Il est aujourd’hui largement admis que nous faisons face à une crise écologique. La raréfaction des ressources naturelles, la pollution, les changements climatiques ou l’érosion de la biodiversité en sont des manifestations évidentes. Mais si presque tout le monde s’accorde sur les symptômes, les diagnostiques varient et plus encore les prescriptions. Le remède en vogue que constitue le « développement durable » ne reviendrait-il pas à se contenter de panser des plaies sans rechercher les causes de l’infection? Cette crise ne devrait-elle pas être l’occasion de repenser l’idée même de développement et nous inviter à questionner notre rapport au monde naturel ?
Dans ce texte, je présenterai quelques éléments du diagnostic formulé par l’écoféminisme. Ce terme, proposé pour la première fois par la féministe française Françoise d’Eaubonne, raisonna surtout dans le monde anglo-saxon où il baptisa aussi bien un courant philosophique qu’un mouvement militant[1]. Loin de la simple promotion d’une croissance durable, les écoféministes dénoncent la triple domination de l’homme blanc : sur les femmes, sur les pauvres, et sur le monde naturel.
Il ne sera pas question ici de produire une analyse critique de l’écoféminisme, qui recouvre une grande diversité de projets dont il serait impossible de dégager un corpus philosophique commun et consistant. Ces projets constituent en effet une constellation d’approches très distinctes, allant de théories féministes matérialistes appliquées au contexte de la distribution des biens environnementaux[2] à des versions spiritualistes, fondées sur la vénération d’un principe féminin de l’univers représenté par la déesse Gaïa[3]. Je me contenterai ici de présenter quelques points de convergence entre féminisme et écologie.
Cette convergence sera décrite selon trois axes : épistémologique, moral et social. Du point de vue épistémologique, la longue prédominance masculine dans le champ de la recherche scientifique a influencé la constitution des savoirs et des méthodes d’investigation dans un sens peu favorable à la compréhension des phénomènes écologiques. Du point de vue moral, les racines communes du paternalisme et de l’anthropocentrisme invitent à critiquer cette double domination, des hommes sur les femmes d’une part, des êtres humains sur la nature d’autre part. Du point de vue social, certaines féministes du Sud ont joué un rôle prédominant dans la mise en évidence des dangers et des injustices que la dégradation de l’environnement fait peser sur les populations les plus démunies, conjuguant dans leur activisme libération des femmes et protection de la nature. Je conclurai en évoquant certaines limites de l’analyse écoféministe.
Écologie, féminisme et épistémologie
L’épistémologie féministe est un champ de recherche qui émerge au début des années 80. Plusieurs courants s’y distinguent[4] et je me contenterai ici de signaler quelques éléments clefs de ces approches qui apportent un éclairage intéressant à la question environnementale[5].
L’épistémologie féministe se fonde sur une critique de la domination masculine dans le champ des sciences, domination qui s’est longtemps manifestée par l’exclusion ou le discrédit des femmes scientifiques et qui, si ce premier obstacle tend à s’atténuer, perdure à travers le privilège accordé à un mode d’investigation et de pensée considéré par les féministes comme proprement masculin. Il n’est pas lieu ici d’évaluer si oui ou non il existe un mode de pensée féminin distinct du mode masculin, et le cas échéant, si une telle différence serait innée, naturellement acquise ou socialement construite. On peut cependant admettre que la longue différenciation des tâches et des rôles sociaux en fonction du genre coïncide avec le développement et la valorisation de différents styles cognitifs. Pour les épistémologues féministes, la rationalité masculine se caractériserait par une pensée objective, universaliste et réductionniste, alors que la rationalité féminine serait davantage subjective, particulariste et holiste. Par une telle distinction, il ne s’agit nullement d’affirmer que toutes les femmes, et elles seules, auraient une façon de penser homogène, qui serait différente de celle des hommes, mais plutôt de décrire une tendance générale visant à associer certaines facultés à un genre ou à l’autre. Le sexe, masculin ou féminin, ne détermine pas absolument le genre et bien souvent, la personnalité d’un individu est un mixage de traits masculins et féminins. On associe par exemple souvent la témérité ou l’agressivité au genre masculin alors que la crainte ou la douceur relèveront davantage du genre féminin. La rationalité ne serait pas exempte de cette forme de sexuation des qualités, et il y aurait différents types de rationalité, les uns plus masculins, les autres plus féminins. Contrairement à ce qui a pu être reproché à cette analyse, il n’est pas question de considérer que la rationalité serait l’apanage des hommes, ou que ces derniers en seraient plus naturellement pourvus, opposant alors la rationalité masculine à l’irrationalité féminine. Il s’agit au contraire de montrer que si les uns et les autres sont rationnels, ils peuvent l’être à travers des modes cognitifs distincts.
Or les qualités attribuées par les féministes à la rationalité masculine sont emblématiques de ce qui se réclame souvent de la « bonne science ». L’idéal d’objectivité et d’universalité, hérité de la science moderne, exerce encore une puissante influence. L’un des corollaires de cette conception est la stricte dichotomie effectuée entre sujet connaissant et objet connu. Cette tendance à objectiver ce que l’on étudie, à s’en séparer radicalement, favorise la scission souvent opérée entre les êtres humains d’une part, le reste du monde naturel d’autre part. Or des modes de pensée davantage fondés sur l’empathie, le sentiment d’appartenance et de similitude, offrent une perspective plus pertinente pour comprendre les phénomènes écologiques, caractérisés par l’intrication de phénomènes humains et non-humains.
À l’impératif d’objectivité, les féministes opposent la théorie du point de vue (standpoint theory). L’idée centrale en est que toute connaissance est un savoir situé, qui reflète les perspectives particulières du sujet connaissant[6]. Parmi les nombreux facteurs qui teintent le mode de connaissance d’un sujet, le genre en serait un tout à fait déterminant. Or du fait de la longue exclusion des femmes du champ scientifique, le point de vue féminin aurait été négligé. Parmi les nombreuses variantes de la théorie du point de vue, les plus fortes soutiennent que sur de nombreux sujets, le point de vue féminin devrait être privilégié. Si l’on peut en partie comprendre cette proposition en ce qui concerne des études portant directement sur les femmes, elle semble difficile à justifier dans le contexte qui nous intéresse ici. Par contre, des variantes plus faibles se contentent de soutenir que la multiplication des points de vue est garante d’une meilleure compréhension des phénomènes étudiés. C’est ainsi que les perspectives féminines et féministes dans le champ de la biologie évolutive[7] ont permis d’enrichir significativement les hypothèses concernant les stratégies d’appariement respectives des mâles et femelles chez les animaux[8].
À l’universalisme, les féministes opposent le particularisme. Or dans le contexte environnemental, la complexité des phénomènes écologiques, l’unicité des situations et l’enchevêtrement de causes naturelles et humaines rendent bien souvent caduques les tentatives de recherche et d’application de lois ou de principes généraux. En matière de protection de la biodiversité par exemple, l’approche par études de cas est beaucoup plus satisfaisante que l’écologie théorique[9].
Enfin, contre le réductionnisme, les féministes défendent une perspective holiste, privilégiant un regard synthétique sur les phénomènes dans leur totalité plutôt que leur analyse et leur découpage en parties distinctes. Bien que la controverse demeure, il paraît de plus en plus clair que le réductionnisme est une impasse en écologie, et qu’aux différents niveaux d’organisation du vivant (cellules, organismes, populations, communautés, écosystèmes) correspondent des propriétés émergentes. Les découvertes de Barbara McClintock en génétique des populations illustrent bien l’intérêt d’un tel point de vue holistique. Dans une biographie consacrée à la généticienne[10], Evelyn Fox Keller décrit la façon dont cette dernière a découvert la transposition génétique[11] dès le milieu des années 40, en élargissant son regard bien au-delà des seuls gènes. Cette compréhension du phénomène était alors inaccessible à la plupart de ses collègues qui, le nez plongé dans leurs tubes à essai, lui opposèrent le plus grand scepticisme. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que l’on commença à reconnaître l’importance de ses travaux, finalement récompensés en 1983 par l’attribution du prix Nobel de médecine.
Le style cognitif qualifié de féminin pourrait donc offrir un mode d’investigation et de compréhension bien plus adéquat en écologie et en sciences de l’environnement que le style considéré comme masculin. Il convient cependant de noter que les féministes ne sont pas les seules à avoir proposé une alternative au paradigme universaliste de la science moderne. On trouve par exemple chez les pragmatistes ou chez les postmodernes des propositions allant également dans ce sens.
Écologie, féminisme et morale
L’analyse féministe peut offrir une perspective intéressante pour mettre en évidence la double domination exercée par les hommes sur les femmes et sur la nature. Carolyn Merchant décrit l’association fréquente entre le concept de nature et celui de féminité[12. L’expulsion de l’Eden et la chute originelle ne sont-elles pas le résultat d’un pacte entre la femme et la nature incarnée par le serpent, qui oppose au jardin bien ordonné le chaos et la barbarie d’un monde déchu ? Il est en effet possible de dresser un parallèle entre la conception de la femme et celle de la nature dans l’héritage judéo-chrétien. La femme est le contraire, l’Autre, le non-homme, elle est Mademoiselle untel, la fille de son père, elle est vierge lorsque l’homme ne l’a pas encore pénétrée, elle est l’épouse de monsieur lorsqu’il en a faite sa femme, sa veuve lorsqu’il est mort, bref, elle est toujours décrite en rapport à l’homme. De la même façon, la nature est généralement conçue en rapport, en opposition à la culture. Elle est de plus investie de valeurs associées à la féminité : elle peut être vierge ou fertile, elle doit être ensemencée pour donner ses fruits, elle doit être domptée et tenue en place pour ne pas menacer l’ordre social. La féminité comme la nature sont donc considérées comme l’Autre, le chaos, le contraire de l’ordre et de la rationalité qui s’incarneraient dans les vertus masculines.
On retrouve dans l’appréhension de la nature des valeurs contradictoires. Souvent considérée comme un vide à combler, un chaos à ordonner, une jachère à faire fructifier, la nature sauvage peut aussi être idéalisée. Dans le courant romantique et plus encore chez les préservationnistes américains[13], on vénère une nature pure et vierge, qui seule permet de s’élever au-delà de la culture jugée mercantile et décadente. Une telle perspective semble plutôt en phase avec les considérations écologistes, mais à bien y regarder, elle ne permet en aucun cas de progresser vers une réconciliation des êtres humains avec leur environnement naturel. Le mode de valorisation change, mais la ségrégation demeure. Dans un cas comme dans l’autre, la nature n’est perçue que dans son rapport à l’homme, qu’il ait à la domestiquer ou au contraire à s’en exclure pour préserver son caractère sauvage. Si l’on prolonge l’analogie entre nature et féminité, on peut remarquer un renversement de valeurs semblable à propos de la féminité dans la pensée chrétienne[14. La femme, Ève, par qui le malheur arrive et qui porte en elle les graines du vice et de la débauche, doit être rendue productive et utile, transformée en épouse et en mère au service de l’ordre et de la raison, c’est-à-dire, au service des hommes et de la civilisation. Mais il existe une image alternative de la femme, celle de Marie, la vierge, la pure, la sublime, qui mérite tous les honneurs et toutes les vénérations. Loin d’améliorer la perception générale des femmes, l’image de la Vierge écrase toutes celles qui ne le sont pas, elle réduit l’ensemble des femmes profanes, donc toutes les femmes réelles, à la banalité et à l’imperfection. De la même façon, concentrer son attention sur la nature sauvage et grandiose incite à délaisser la nature dite ordinaire, celle dans laquelle et avec laquelle on vit tous les jours.
Or la crise écologique devrait nous inviter à reconsidérer de façon générale notre rapport à la nature, pas seulement la nature spectaculaire de quelques temples sauvages, mais la vraie nature, celle de nos champs, de nos villes, de nos corps et des animaux que l’on asservit. Les morales occidentales ont traditionnellement considéré que les êtres humains pouvaient disposer de la nature à leur gré, celle-ci n’ayant de valeur qu’instrumentale, à la mesure des satisfactions qu’elle peut procurer aux humains. Associée à l’idéologie d’un progrès matériel et technique illimité, cette vision du monde ne pouvait mener qu’à la surexploitation systématique de la planète à laquelle nous assistons aujourd’hui. De même qu’une société juste et des rapports sociaux harmonieux sont incompatibles avec l’oppression systématique d’un groupe (les femmes, les gens de couleur) par un autre, une société écologiquement raisonnable et une vie humaine épanouissante ne peuvent se fonder sur la domination et l’asservissement par l’homme de l’ensemble du monde vivant non-humain. Ce que l’écoféminisme nous invite à inventer, ce sont les modalités d’une vie commune basée sur la coopération et l’absence de domination et d’asservissement, entre humains d’une part, entre humains et non-humains d’autre part.
Écologie, féminisme et militantisme
Si le féminisme et l’écologie développent tous deux un appareil théorique, ils sont surtout des mouvements militants, ancrés dans le monde réel. Leur objectif premier est de changer l’ordre des choses. Les liens entre théorie et pratique sont plus ou moins ténus selon les groupes de militants, mais de façon générale, l’ensemble des théoriciens s’accordent à dire que les idées doivent servir de prémisses ou de corollaires à l’action, et qu’en aucun cas elles ne se suffisent à elles-mêmes.
Les écoféministes anglo-saxonnes ont bien souvent tenté de se faire les porte-paroles de toutes les femmes, et particulièrement des femmes les plus démunies, quitte à verser parfois dans une idéalisation naïve de la femme native ou indigène. Ce faisant, tout en dénonçant le phallocentrisme et le colonialisme des hommes, ces intellectuelles blanches, occidentales, riches, reprenaient à leur compte un mode de domination peut-être moins brutal mais plus pernicieux que celui qu’elles combattaient en prenant la parole à la place d’autres femmes, sans avoir pour cela de quelconque légitimité[15]. Mais il y a dans la constellation écoféministe quelques étoiles du Sud dont j’évoquerai brièvement deux des figures les plus emblématiques, Vandana Shiva et Wangari Muta Maathaï.
Vandana Shiva, physicienne indienne, abandonna sa discipline pour se consacrer à la protection de l’environnement, à la promotion d’une agriculture paysanne et à la critique des effets de la mondialisation économique et financière. Elle participa à de nombreuses luttes sur le terrain, se joignant au groupe Chipko, mouvement de femmes himalayennes pour la sauvegarde de la forêt, ou encore à l’association Narmado Bachao Andolan qui s’opposait à la construction de méga-barrages sur la rivière Narmada. En 1991, elle fonde l’association Navdanya qui se donne comme mission de protéger la nature et l’agriculture biologique, défendant notamment la souveraineté des paysans sur leurs semences. A la fois militante et théoricienne de l’écoféminisme, elle insiste dans ses nombreux ouvrages, articles et discours sur le rôle clef que jouent les femmes dans la protection de l’environnement. Le principe central de sa philosophie la reconnaissance de la Prakriti[16], principe féminin dynamique qui oppose la vitalité, la diversité et la créativité à un principe mortifère et homogénéisant incarné par le capitalisme patriarcal. Elle reprend les critiques de la pensée occidentale évoquées dans la première section (objectivisme, universalisme, réductionnisme) qu’elle oppose aux savoirs traditionnels, dans lesquels il n’y aurait pas de dichotomie franche entre les êtres humains et le monde naturel ou entre les hommes et les femmes, mais davantage une continuation[17].
Wangari Muta Maathaï, récipiendaire du prix Nobel de la paix en 2004, représente elle aussi une forme de l’écoféminisme militant dans les pays du Sud. Fondatrice du mouvement de la Ceinture Verte, mouvement de femmes qui plantent des arbres un peu partout au Kenya pour lutter contre la déforestation, elle n’a eu de cesse de défendre l’environnement, les femmes et la démocratie. Après plusieurs passages en prison et la création du parti vert kenyan, elle fut finalement nommée ministre adjointe à l’environnement, aux ressources naturelles et à la faune sauvage en 2002.
Qu’ils se cristallisent autour de Shiva ou de Maathaï, on assiste à la formation de mouvements grassroots, fondés sur la participation active des membres de la communauté. Il s’agit de groupes et de réseaux de femmes qui luttent ensemble pour préserver un environnement viable, maintenir ou conquérir leur accès aux ressources vitales, qu’il s’agisse d’eau, de bois, de terres ou de produits agricoles. Il n’est pas surprenant que ce soit les femmes qui aient tiré la sonnette d’alarme. Elles sont en effet les premières victimes de la mondialisation, les politiques d’ajustement structurel promues par le FMI et la Banque Mondiale à partir du début des années 80 ayant terriblement fragilisé la situation des femmes dans de nombreux pays en développement. Ces programmes ont recruté l’essentiel de la force de travail des hommes ainsi qu’une grande partie des terres pour des cultures de rentes, vouées à l’exportation. En plus de toutes les tâches domestiques qui leur étaient traditionnellement dévolues, les femmes se sont alors retrouvées en charge de la production vivrière. Il leur était non seulement difficile d’avoir accès à la terre, mais leur dépendance vis-à-vis des hommes était accrue du fait que ce sont eux qui avaient un salaire, le travail des femmes demeurant non-rémunéré. Quand à ce fardeau s’ajoutèrent des problèmes environnementaux tels que l’accès à l’eau ou au bois, il leur devint impératif de s’organiser collectivement afin de faire reconnaître leurs besoins comme leurs droits.
L’insoutenabilité de la domination
Il y a donc un lien possible entre féminisme et écologie, deux mouvements qui, s’ils sont indépendants, demeurent complémentaires. Il est cependant important de se garder d’ancrer la démarche écologique dans une conception essentialiste de la féminité, qui considérerait, comme le font certaines écoféministes, que les femmes ont, nécessairement, un rapport différent de celui des hommes au monde naturel. Il existerait une connexion privilégiée entre la nature et les femmes, qui auraient une façon foncièrement différente d’appréhender le monde, le vivant, la société[18]. Des explications naturalistes viennent généralement étayer cette position. Parce qu’elles donnent la vie, les femmes auraient une relation plus intime avec le vivant. Parce qu’elles élèvent les enfants, les femmes seraient plus spontanément enclines à appréhender les effets à longs termes de leurs actions. Parce qu’elles sont traditionnellement en charge de fonctions vitales au sein du groupe, elles auraient une vision plus globale des liens qui unissent les sociétés humaines au monde naturel. On imagine facilement les effets pervers d’une telle rhétorique, qui stigmatise les rôles et les qualités traditionnellement attribués aux femmes tout en offrant une justification naturaliste à leur maintient dans des situations dont elles pourraient justement vouloir s’émanciper.
Si l’on prend toutefois soin d’éviter un tel essentialisme et que l’on admet qu’il n’existe pas une catégorie « femme » mais une multitude de personnes, hommes et femmes, qui désirent entretenir avec le monde vivant un rapport différent de celui hérité d’une culture patriarcale et anthropocentriste, alors le dialogue entre féministes et écologistes peut être fécond. Ce que le féminisme peut nous apprendre lorsqu’il se penche sur la question environnementale, c’est que le mode actuel de développement, fruit de l’association entre une science réductionniste et un capitalisme patriarcal, est insoutenable. Et, ce n’est pas seulement parce que le taux de prélèvement des ressources naturelles serait supérieur à leur taux de renouvellement, ou encore que les rejets de CO2 dans l’atmosphère excèderaient sa capacité d’absorption. Ce qui est proprement insoutenable, c’est que le prétendu développement de nos sociétés riches n’ait été possible et ne puisse perdurer qu’au prix de l’exploitation et de l’asservissement d’une grande partie de la planète, êtres humains et non-humains. Refuser de se satisfaire de la réponse que nous crient à tue-tête les tenants du « développement durable », c’est refuser de rendre durable un système inique.
Notes
[1] Pour un aperçu de la naissance et du développement de l’écoféminisme, voir les deux anthologies suivantes : Judith Plant (ed.), Healing the Wounds: The Promise of Ecofeminism, Philadelphia, New Society, 1989 ; Irene Diamond et Gloria Feldman Orenstein (eds.) Reweaving the World : The Emergence of Ecofeminism, San Francisco, Sierra Club Books, 1990.
[2] Par exemple Janet Biehl, Rethinking Ecofeminist Politics, Boston, South End Press, 1991.
[3] Par exemple Kathryn Rountree, Embracing the Witch and the Goddess: Feminist Ritual-makers in New Zealand, New York, Routledge, 2003.
[4] Pour une présentation des grands courants de l’épistémologie féministe, voir Sandra Harding, The Science Question in Feminism, Ithaca, Cornell University Press, 1986.
[5] Carolyn Merchant, The Death of Nature: Women, Ecology, and the Scientific Revolution, New York, Harper and Row, 1980.
[6] Sandra Harding, Whose Science? Whose Knowledge?, Ithaca, Cornell University Press, 1991.
[7] La biologie évolutive est le champ de la biologie qui étudie l’origine et l’évolution des espèces.
[8] Patricia Adair Gowaty (ed.), Feminism and Evolutionary Biology – Boundaries, Intersections and Frontiers, New York, Chapman and Hall, 1997.
[9] Kristin S. Shrader-Frechette & Earl D. McCoy, Methods in Ecology – Strategies for Conservation, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.
[10] Evelyn Fox Keller, A Feeling for the Organism, San Francisco, W.H. Freeman, 1983.
[11] La transposition génétique est la capacité qu’ont des chromosomes analogues d’échanger une partie de leur matériel génétique au moment de la formation des gamètes.
[12] Carolyn Merchant, « Reinventing Eden: Western culture as a recovery narrative » dans William Cronon (éd.) Uncommon Ground: Toward Reinventing Nature, New York, W.W. Norton, 1995.
[13] C’est ainsi que l’on désigne les partisans d’une protection de la nature sauvage (wilderness), notamment par la création de réserves intégrales. Ce mouvement est largement initié par le géologue et naturaliste américain John Muir, fondateur du Sierra Club.
[14] Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, London, Routledge, 1993.
[15] Noël Sturgeon, Ecofeminist Natures : Race, Gender, Feminist Theory and Political Action, New York, Routledge, 1997.
[16] Ce terme sanskrit désigne la force vitale qui se trouverait dans la nature et dans toutes les formes de vie, y compris les êtres humains, hommes ou femmes.
[17] Vandana Shiva, Staying Alive : Women, Ecology and Development, London, Zed Books, 1989.
[18] C’est le cas de nombreuses écoféministes américaines, qui représentent la branche culturelle ou spiritualiste du mouvement, ainsi que de Vandana Shiva, qui soutient clairement l’idée que les femmes auraient intrinsèquement un rapport privilégié à la nature.
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