontée locale d’entropie([[Cf. Différence et répétition, V, op. cit., p. 334-335.) pour l’individu. C’est donc au-dessous du « Je » et du « moi », au niveau de l’individualité intensive qu’autrui apparaît, mais c’est encore contre le « Je » comme terme d’une dégradation de l’individu dans le sens commun ; l’apparition d’autrui fait entrer l’individu dans un nouveau processus intensif, par lequel il échappe à la forme expliquée du « Je » et du coup, le destitue.

Autrui et la morale
En quoi cette ouverture à autrui doit être fondamentalement immorale et détachée de tout projet de connaissance, cela se comprend si l’on se rappelle que, du point de vue deleuzien, il faut saisir la morale selon la perspective de Nietzsche, pour lequel les idéaux moraux – le Bien et le Mal – ont leur origine dans le ressentiment.
Le ressentiment est la rumination permanente des affects. Mais dans cette rumination permanente, l’affect n’en finit pas d’être senti, et devient douloureux à force d’être senti, comme une sensation réitérée indéfiniment devient irritation, puis blessure, plaie. Ainsi, du point de vue du ressentiment, toute affection est douleur. Aussi, l’homme du ressentiment fuit toute excitation, toute affection. Tel est l’idéal du bonheur de l’homme du ressentiment, tel que Nietzsche le décrit :
« [… narcose, engourdissement, repos, paix, , détente de l’âme et relâchement du corps en un mot, passivité. »([[Généalogie de la morale, I, 10, trad. I. Hildenbrand et J. Gratien, éd. Gallimard, coll. « Folio essais », Paris, 1971, p. 37.)
Tel est le bon, du point de vue du ressentiment : l’inoffensif, ce qui signifie ici l’absence d’affection, en quoi nous reconnaissons le bien moral.
Mais qu’est-ce qui fait qu’une affection est possible ? Quelle est la raison de l’affection ? On n’est affecté que par le différent ou l’hétérogène avec lequel on entre en contact, en communication. C’est la différence de ce avec quoi j’entre en communication, qui me le rend sensible, en ce sens que l’homogène ou le « ton sur ton » est l’insensible. Dès lors, la raison du sensible est l’intensité, en tant qu’elle est la mise en communication des hétérogènes. Il n’y a d’affection que différentielle et intensive :
« La raison du sensible, la condition de ce qui apparaît, ce n’est pas l’espace et le temps, mais l’Inégal en soi, la disparation telle qu’elle est comprise et déterminée dans la différence d’intensité, dans l’intensité comme différence. »([[Différence et répétition, V, op. cit., p. 287.)
La morale est donc fondamentalement défiance quant à l’intensité en tant que différentielle, dans la mesure où celle-ci est la raison du sensible. Aussi le bon sens est-il essentiellement moral en tant qu’il tend à l’annulation de la différence dans l’explication. Et le sens commun comme terme de l’annulation de la différence dans l’explication apparaît comme l’idéal moral par excellence. Ainsi le Bien peut-il être déterminé par Platon comme le Même par excellence, ou encore l’identité de l’identique, et si le devoir est un motif moral, c’est qu’il prétend à l’universalité en droit, contrairement au désir ou à l’intérêt, toujours particuliers, c’est-à-dire qu’il prétend pouvoir être le même pour tous les points de vue.
Dès lors, nous voyons comment, de ce point de vue, le projet de connaissance s’origine dans la morale : le vrai est l’idéal de la connaissance, mais en tant qu’il est par définition ce qui doit donner lieu à un sens commun, c’est un idéal moral.
C’est donc en ce que l’apparition d’autrui forme une remontée d’entropie locale, qu’elle va, par là, contre le bon sens, et qu’elle ne cesse de contester le sens commun. C’est parce que la morale tend à faire disparaître la différence dans l’explication du bon sens qu’autrui, en faisant entrer l’individu dans un rapport différentiel intensif qui l’engage dans un processus d’individuation intensif supérieur, se dirige contre la morale, en contestant le sens commun, sous la forme du « Je », forme qui, au contraire d’autrui, est fondamentalement morale. Ainsi, Gilles Deleuze ouvre-t-il une nouvelle voie pour la pensée : un nouvel immoralisme qui ne tombe pas dans les inconséquences d’un solipsisme moral ; une pensée qui ne se voue pas à la connaissance, et qui ne tombe pas non plus dans les inconséquences d’un pur relativisme – nouvelle image de la pensée.