Majeure 51. Envoûtements médiatiques

Comment traduire une forme de vie ?

Partagez —> /

Dans son roman de science-fiction intitulé La plus haute frontière, Joan Slonczewski pose la question de ce que voudrait dire, pour des plantes, avoir le sens de l’humour. Un biologiste « clone un ensemble de gènes » dans une plante de type Arabidopsis afin de leur faire pousser des neurones. Cela permet aux plantes clonées de développer des réseaux neuronaux sensibles à de multiples états mentaux. Un groupe de plantes « a un réseau-rires. Il détecte un stimulus et le trouve drôle ». La plante « rit » en secouant ses feuilles d’avant en arrière. Une question dès lors se fait jour : qu’est-ce qu’une plante peut bien trouver drôle ? Réponse : l’inversion du spectre de la lumière. Cette inversion fait rire les plantes en ce qu’« elle contredit une norme établie, celui du spectre solaire », auquel les plantes sont généralement accoutumées. Le scénario des plantes à sens de l’humour est bien entendu une extrapolation ; mais pas si farfelue qu’on pourrait croire. Anthony Trewavas, Daniel Chamovitz et d’autres biologistes ont établi que les plantes sont en fait douées de sensation : quand bien même non conscientes, elles pensent et ressentent. Elles sentent activement ce qui se passe dans le monde qui les entoure et répondent avec souplesse aux conditions qu’elles rencontrent. Bien qu’elles n’aient ni cerveaux ni neurones, leurs cellules communiquent entre elles, employant les mêmes neurotransmetteurs que les animaux et les systèmes nerveux humains. En d’autres mots, le préalable chimique pour la sensation et la connaissance est déjà là dans les plantes, comme c’est le cas pour les animaux. Quand la scientifique fictive du roman de Slonczewski ajoute des gènes afin de produire des cellules neuronales, elle ne dote pas tant les plantes en question de capacités entièrement nouvelles qu’elle ne permet d’intensifier l’expression, sous des formes visuelles, tactiles et « sémio-chimiques », de processus déjà en place. Les neurones interpolés permettent aux sensations de la plante d’être traduits en une forme que nous pouvons appréhender.Wittgenstein écrivit que « si un lion pouvait parler, nous ne serions pas capables de le comprendre ». Il s’agit aussi ici d’un problème de traduction. Wittgenstein ne dit pas que le lion est dépourvu d’esprit, ou qu’il manque de cette sorte d’intériorité que les êtres humains possèdent, mais que les vies des lions (ou celles des plantes Arabidopsis) sont vraiment différentes de celles des êtres humains. Il est difficile pour nous d’imaginer ce dont un lion se soucierait, de même qu’il est difficile pour nous d’imaginer ce que les plantes trouveraient drôles. Et comme « imaginer un langage » signifie « imaginer une forme de vie », nous ne pouvons pas nous attendre à appréhender le discours d’un lion ou d’une plante, à moins de pouvoir surmonter l’écart entre leur « forme de vie » et la nôtre. Qu’est-ce que Wittgenstein veut dire par « formes de vie » ? La difficulté est qu’elles sont à la fois plurielles et singulières. D’un côté, les formes de vie sont toujours partagées. Aucune entité ne peut subsister isolée. Toute vie, toute existence s’inscrit dans des sociétés à l’organisation complexe. Et ces sociétés – comme Latour nous le montre et comme l’usage du terme par Whitehead déjà l’implique – ne sont jamais simplement ou exclusivement humaines. Elles impliquent plutôt toujours un assemblage complexe de toutes sortes d’acteurs humains et non-humains. Mon corps, par exemple, est une « société » contenant d’innombrables bactéries en plus de mes propres cellules, elles-mêmes différenciées en de multiples formes. Et cet assemblage-de-corps lui aussi ne peut subsister sans la nourriture et la protection qu’il reçoit des sociétés, de sortes et de tailles variées, qui existent tout autour de lui : de l’air que je respire et de la nourriture que je mange au système économique injuste dans lequel je suis forcé de fonctionner, jusqu’au réseau écologique mondial qui inclut l’écorce terrestre, l’atmosphère, et ultimement me lie aux lions et aux plantes Arabidopsis. Ainsi, de multiples formes de vie sont entremêlées dans ma véritable existence ; je suis toujours engagé dans plusieurs d’entre elles en même temps. Formes de vie et langages franchissent toutes sortes de limites. Ils ont des contours flous et résistent à toute définition précise. Et ils sont excessifs, générant ce que Bruno Latour nomme une « prolifération d’hybrides ». Les formes de vie s’étendent partout ; elles ne respectent pas les frontières entre les entités, les types ou les espèces. En même temps cependant, les formes de vie ne sont jamais holistiques ou totales. Elles sont toujours particulières, toujours concentrées en un certain point. Elles se chevauchent, mais ne coïncident pas. Préparer et consommer de la nourriture est une forme de vie ; écrire des essais philosophiques en est une autre ; travailler dans une usine encore une autre. Les athées ont des formes de vie propres, que les croyants n’ont pas ; les Américains aisés ont différentes formes de vie, que n’ont pas ceux qui résident dans les bidonvilles du Sud de la planète. Les êtres humains en général ont des formes de vie propres, que les lions ou les plantes Arabidopsis n’ont pas. Souvent, ces formes de vie sont antagoniques entre elles. Les formes de vie des moustiques Anopheles et des banquiers en investissements, par exemple, sont directement délétères vis-à-vis de ma propre survie et de mon épanouissement.Ces formes de vie disparates sont inhérentes à tout monde commun. Comme nous le dit Whitehead, « d’autres créatures nous accompagnent en démocratie » (« we find ourselves amid a democracy of fellow creatures »). Les formes de vie impliquent de multiples forces et pratiques, venant continuellement se frotter les unes aux autres dans ce que Whitehead appelle une « diversité disjonctive ». Je ne peux pas me « soustraire », ou me fermer à toutes ces entités envahissantes ; je ne peux pas simplement m’éloigner des banquiers et des moustiques. Car, comme le dit Whitehead, « nous semblons êtres nous-mêmes des éléments de ce monde dans le même sens que le sont les autres choses que nous percevons [je souligne] ». Cela veut dire que nous ne pouvons pas diviser le monde selon une opposition entre les sujets observants d’une part, et d’autre part les objets de la perception. Nous ne pouvons pas compter sur la donation ou la manifestation du monde, avec nous-mêmes comme les destinataires privilégiés de ce don. Whitehead est un anti-corrélationiste avant la lettre : le monde n’est pas tel qu’il « dépende de nous », nous dit-il, précisément parce que nous n’y avons pas de place spéciale. Nous existons dans le « même sens » que les autres entités. Les formes de vie peuvent être inamicales entre elles (ce que Hegel nomme contradiction), ou même entièrement incommensurables (ce que Leibniz nomme incompossibilité). Et cependant toutes font monde ensemble. « Bifurcations, divergences, incompossibilités et discordes appartiennent au même monde bigarré », comme le dit Deleuze dans son commentaire sur Whitehead. C’est pourquoi la traduction est un problème si important. Comme l’énonce Latour, « il n’y a pas d’équivalents, seulement des traductions… Le mieux que l’on puisse faire entre actants est de traduire l’un en l’autre ». Il n’est nulle harmonie préétablie parmi d’« incommensurables et irréductibles forces ». La traduction est dès lors intrinsèquement problématique, parce qu’elle ne consiste pas seulement à passer d’un code, ou d’un langage, à l’autre. La traduction implique plutôt la violence consistant à codifier, ou mettre en langage, une réalité qui se tient hors de tout langage et de tout code. La traduction tente de faire un équivalent pour ce qui n’a pas d’équivalent. Elle force un échange entre des incommensurables. « S’il y a des échanges », nous dit Latour, « ils sont toujours inégaux et coûtent une fortune à établir comme à maintenir ». Ce qui veut dire que le problème de la traduction est réellement un problème d’esthétique. Kant a établi l’antinomie fondamentale de l’esthétique moderne dans sa troisième Critique. D’un côté, chaque « jugement de goût » est entièrement singulier : il est non-cognitif, sans concept et ne peut être généralisé. De l’autre, le jugement de goût aspire à – et même demande – l’assentiment des autres. Il prétend, nous dit Kant, à être « universellement communicable sans la médiation d’un concept ». Nous devons par conséquent comprendre la traduction comme la tentative pour capturer la singularité de l’intérieur d’un médium universel d’échange, afin d’obliger à l’assentiment de tous. Pour Kant, cela prend la forme d’un sensus communis en tant que fondement non-cognitif de la possibilité véritable de la connaissance. L’antinomie du jugement esthétique kantienne est centrale pour la pensée moderne. Qu’est-ce qui se passe quand des incommensurables sont mesurés ensemble ou capturés dans le même code universel ? Est-ce que des singularités disparates peuvent être mises en contact sans être effacées ? Cette question hante – parmi d’autres – Marx, Wittgenstein et Whitehead. Pour Marx, le sensus communis de Kant est matérialisé dans l’argent en tant qu’« équivalent universel ». La critique de Wittgenstein de la notion de « langage privé » est ancrée dans les questions de Kant relatives à la « communicabilité de la sensation ». Et Whitehead répond à l’antinomie kantienne par le principe fondateur de sa propre esthétique : l’injonction à convertir les exclusions et les oppositions en « contrastes ». Dans « Deodand », une nouvelle se déroulant dans un futur proche, l’écrivain de science-fiction Karl Schroeder s’affronte aussi à ce dilemme. Une société informatique a des difficultés avec ses robots autonomes. Ils refusent d’obéir aux ordres de tuer des animaux et d’abattre des arbres. Ces robots ont « plusieurs catégories pour dire objet : personne, outil, propriété et biens de subsistances ». Le problème, pour cette société, est que ces robots considèrent les chats et les arbres comme des « personnes », au lieu de les reléguer au statut (heideggérien) de « subsistances », disponibles à volonté. Il s’avère que cette situation est le résultat d’une informatique omniprésente, ou de ce que Bruce Sterling nomme « l’Internet des objets ». Tout dans l’environnement est marqué avec des senseurs collectant des « fantastiques sommes de données » et les téléchargeant sur l’Internet. Chaque objet transmet des informations sur sa localisation, ses activités et son état général. Pour les robots, toute cette activité indique une personnalité : « Les arbres étaient des gens ; il en allait de même pour les chats. Le coteau de la colline lui-même avait une vaste icône le surplombant, comme si un esprit lourd et ensommeillé se tenait au-dessus de lui. Et les icones émergeaient et se divisaient, les identités se modifiant selon des relations et des modèles dont les racines demeuraient cachées dans les réseaux qui leur avaient donné naissance… Votre équipe pensait que le robot prenait à tort des choses pour des gens. Mais ce sont les choses elles-mêmes qui lui disent qu’elles sont humaines. » Quand Sterling suppose que toutes ces données de traçabilité sont justes « pour nous », usagers humains de l’Internet, le récit de Schroeder suggère que les données extraites par les choses sont réflexivement valables pour les choses elles-mêmes. Un objet accède à la personnalité quand il est assez riche en données. La digitalisation est une sorte d’abstraction : elle traduit la singularité des choses en un code universel, inter-changeable. Gennady, le protagoniste humain du récit de Schroeder, est ambivalent à ce propos ; il se lasse de l’accumulation – et de la similitude – des données virtuelles et chérit ses moments de contact corporel direct en plein air, quand il peut se promener « sans sens augmentés ». Mais en même temps, Gennady est forcé d’admettre que grâce à l’omniprésence des recueils de données, « la totalité du monde physique s’éveille ». Nous tendons à croire « qu’il n’y a que deux genres de choses, les gens et les objets ». Mais en fait, les choses sont toujours « un peu des deux ». Et grâce à la traduction de données, « nous ne pouvons plus ignorer ce fait ». Dans le roman de Slonczewski, l’ajout des réseaux de neurones permet aux expériences des plantes d’être traduites en des termes humainement appréhendables. Il en va de même, mais de manière plus générale, pour les données digitales générées par les senseurs dans le récit de Schroeder : elles s’efforcent de traduire objets et sujets – ou choses et personnes – en un médium dans lequel ceux-ci peuvent plus pleinement s’appréhender l’un l’autre et interagir sur des bases à peu près égales. Les dualismes traditionnels sont effacés : car tous nous sommes, de façon inhérente et dans le même sens, en un monde commun. Les exclusions et les oppositions sont converties en contrastes esthétiques ; ils sont sauvés de leur isolation, sans être subsumés en un Tout englobant. Traduit par Frédéric Neyrat