En tête 34.

Les vertiges de la crise des subprimes

Partagez —> /

Dans un monde chaotique où la tentation est grande de se borner à cultiver son jardin comme Candide en renonçant à « y comprendre quelque chose », cette outrecuidance qu’avaient encore Hegel ou Marx, rien n’est plus revigorant pour l’intelligence que de suivre la trajectoire du missile de croisière que constitue la crise financière en cours.

Nous n’avons pas touché aux rives de la fin de l’histoire ni à l’ère apaisée de « l’administration des choses » annoncée par Kojève et Fukuyama. Les désordres de l’économie sont grands sous le ciel. Comme toujours, quand Janus montre sa double face, fleurissent les parallèles avec l’écroulement final apocalyptique du capitalisme ou les comparaisons avec la grande dépression des années 1930. Un sentiment diffus commence à se faire entendre à gauche, y compris dans les cercles proches du patronat : on s’aperçoit que le néolibéralisme est mort historiquement (comme un canard décapité, il pourra courir encore une dizaine d’années)[1]. « Fin de la globalisation heureuse », « le capitalisme est en train de s’autodétruire », « le pire est à venir »[2], « « la grande dépression est là », voici quelques titres de livres très récents. Chacun y va de ses « cris de Cassandre »[3] : « le capitalisme va dans le mur » s’il ne se réforme pas radicalement.

Nous n’avons rien contre les « cris de Cassandre », mais n’est pas Keynes qui veut. Un économiste, même le plus orthodoxe, vous dira que la crise des années trente connaissait le problème de « faire redémarrer le moteur » de la croissance économique dans un monde où les prix, tous les prix étaient orientés à la baisse et le commerce international en pleine contraction. Plus décisif encore, quitte à se réclamer de Keynes, mieux vaudrait n’en pas oublier le message essentiel.

Or, on ne peut qu’être perplexe à voir des économistes qui se prétendent de gauche prôner une « purge » censée nous débarrasser de la spéculation immobilière ou carrément une nouvelle crise de 1929, pour reconstruire enfin un capitalisme sur une base saine d’économie de production. Enfin la crise ! On va pouvoir tordre le coup à la finance, à ses abus scandaleux. D’autres plus dégrisés se méfient de ce moralisme récurrent qui sert en général à digérer les booms de croissance et surtout à redécouvrir les vertus de l’État et de l’intervention publique selon le saint principe : privatisez les profits, socialisez les pertes. D’autres enfin s’imaginent qu’en euthanasiant les rentiers des bourses mondiales, en donnant la priorité à l’industrie et à l’investissement, nous reviendrons à la bonne « économie réelle de production ». Haro sur la financiarisation !

Il ne nous semble pas qu’il y ait là des idées nouvelles, ni la moindre solution au casse-tête actuel. Ni vraiment beaucoup de prudence, quand on pèse la situation, du Pakistan à la Géorgie, en passant par le Proche Orient et l’Iran. Ce que démontrent la persistance et la contagion de la crise des subprimes, c’est précisément l’impossibilité actuelle de séparer la spéculation (mauvaise) et le marché globalisé d’avec l’économie-monde. Tous les vœux pieux de la Terre ne parviendront pas à faire le tri entre les créances douteuses et les bonnes. Pas plus qu’à séparer l’ivraie du leadership monétaire américain par l’entremise du dollar et de ses deux déficits monstrueux, du bon grain de la croissance. Il faut sauver le soldat croissance, semble dire le gouvernement américain.

Reconnaissons que ce sont les maîtres du monde, bien placés pour connaître la situation globale et ses problèmes, qui ont raison face aux petites nations subalternes européennes qui continuent à pourfendre un déficit budgétaire et une dette dont la réduction pourrait bien faire crever le patient. Les États-Unis annoncent un plan de soutien de 3 000 milliards de dollars sous forme de garantie fédérale des crédits (plus du tiers du PIB annuel américain), et notre premier ministre a ses vapeurs pour 45 milliards. Le gouvernement français, avec le RSA et son financement ponctionné sur les revenus du capital (essentiellement ceux des ménages), fait du rafistolage. Mais, avec une croissance qui sera inférieure à 1 % et un déficit de plus de 3 %, il faudra bien qu’il en vienne (et toute l’Europe avec) à des mesures nettement plus radicales. On ne serait guère étonné qu’une bonne explosion sociale vienne le rappeler à nos élites fatiguées.

La vérité toute nue est que la crise actuelle des subprimes est la première crise globale du communisme du capital (au sens d’une mise en commun de l’économie-monde). Elle témoigne de l’interdépendance inextricable des débiteurs et des créanciers. Elle tient à la fois de la vieille comptine : « tu me tiens par la barbichette, je te tiens par la barbichette » et d’un autre principe bien plus paradoxal cité par Keynes : « si la dette est petite, c’est le débiteur qui a un problème avec son créancier, mais si la dette est énorme, c’est le créancier qui a un problème avec le débiteur ».

Nous résumerons la chose par l’image des poupées gigognes qui s’emboîtent les unes dans les autres. La stabilité politique chinoise (cela s’appelle « la société d’harmonie ») et l’inclusion des centaines de millions de salariés dans le mécanisme de l’accumulation sont trop gros pour que l’on freine la locomotive de Pékin ou qu’on l’aiguille sur les chemins d’une croissance soutenable pour la planète (ne parlons pas des principes des droits de l’animal humain dont la plasticité biologique vient d’être encensée par des Jeux olympiques grandioses). Le gaz russe est trop vital pour l’Europe pour que celle-ci n’avale pas la couleuvre boa géorgienne des autocrates russes. Le niveau de vie des ménages américains dans leur ensemble (oubliez les 12 % d’exclus de ce paradis, 37 millions de pauvres sur 302 millions) a été trop gros pour que le gouvernement américain ratifie les accords de Kyôto. Comme l’avait dit avec un tact exquis le bientôt feu président Bush : « il est hors de question que les Américains renoncent à leur 4×4 ». Le produit de cette realpolitik se mesure aujourd’hui à la quasi-faillite des trois constructeurs américains qui veulent 70 milliards de dollars de soutien fédéral contre seulement 45 milliards proposés par l’administration. Excusez du peu. Mais ils sont trop gros pour être mis en faillite, une faillite qui doit beaucoup aussi à leurs engagements pour les retraites de leurs employés (chez nous, c’est la Sécurité sociale qui est gênée aux entournures).

Autre poupée gigogne, la crise des subprimes par quoi tout est arrivé : les ménages américains emprunteurs pour leur logement sont trop nombreux pour être mis en faillite et mis à la rue en bloc (ils sont 12 millions de foyers, donc 60 millions). De là s’ensuit depuis un an et demi une assez jolie partie de renvois de balle. Les banques ont suffisamment dilué les créances auprès des établissements financiers, qui eux-mêmes les ont suffisamment vendues aux personnes privées ainsi qu’aux collectivités publiques, pour que leur dette soit inexigible. Les banques, les établissements financiers et leurs fonds spéculatifs disent ainsi à la Banque centrale, qu’elle soit anglaise ou américaine : nous sommes de trop gros morceaux pour que vous nous fassiez chuter. Les banques centrales des grands pays sont en train de se mettre toutes au diapason. La Réserve fédérale américaine dit depuis quinze ans au reste du monde, et particulièrement à la Chine, aux pays exportateurs de pétrole et à leur fonds souverains : mes deux déficits (de mon commerce extérieur et de mes finances publiques) sont trop gros pour que vous mettiez en faillite les États-Unis. Si nous coulons, le monde entier coule avec nous. Et c’est totalement vrai.

10 La politique de Ben Bernanke, grand spécialiste de la crise de 1929 et successeur d’Alan Greenspan (l’homme qui savait parler à l’oreille des marchés), a donc été de tout faire pour éviter la crise de liquidité, puis la faillite, des dix premières banques américaines. À moins de souhaiter 150 millions de chômeurs et un holocauste nucléaire à brève échéance entre le Pakistan, l’Inde et l’Iran, et la Chine en deuxième ligne (avec une petite bifurcation vers la Russie dont la décolonisation demeure chaotique, et quelques ramifications presque automatiques au Proche-Orient, donc en Europe), il n’y a guère à redire.

Il n’y a aucune raison intrinsèque pour que ce dispositif visant à éviter la panne de liquidité monétaire et du crédit, ainsi que les faillites du système financier, ne puisse pas absorber tant bien que mal la crise et dévaluer brutalement les actifs financiers (dont l’inflation a été « exubérante », comme dirait Monsieur Greenspan). Pas d’impossibilité non plus à ce que, dans les faits, s’opère finalement la réforme du FMI. Une réforme qui consisterait à revenir à la solution préconisée par Keynes sans succès en 1944 à Bretton Woods. Émettre sous forme de droits de tirages spéciaux une quantité colossale de monnaie internationale gagée sur la croissance industrielle des pays du Sud d’une part, sur un saut définitif dans un capitalisme cognitif de l’autre (c’est-à-dire sur un investissement enfin sérieux de 10 % du PIB dans la recherche et l’enseignement et sur la transformation de l’Europe en État fédéral doté de la puissance de frappe économique américaine). Quelle est donc la raison pour laquelle Ben Bernanke, président de la Réserve fédérale américaine, est vraiment préoccupé au point qu’il a qualifié le 20 août la situation de « l’une des plus complexes ayant jamais existé » ? Pourquoi ce qui a fonctionné durant les vingt dernières années ne pourrait-il pas être reconduit ?

Dans une tribune du Monde, le 28 août, quelques économistes (Christian de Boissieu, Jean-Hervé Lorenzi et Olivier Pastré) rappelaient que la crise n’est toujours pas réglée et qu’il demeure dans les livres de comptes des banques et établissements financiers une bonne moitié de créances douteuses (entendons : qui ne seront jamais honorées). La purge n’en finit pas, parce que l’impossibilité de purger financièrement le système américain (qui a pourtant réagi très vite à quelques retentissants scandales comme Enron en modifiant le régime des stock-options et les principes de la comptabilité des entreprises) correspond en fait à une impossibilité de purger politiquement la démocratie d’opulence américaine. Le niveau de vie des ménages américains est rigide à la baisse !!! Cette rigidité-là est beaucoup plus difficile à traiter que celle des salaires.

Le tournant américain : la seconde mort de Milton Friedman

La première puissance du monde, avant l’élection possible mais pas certaine de B. Obama, s’apprête à réaliser un New Deal rampant[4](nationalisation déguisée des établissements de refinancement des crédits hypothécaires, concours gigantesques à l’industrie automobile, renflouement des banques d’affaires comme la Bear Stearns, crédits fédéraux aux collectivités locales pour éviter les expulsions en masse et refinancer le crédit, réforme de la construction de logements sociaux). Il ne manque qu’un système de couverture universel d’assurance-maladie (au programme d’Hillary Clinton, endossé par Obama) et la reprise par la puissance publique du système des retraites (jusque-là assuré par les entreprises privées et au bord de la faillite), pour donner substance à ce tournant décisif. Les États-Unis, après avoir dicté au monde entier les critères du consensus néolibéral, sont en train de s’européaniser. Milton Friedman est mort cette fois-ci pour de bon. Pendant ce temps, l’Europe, empêtrée dans un confédéralisme impuissant et sans avenir, rechigne à faire un vrai déficit budgétaire européen, pourtant inévitable si l’on veut éviter une récession très sévère. Tout comme elle ne se dote pas d’un nouveau statut de la BCE permettant de faire jouer à l’euro un rôle plus dynamique de monnaie internationale de réserve, ce qui lui permettrait d’emprunter et de financer la sortie d’un sous-développement quasi tiers-mondiste de ses universités, de la recherche, de ses nouvelles technologies.

Mais de quoi se plaint-on, direz-vous ? Nous sortons de l’ère fanatique des Chicago Boys (il n’est qu’à voir la situation en Amérique Latine, qui revient presque partout, sous différentes variantes, aux recettes de l’économie mixte). Le capitalisme va se moraliser un peu plus. Madame Parisot renonce à sauter en parachute (sans doute pour éviter l’association sémantique fâcheuse avec les parachutes dorés) et fait le ménage à l’UIMM dont la corruption, au passage, servait à acheter la paix sociale.

Il y a pourtant un hic dans ce scénario hollywoodien du Paradis au royaume de la mondialisation, le retour. Il y manque cruellement un ingrédient sans lequel les techniques financières et monétaires, pour intelligentes qu’elles soient, échouent piteusement : la confiance. Le dollar est encorelamonnaie de réserve et les États-Unis sont encore en mesure d’exporter leur lutte de classe interne (hier la poussée de la classe ouvrière, aujourd’hui les avantages en nature immobilière concédés à leur classe moyenne et à la creative class), en transformant leur déficit budgétaire et leur endettement en papier dollar et en bons du Trésor fédéral. Mais, ce sont sans doute les derniers feux de la puissance unipolaire née sous le présidence du premier Bush après la chute du socialisme réel. Les pays européens et le Japon, qui n’en finissent pas de payer durement la contrainte extérieure, eux, mettent de plus en plus en doute la capacité des États-Unis à faire face à leurs salariés, à imposer l’austérité et davantage de chômage et moins de pouvoir d’achat. Le désaccord entre Jean-Claude Trichet, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, celui du Japon et Ben Bernanke (les premiers maintenant la priorité à la lutte contre l’inflation et les augmentations de salaires, à la stabilité des taux de change, le second prêt à les jeter par-dessus bord pourvu que le dirigeable mondial de la croissance ne retombe pas au sol) reflète ce désaccord stratégique. Mais ce ballet est désormais à trois partenaires. Il existe en effet un troisième larron dans l’affaire : les pays du Sud qui sont devenus riches (la Chine, l’Inde, les pays arabes producteurs de pétrole) avec leurs fonds souverains, qui veulent la croissance à tout prix comme les États-Unis (à la différence des autres pays développés), mais qui sont inquiets d’un virage protectionniste américain (amorcé par le Congrès, qui a interdit la vente de ports à des investisseurs non nationaux) ainsi que d’une dévalorisation excessive du dollar. Certes, ils tiennent l’Oncle Sam par la barbichette, comme nous l’expliquions plus haut. S’ils refusent de souscrire aux emprunts internationaux du Trésor américain, ils sont en mesure de provoquer une crise majeure du dollar et, par contrecoup, du système financier mondial. Mais, dès lors, ils risquent à leur tour une dévalorisation radicale de leurs avoirs et, pire encore, d’être précipités dans une stagnation accompagnée de fortes poussées inflationnistes. On conçoit leur mauvaise humeur croissante. Tant que la Chine n’aura pas relayé une croissance tirée par les exportations par une demande intérieure tirée par des salaires décents et un niveau moins bas de protection sociale, elle demeurera arrimée à la nef américaine pour le meilleur et pour le pire. Là aussi, l’obstacle est politique.

Comme l’analysaient lucidement au moins sur ce point Boissieu, Lorenzi et Pastré, la crise financière, maîtrisée jusqu’à présent, dessine un paysage profondément modifié des droits de propriété à l’échelle mondiale. L’endettement américain (110 % du PIB contre 47 % en sens inverse) vis-à-vis du reste du monde[5]se traduit désormais par l’entrée des fonds souverains chinois et indiens dans le saint des saints de la finance de New York. Quand la France a découvert qu’Arcelor et toute sa technologie allaient tomber entre les mains de Mittal, le dépit a été grand. On imagine la tête de l’aristocratie financière new-yorkaise, découvrant l’entrée des financiers saoudiens, koweïtiens ou chinois dans les conseils d’administration de la finance.

Ce sont là toutefois des péripéties dignes du Second Empire dans la France de Napoléon III avec ses krachs financiers, sa spéculation immobilière effrénée. L’important est l’impasse devant laquelle se trouve la mondialisation financière (bien plus que les seuls États-Unis). Contrairement à ce que l’on raconte trop souvent, ce n’est pas la consommation des ménages américains et leur endettement immobilier qui sont à liquider, c’est l’absence de compromis politique avec les nouvelles classes productives. Keynes avait plaidé la liquidation de l’or, ce résidu bourbonien. C’est d’un autre résidu bourbonien qu’il faut se débarrasser aujourd’hui. La financiarisation avait permis au capitalisme de contourner la rigidité ouvrière fordiste. Cela n’a pu se faire qu’en entretenant de façon tangible le rêve de la propriété pour un grand nombre et des revenus des placements financiers. Il y avait beaucoup de gens appelés au royaume de la rente et un nombre suffisant d’élus pour contenir un quart de la population pauvre. À moins d’un nouveau New Deal, refondant les antiques droits sociaux de l’État-providence – rongés par trente ans de néolibéralisme, et les garantissant y compris en Chine –, mais créant aussi les nouveaux droits des nouveaux précaires cognitifs de la creative class, en pleine voie de prolétarisation, on ne voit pas comment un programme d’euthanasie de la rente éviterait l’explosion politique.

La porte est étroite et Alan Greenspan, dès le 14 mars 2008, qualifiait la crise actuelle de : « la plus grave depuis la fin de la seconde guerre mondiale »[6]. Elle n’est pas technique (reconnaissons que la finance a pas mal progressé techniquement). Elle est politique. Inutile de consulter les Tables de la loi néolibérale. Elles viennent d’être brisées. Aux politiques d’en tirer les conséquences.

Notes

[ 1] Voir Christian Chavagneux, Les Dernières Heures du libéralisme : mort d’une idéologie, Paris, Perrin, 2007.Retour

[ 2] Voir par exemple les ouvrages de Patrick Artus et Marie-Paule Virard. Pour une revue un peu systématique des ouvrages parus sur la crise des subprimes, voir notre compte rendu dans la Revue internationale des livres et des idées, numéro de septembre 2008.Retour

[ 3] Sous-titre du livre de J. M. Keynes, Essais sur la monnaie et l’économie (1930).Retour

[ 4] L’idée de doter les démocrates d’un programme de prochain New Deal fait son chemin dans la convention démocrate. hh http://w www.nextnewdeal. org/ plan/ . Voir aussi de Paul Krugman, L’Amérique que nous voulons, Paris, Flammarion, 2008.Retour

[ 5] « Les avoirs (actions, obligations, créances…) détenus par le reste du monde sur les États-Unis qui ont atteint 110 % du PIB américain, sont plus du double des avoirs de même nature détenus par les agents des États-Unis sur les entreprises ou États du reste du monde (47 % du PIB). » Gérard Duménil et Dominique Lévy, « Une trajectoire financière insoutenable », Le Monde diplomatique, août 2008, p. 10.Retour

[ 6] Les Échos, 1 mars 2008.Retour