Toni Negri est décédé le 16 décembre à Paris1. Avec lui s’éteint une grande figure de la gauche intellectuelle italienne et internationale, et l’un des grands noms du département de science politique de l’Université de Paris 8. Il laisse derrière lui trois enfants et Judith Revel, sa compagne depuis les années 1990.
Antonio Negri naît en août 1933 sous le fascisme. Troisième enfant d’une famille modeste, avec une mère catholique et un père qui avait participé à la fondation du PCI, qui est capturé par des fascistes, torturé, et qui décède quand Toni a 3 ans. Ce dernier fait ses études à l’Université de Padoue, à l’Istituto italiano per gli studi storici de Naples et à l’ENS de Paris. Il milite durant plusieurs années dans les associations catholiques de gauche, passe une année dans un kibboutz en Israël et multiplie les voyages en Europe. En 1956, il fait la connaissance à Paris de Jean-Marie Vincent, futur directeur du département de science politique de l’Université de Paris 8. Refusant l’orientation stalinienne des communistes, il prend sa carte au Parti socialiste italien, qu’il quitte sur sa gauche en 1963. Il devient le plus jeune professeur d’Italie et obtient la chaire de philosophie politique de l’Université de Padoue et la direction de l’Institut de théorie de l’État. Il y promeut un enseignement fortement engagé dans la vie de la cité.
Entre-temps, il est devenu une figure de l’opéraïsme italien, et en particulier de la revue Quaderni rossi, où se retrouvent de grands intellectuels de gauche comme Romano Alquati, Raniero Panzieri, Mario Tronti, Alberto Asor Rosa ou Massimo Cacciari. Ce courant intellectuel et militant tente de repenser le marxisme en pratiquant l’enquête avec les ouvriers et en tenant compte des évolutions profondes du salariat et de la société capitaliste contemporaine, de l’émergence du Tiers-monde et des mutations des pays communistes. Sa perspective diffère sensiblement de l’autre tendance de rénovation de la gauche, néo-gramscienne, qui se développe dans la gauche du syndicat CGIL et du PCI, et qui donne plus tard naissance au Manifesto. Ces deux courants ont une influence considérable sur la scène intellectuelle italienne et au-delà. Ils sont mis en valeur par Les Temps modernes, la revue de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir. Ils influencent les impressionnantes mobilisations ouvrières et de la jeunesse qui marquent le « mai rampant » italien (1968-69) et les années 1970. Les opéraïstes insistent en particulier sur la figure de « l’ouvrier masse », typique des immigrés de l’intérieur qui, venus du Sud du pays, viennent travailler comme OS dans les usines du Nord en plein développement. Ils mettent l’accent sur la contestation des relations de travail à l’intérieur des entreprises, et pas seulement sur les salaires. Ils s’adressent aussi aux étudiants qui prennent le même chemin.
Comme tous les courants radicaux dans le monde, les opéraïstes connaissent maintes scissions. Negri coanime la revue Classe operaia avant de fonder en 1969 le groupe Potere operaio avec entre autres Franco Pipperno, Oreste Scalzone et Sergio Bologna Analysant la situation comme révolutionnaire, il prône la fin de la coopération avec le patronat, la rupture avec les syndicats et le PCI, « l’autonomie ouvrière » et la préparation de la prise du pouvoir.
Les années 1970 constituent la période la plus controversée de la vie de Toni Negri. Le contexte est marqué par des tensions croissantes, une répression accrue contre les mouvements sociaux, l’immixtion des services secrets américains et italiens et de cercles maçonniques réactionnaires dans la politique de la Péninsule, des attentats jamais élucidés commis par des militants d’extrême droite en collusion avec le deep state. Enrico Berlinguer, le dirigeant du Parti communiste italien, propose en 1973 la stratégie dite du « compromis historique », qui vise une alliance avec la Démocratie chrétienne pour transformer pacifiquement le pays. Tirant les leçons du coup d’État qui vient de renverser Allende au Chili, il exclue ainsi toute perspective révolutionnaire en Italie, et même la possibilité d’une alternance radicale au pouvoir telle que semble l’incarner l’Union de la gauche en France. En réaction, Negri et d’autres dirigeants fondent Autonomia operaia, appellent à critiquer radicalement le travail salarié, à radicaliser les luttes et à s’opposer frontalement à l’État et aux partis et syndicats de la gauche réformiste. Ils sont entendus par le mouvement étudiant de 1977, mais leur éloge de la violence révolutionnaire des masses finit paradoxalement par contribuer à une évolution catastrophique : une partie du mouvement les prend au mot et passe à la lutte armée clandestine dans les Brigades rouges et d’autres groupes similaires.
Ce qu’on appelle alors « les années de plomb » voient la polarisation s’accentuer. Contrairement à ce qui se passe en France, la lutte armée a en Italie une base importante, dont témoignent le nombre de personnes qui seront condamnées à l’incarcération : plusieurs milliers contre quelque dizaines dans l’Hexagone. En 1979, Negri est arrêté en vertu d’une législation d’exception, accusé à tort d’être le cerveau intellectuel des Brigades rouges, partisan d’une révolution armée, auteur d’attentats terroristes, voire coresponsable de l’assassinat d’Aldo Moro, président du conseil italien, leader de la gauche de la DC et partisan de l’accord avec le PCI. Stigmatisé comme « il cattivo maestro », « le mauvais maître », il est condamné sur des bases plus que fragiles. Dès 1981, il appelle publiquement l’extrême gauche radicalisée à clore le chapitre de la lutte armée, s’attirant durablement les foudres des militants les plus radicaux – il craindra même pour sa vie en prison du fait de cette prise de position. Il est libéré suite à son élection comme député sur les listes du Parti radical italien, avant de s’enfuir à Paris en 1983. Il y bénéficie de la « doctrine Mitterrand », la France refusant d’extrader les réfugiés italiens par méfiance envers la justice qui les avait condamnés. Il est défendu par des intellectuels français de renom et en particulier par Gilles Deleuze, professeur de philosophie à l’Université de Paris 8, et Félix Guattari, avec lesquels il travaillera étroitement.
Negri est recruté au département de science politique de l’Université de Paris 8. Il enseigne également à l’ENS et au Collège international de philosophie. Les quatorze ans qu’il passe alors en France sont particulièrement productives. Il avait auparavant écrit de nombreux livres, dont La classe ouvrière contre l’État, (Galilée, 1978) et Marx au-delà de Marx : cahiers du travail sur les “Grundrisse” (Bourgois, 1979). Sa production gagne encore en force. En 1990, il crée avec ses collègues du département de science politique Jean-Marie Vincent et Denis Berger la revue Futur antérieur. Il publie une quinzaine de livres, dont certains particulièrement marquants, comme Le Pouvoir constituant : essai sur les alternatives de la modernité (PUF, 1997). Il met désormais l’accent sur les potentialités d’émancipation que génère le capitalisme post-fordiste, que ce soit à travers le rôle croissant de la production sociale des connaissances (le « general intellect » du Marx des Grundrisse) ou grâce aux revendications des travailleurs précaires en marge du travail salarié – ses théories auront d’ailleurs un impact durable sur les mouvements de ces derniers. Contre l’étatisme de la gauche, il continue de faire l’éloge des soulèvements de la « multitude ».
Toni Negri repart volontairement en Italie en 1997 pour y purger sa peine (il a été entretemps acquitté de certaines des accusations les plus fantasques portées contre lui) et dans l’espoir d’obtenir une amnistie pour autres réfugiés italiens. Il reste plus de six ans en prison, dont la moitié en régime de semi-liberté. Il passe ensuite le restant de ses jours entre l’Italie, de nombreux voyages internationaux et la France.
Les années 2000 sont celles de l’apogée de son influence internationale, grâce à Empire (2000), rédigé avec le chercheur nord-américain Michael Hardt. Écrit dans la seconde moitié des années 1990, publié en anglais en 2000, intégrant les apports de Deleuze, Guattari et Foucault, l’ouvrage propose un grand récit de l’ordre du monde post-moderne, caractérisé par le passage des conflits entre États à un Empire global composé d’une monarchie (les USA et les organisations internationales comme l’OTAN, le FMI et l’OMT), d’une aristocratie (les grandes firmes transnationales et les autres États) et d’une démocratie (l’ONU et les ONG). La contestation de l’Empire devrait passer par son refus radical de la part des multitudes elles-aussi mondialisées. Le succès du livre est immense (il vendra à plus d’un million d’exemplaire de par le monde) et est reconnu comme une contribution majeure dans le monde académique international. Les deux auteurs approfondissent les formes politiques de l’alternative dans un second volume (Multitude : guerre et démocratie à l’époque de l’Empire, La Découverte 2004). Les troisième et quatrième tomes de la tétralogie (Commonwealth, Stock 2009, et Assembly (Oxford University Press 2018, non traduit) proposent une théorie des communs comme base d’une « altermodernité » opposée radicalement à l’ordre fondé sur la propriété privée, ainsi qu’un type de subjectivation et d’organisation pour une multitude productrice de commun. Avec ces ouvrages, Negri et Hardt deviennent l’une des grandes sources d’inspiration du mouvement altermondialiste qui conteste le « consensus de Washington » et l’ordre néolibéral international.
Photo prise par Jorge Amat en 1998 à Rebbibia
Toni Negri laisse derrière lui une œuvre immense : près de 80 livres traduits dans une multitude de langues, des thèses discutées âprement dans de nombreux pays, des collaborations avec certains des philosophes majeurs de son temps. Il fut une source d’inspiration pour bien des mouvements qui entendaient transformer l’ordre existant en direction d’une société plus juste. Son inventivité était remarquable et loin de se répéter, il fut capable de modifier en profondeur sa pensée. En sus de ses livres sur l’État, la classe ouvrière, les transformation du capitalisme et celles de l’ordre international, il contribua avec d’autres, dont Étienne Balibar, à réhabiliter Spinoza, une figure philosophique majeure dont l’importance avait été négligée (L’Anomalie sauvage : puissance et pouvoir chez Spinoza, PUF, 1982 ; Spinoza et nous, Galilée, 2010). Il eut plusieurs œuvres, et plusieurs vies.
On peut certes discuter bien des aspects de ses thèses et de son action, de la surestimation du caractère révolutionnaire de la conjoncture après 1968 à l’éloge de la violence révolutionnaire des masses dans la première moitié des années 1970, de la valorisation unilatérale de la multitude à celle du commun dans les années 1990-2000. Il sut se renouveler constamment et fut l’un des grands intellectuels de son temps, dont les travaux constituent des bornes incontournables, qu’on en partage la perspective ou que l’on s’y oppose. Il était la bête noire de la droite et d’une bonne partie de la gauche modérée italiennes. Son internationalisme fut sans cesse plus affirmé. Il était capable de parler avec autant d’attention à des intellectuels mondialement connus, à des chefs d’État progressistes, à des jeunes chercheurs et à de simples citoyens ou militants. Son érudition immense s’accompagnait d’un engagement total dans les transformations sociales et les luttes politiques. Avec la passion joyeuse dont parlait Spinoza, avec bien des erreurs et nombre de réussites, il consacra sa vie à tenter de penser et de transformer le monde au profit des couches subalternes. À l’heure où Giorgia Meloni est présidente du Conseil en Italie, où l’AFD est créditée de plus de 20% des voix en Allemagne et l’extrême droite de 37% en France, et où les scientifiques se retirent trop souvent dans le positivisme de leur tour d’ivoire, sa mémoire se doit plus que jamais d’être honorée.
1 Je remercie Alba Berhami, Bertrand Guillarme, Laurent Jeanpierre, Emmanuel Renault et Judith Revel pour leurs commentaires sur une première version de ce texte.
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