85. Multitudes 85. Hiver 2021
Majeure 85. Planétarités

L’Afrofuturisme féministe des fractures de la Terre

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Et si la science-fiction nous aidait à penser et à panser Gaïa ? Depuis quelques années en effet, des écrivaines africaines américaines déploient des fictions féministes à l’échelle planétaire : soit que la Terre ait tremblé et qu’il s’agisse de vivre dans les décombres d’un monde effondré, soit que les personnages soient dotés de mobilité dans les airs qui les fasse circuler à l’échelle de Gaïa. Une nouvelle sensibilité aux fractures du monde se dégage de leurs romans et nouvelles, leur permettant d’élaborer des hypothèses pour soigner la terre blessée ou collaborer avec les vents, les bruits, les roches, pour s’aménager des modalités éthiques de vivre-ensemble avec les non-humains.

Loin des étoiles, des innovations technologiques et des cyborgs, Nnedi Okorafor et N. K. Jemisin utilisent la science-fiction comme laboratoire de possibles, explorateur d’hypothèses et modalité d’expérimentation. Heuristiques, leurs récits pensent les fractures et les inégalités contemporaines : situées dans l’à-venir, elles parlent de notre monde déjà effondré, de celles et ceux aux marges du monde, des grands perdants, des exclus : leurs personnages principaux sont des femmes, en dehors des systèmes de pouvoir, pourchassées pour leur particularismes génétiques. Comment ne pas y lire une dénonciation des exclusions sociales, raciales, misogynes des États-Unis et d’une grande partie de nos sociétés mondialisées ?

N.K. Jemisin (née en 1972 dans l’Iowa) a rédigé des récits de fantasy écologique et de science-fiction, notamment Les Cent mille royaumes (2011) et la trilogie de La terre fracturée1 pour lequel elle a obtenu trois fois le prix Hugo (2016, 2017, 2018). Nnedi Okorafor (née en 1974 dans l’Ohio) partage le même goût pour les fictions d’anticipation écologique, mettant elle aussi en scène des personnages féminins en lutte. Après Qui a peur de la mort ?2 et plusieurs volets de la série Marvel Black Panther, elle rédige un recueil de nouvelles, Kabu Kabu3 (traduit en français en 2020), dont les intrigues se déroulent souvent entre les États-Unis et le Nigéria, à moins que ce ne soit quelque pays africain imaginaire.

Si situant dans le sillage de deux grands de la SF afro-américaine, Octavia E. Butler (La parabole du semeur4) et Samuel Ray Delany (Babel 175), ainsi que de l’« Afro-cyber-féminisme » dévoilé en France dans une exposition organisée à la Gaîté Lyrique par Oulimata Gueye6, ces deux écrivaines américaines peuvent être lues sous l’angle de leur potentiel de dénonciation politique, en prenant appui sur la métaphore de la fracture qui donne son titre au cycle de N.K. Jemisin, La terre fracturée. Il faut entendre la notion de « fracture » à la façon de Malcolm Ferdinand dans Une écologie décoloniale7, pour qui nos sociétés vivent et héritent d’une double fracture, écologique et coloniale. Au sein du « plantationocène8 », dérivé de l’économie extractiviste de la plantation qui domine encore aujourd’hui, économie prédatrice et à sens unique, sont minorés et rejetés dans la « cale du navire négrier » les hommes et les femmes non blancs, les pauvres, les malades, les jeunes, les queers. S’ajoute à cette première fracture, « coloniale » car dérivée de la « plantation » au sens large, une seconde fracture, écologique celle-ci, qui ne frappe pas tout le monde de la même manière : si nous n’avons toutes et tous qu’une Terre en partage, nous n’en subissons pas la pollution de la même manière selon que nous soyons riche ou pauvre, vivant près de mines à ciel ouvert ou non, devant dépendre d’économies dominées par des puissances étrangères ou non… Cette seconde fracture écologique s’ajoute, selon Malcolm Ferdinand, à la première pour produire ce qu’il appelle un « racisme écologique », où les terres des uns sont souillées au profit des autres, où la chlordécone par exemple est utilisée à grande ampleur en Martinique et surtout pas en métropole, tant que l’économie soutient la production intensive de bananes et que les profits européens sont au rendez-vous.

Les récits de science-fiction aident à représenter ces fractures dont est aujourd’hui affectée notre planète, et ce à deux niveaux. D’une part, ils ont une capacité de figuration de mondes fracturés, en nous faisant expérimenter des mondes alternatifs, au premier abord dystopiques mais où se cachent parfois des utopies, à la façon de ce que Yannick Rumpala nomme des « prototopies9 ». Libérés de la contrainte du réalisme, aidés par le fait que le genre soit mineur et populaire, ils sont l’occasion d’une immense liberté de ton et d’expérimentation – qui leur offre une dimension exploratoire politique forte, comme a pu l’être le polar avec des auteurs tel Didier Daeninckx. L’amplification et la systématisation d’un élément du réel (inégalité raciale, inégalité de genre, destruction d’écosystèmes) construit des mondes possibles fracturés que les fictions poussent à leur paroxysme, comme dans un laboratoire.

D’autre part, ces textes de Nnedi Okorafor et N .K. Jemisin participent de ce que l’on pourrait appeler une diplomatie générale du soin, le terme de « diplomatie » étant repris à Baptiste Morizot à propos d’une négociation possible des humains avec les loups, qui nécessiterait d’« avoir la tête d’un loup », de penser comme un loup10. De la même manière, les récits de science-fiction nous permettent d’incarner le point de vue de non-humains (penser comme une pierre, penser comme le vent) et d’envisager des éventualités de négociations grâce à une éthique du soin. À cet égard, les deux écrivaines proposent des figures de médiatrices, d’intercesseuses : des coureuses de vent, des femmes médecins, des « orogènes » qui pansent les séismes…

Ces mondes fracturés nous placent au-delà ou en-deçà des villes, des nations, des continents, qui nous situent ici ou là sur les cartes géographiques. Ils nous plongent dans les forces élémentaires, géologiques, cosmiques – surhumaines – dont s’efforce de rendre compte la notion de planétarité. C’est à la compréhension sensible de cette planétarité qu’ils nous initient par chacun de leurs rituels narratifs.

Courir les vents, écouter la forêt

Dans ces textes, l’insertion discrète d’un motif merveilleux décale le récit dans l’irréel, sans lui ôter sa consistance réaliste dans la description des effets sociaux et politiques de la ségrégation. À cet égard, on est très loin de la « hard science fiction » qui prend appui sur des spéculations scientifiques complexes et des changements sociaux et technologiques profonds. Rien de tel ici, où le décalage référentiel est minime, au sein d’un pays africain aux contours flous. Dans le recueil Kabu Kabu de Nnedi Okorafor, les nouvelles « Comment Inyang obtint ses ailes », « Les vents de l’Harmattan », « Les coureurs de vent » et « Biafra » racontent un même monde, où une série d’individus naissent avec une particularité génétique : dotés d’une hypersensibilité, ils ont le pouvoir de commander aux vents, de s’élever dans les airs et de marcher sur les cimes, de connaître les plantes et de soigner leurs proches. Les sociétés ont oublié le bénéfice qu’elles pouvaient tirer de la coexistence avec ces personnes et les accusent de sorcellerie lorsqu’elles sont démasquées au sein des familles, les traquent et les mettent à mort. Les coureurs et coureuses de vent se cachent, vivent dans l’ombre, exercent leurs pouvoirs dans les interstices et les marges. « Il y a longtemps, très longtemps, les choses auraient été différentes pour Asuquo. Il fut un temps où les coureurs de vent dans les cieux étaient aussi fréquents que les crapauds dans les arbres. Puis, vinrent les ères des étrangers, avec leurs immenses bateaux, leurs mots mielleux, leurs armes et leurs chaînes. Après cela, il devint de plus en plus rare d’apercevoir des coureurs de vent. Les conteurs oublièrent les mythes et la magie du passé et ils transformèrent ce dont ils se souvenaient en choses sombres et mauvaises » (p. 154).

La fracture coloniale y est décrite avec précision : le monde a oublié des modalités d’interaction pacifique avec les coureurs de vent, mais aussi plus fondamentalement avec la forêt, les plantes, tout un ensemble de liens et d’imaginaires qui faisaient tenir le monde ensemble. C’est cet imaginaire et ces liens avec les humains et les non-humains qui a été mis à mal à l’ère du Plantationocène.

Faire bouger les roches
tandis que le monde s’effondre

Le cycle de N.K. Jemisin, La terre fracturée se construit lui aussi autour d’un racisme d’ordre génétique. La trilogie prend place dans un univers où naissent parfois, par hasard, des personnes capables de sentir la Terre, et qui se trouvent connectées aux plaques tectoniques : ce sont les « orogènes », des personnes aux gènes légèrement différents des Fixes, les autres humains. Tout comme pour les coureurs de vent, ils sont pourchassés et mis à mort dans les villages, ou bien enlevés à leurs familles pour être élevés au cœur de l’Empire, qui exploite leurs dons pour empêcher l’arrivée des séismes. Ils sont alors enfermés dans des « nœuds », où leur corps est vidé de leur substance vitale, dans une mise en esclavage particulièrement cruelle. La série est dénuée de référence explicite à l’Afrique ou aux États-Unis. Elle est néanmoins innervée d’un rapport racial à la violence exacerbée, où les orogènes sont lynchés – dans des scènes qui rappellent les pires exactions de la ségrégation américaine.

La série débute lorsqu’un père, Jija, se rend compte que sa femme Essun et ses deux enfants sont orogènes. Pris de folie, il tue à mains nues son fils avant de prendre la fuite en emmenant sa fille avec lui, tandis qu’un tremblement de terre immense secoue tout le continent, provoquant un nouvel effondrement de la civilisation – que les humains appellent « une Saison », pendant laquelle les communautés sont livrées à elles-mêmes et doivent s’organiser pour leur survie. Ce hors-temps de la déroute est le temps du récit : Essun part à la poursuite de son mari et de sa fille. L’une des scènes inaugurales décrit la manière dont elle échappe au lynchage dans son propre village, lorsque les habitants comprennent qu’elle a eu le pouvoir instinctif d’atténuer les secousses du gigantesque tremblement de terre. La série est construite sur ce contraste : le déchainement de violences à l’encontre de la différence génétique, la traque et l’exploitation des orogènes d’une part, et d’autre part la possibilité entraperçue d’un monde où la bonne intelligence avec les orogènes rendrait la planète plus sûr et plus habitable. Les orogènes (appelés péjorativement « gêneurs ») sont éliminés parce que non entraînés, ils ne contrôlent pas leurs émotions et peuvent provoquer des séismes ou des tempêtes par accident.

Par ailleurs, une grande attention est portée par la narratrice à la texture de la peau des protagonistes, plus ou moins acendre selon la latitude d’où ils viennent sur le continent, c’est-à-dire plus ou moins clair ou foncé, et à la texture des cheveux, plus ou moins densément frisés ou lisses. Une économie générale de la pigmentation, de la texture, du degré de rapport génétique à la Terre se met alors en place, élevant certains au sommet hiérarchique et repoussant d’autres en périphérie – dans la « cale » du navire négrier dirait Malcolm Ferdinand.

Cette fracture coloniale chez Jemisin se double d’une fracture écologique. À l’échelle du cycle, le lecteur est invité à remonter dans le temps et à comprendre les raisons de la colère du Terre-père – au masculin. Il y a des centaines d’années, les humains avaient trouvé le moyen d’exploiter les ressources et énergies vitales des roches, et convoitaient la possibilité d’extraire directement l’énergie du noyau de la terre. Cette extraction énergétique se déroulait grâce à la mise en esclavage d’une partie de la population particulièrement sensible et réceptive aux énergies terrestres. À la suite d’une révolte, la civilisation vole en éclats, la Lune est expulsée hors de son orbite par la force du choc et la ou plutôt le Terre-père se venge des humains en provoquant régulièrement des séismes. C’est l’origine des dévastatrices « Saisons ». Extraction, pillage des ressources naturelles, mise en esclavage d’une partie de la population, idéologie racialiste : Jemisin instaure un monde miroir du capitalisme héritier de la « Plantation ».

Reprenons un moment la notion de fracture coloniale et écologique pour la relire à l’aune des récits de ces deux écrivaines : chez toutes deux, la Terre est en colère, les différentes sociétés ont oublié comment coexister pacifiquement non seulement entre elles mais également avec les éléments, l’air, les roches, le vent, le sable. La catastrophe est arrivée, les temps de la ségrégation ont cours parce que les humains n’ont pas su déployer des modes de négociations adéquats entre eux et avec les non-humains. À cet égard, Nnedi Okorafor et N.K. Jemisin sont encore plus tragiques qu’Alain Damasio dans La horde du contrevent11, où le pari est d’apprivoiser les vents assassins, ou qu’Ursula K. Le Guin dans Le nom du monde est forêt12, dont la guerre a certes rendu les habitants de la planète meurtriers (puisqu’ils ont été forcés à la révolte et au crime), mais a réussi à vaincre la société extractiviste qui occupait les lieux et détruisait la forêt-monde.

« Faire des mondes » :
sorcières guérisseuses et nouveaux balais volants

Indéniablement, les structures narratives de Jemisin et Okorafor font advenir la catastrophe et sont teintées d’une colère militante, écologique, radicale, féministe (qui va bien plus loin que le trope du « angry black man »). Pourtant, elles laissent également entrevoir, au sein de « l’hypothèse du pire », de possibles alternatives. Toutes ces alternatives sont portées par des femmes combattantes, éduquées, puissantes, soignantes. Elles participent à pluraliser nos imaginaires et ce sont ces figures qui prennent en charge une possible « diplomatie du soin ».

Ces alternatives ressemblent à ce que Starhawk appelle « faire des mondes », créer des « visions », imaginer des possibles narratifs qui fournissent dans le monde des capacités d’agir aux opprimés13. Ces femmes décrites par Okorafor et Jemisin contribuent à ouvrir l’éventail narratif des possibles. Héritières des figures des sorcières et de l’écoféminisme, elles transgressent les barrières sociales de la ségrégation et affrontent les temps de crise en déployant ruse et inventivité.

« Biafra », d’Okorafor, est une nouvelle intéressante à cet égard : située dans le même univers des coureuses de vent, elle adopte le cadre de la guerre du Biafra (1967-1970). Arro-yo, une coureuse de vent, décide d’arrêter de fuir le monde lorsqu’elle assiste par hasard à un bombardement de civils. Elle s’engage dans la lutte du côté des opprimés, sans distinction de camp, en exerçant en tant qu’infirmière volontaire, tout en continuant à cultiver ses dons de coureuse de vent, volant de camp de réfugiés en camp de réfugiés. Les « oiseaux de fer » ne cessent de pilonner les positions biafraises, rendant ses vols de plus en plus périlleux. La narratrice conclut en ces termes : « Les chrétiens qu’elle avait sauvés disaient que c’était un ange. Ils disaient qu’elle était descendue du paradis pour soulager ceux qui avaient besoin d’aide. Les musulmans étaient certains qu’il s’agissait d’une servante d’Allah. D’autres l’appelaient Yemeja, Mami Wata ou lui donnèrent bien d’autres noms. Aujourd’hui les gens la compareraient à une espère de super-héroïne. Mais c’était juste une femme. […] Quand cette femme qui pouvait voler rentra à la maison, elle y trouva des enfants aux ventres gonflés. Certains étaient ses neveux et ses nièces. Elle y trouva sa mère armée d’un fusil, une lueur sauvage dans les yeux. Elle y trouva le corps de son père étendu sur le sol, criblé de balles » (p. 199). Au retour à la maison, les mères sont armées et les hommes sont morts. Par-delà les distinctions religieuses s’opère une même célébration du courage féminin, l’attribut merveilleux de la « super-héroïne » étant rejeté et renvoyé à une commune humanité que nous avons en partage.

Apprendre à jouer de la guitare
à une araignée mécanique

Une autre figure du soin est portée plus étonnamment par la musique, qui rend possible des alliances interespèces. Dans la nouvelle « L’artiste araignée », la narratrice est mariée à un rebelle du Mouvement Populaire du Delta du Niger, qui lutte contre l’exploitation du pétrole par des multinationales étrangères et la pollution du Delta. La nouvelle s’inspire du contexte des années 1990 au Nigéria où le delta du Niger est le lieu d’un conflit entre la société pétrolière Shell et les populations victimes des pollutions liées à cette exploitation. Un mouvement pacifique, le Mouvement pour la Survie du Peuple Ogoni, est créé en 1990 avec à sa tête l’écrivain Ken Saro-Wiwa (l’auteur de Sozaboy), qui est exécuté en 1995 par les forces militaires nigérianes. Le Mouvement pour la libération du delta du Niger poursuit cette même lutte contre le gouvernement nigérian et contre les entreprises extractives étrangères depuis les années 2000. Sabotages de pipelines, enlèvements, mobilisations collectives et occupations ont provoqué le ralentissement de l’extraction du pétrole brut, mais pas l’arrêt des activités. Shell est régulièrement condamné pour pollution de grande ampleur, à ce jour sans effet sur la poursuite de son exploitation.

Dans la fiction d’Okorafor, Shell s’est allié avec l’État nigérian pour construire des droïdes-araignées afin de protéger les pipelines des piratages et des sabordages du réseau : ces « Droïdes Anansi 419 » sont baptisés « Zombies » par les populations du delta. Ils ont ordre de tuer toute personne tentant de saboter les tuyaux. Réduit à l’impuissance, Andrew, le mari de la narratrice, devient violent, et celle-ci se réfugie face aux pipelines, au fond de son jardin avec la guitare de son père, en boiserie fine qui « provenait d’un des derniers grands arbres du delta ». Le contexte est donc celui, tout à fait réel, de l’exploitation pétrolière du delta du Niger par les grandes entreprises étrangères, du scandale de sa pollution avec la complicité de l’État nigérian, et d’un envers souvent peu décrit du militantisme, celui des violences de genre et du sexisme des militants.

La science-fiction intervient peu, par le biais de cette déforestation extrême qui ne laisse plus subsister d’arbre dans le delta que sous la forme-souvenir d’une guitare, et surtout de cette création de droïdes au nom d’araignée, Anansi étant un personnage d’araignée très courant dans les contes en Afrique de l’Ouest, inventif, rusé, sage. Un soir de désespoir, la narratrice fuit son mari et joue pour elle-même. À sa grande surprise, l’une de ces araignées mécaniques vient l’écouter avec, semble-t-il, une grande passion pour la musique. L’araignée bricoleuse se fabrique son propre instrument pour pouvoir échanger avec elle et toutes deux développent un langage commun, autour d’Olivier De Coque, de Bob Marley et de Carlos Santana, avant d’improviser de nouveaux airs l’une pour l’autre. Un jour, un pipeline est piraté, les araignées mécaniques déferlent sur la foule et massacrent aveuglement la population du village, mais l’araignée Udide Okwanka (du nom de « l’Artiste Suprême », « qui vit sous la terre où elle collecte des fragments d’objets et les transforme en quelque chose d’autre », p. 330), comme l’a baptisée la narratrice, parvient à créer une bulle de protection pour la sauver, alors qu’elle est enceinte d’une petite fille. Trois figures féminines survivent donc à la fin de la nouvelle : l’Araignée mécanique, la narratrice, l’enfant à naître : « Priez pour qu’Udide et moi puissions convaincre les humains et les Zombies d’observer une trêve », conclut la narratrice (p. 338), l’alliance entre humains et non-humains rendant seule possible la survie dans le delta pollué par les multinationales.

Comme son étymologie le révèle, le médicament (pharmakon) est un poison même s’il sert d’antidote, et les soignantes sont aussi des femmes en lutte. Si le soin reste l’horizon de l’héroïne de Jemisin dans le cycle de La terre fracturée, la fière Essun, celle-ci n’en détruit pas moins une cité entière, Rennanis, pour défendre sa communauté d’adoption, Castrima. C’est également pour défendre son fils et son amant qu’elle tue des Gardiens lancés à sa poursuite sur l’île de Meov. C’est pour défendre un certain rapport à la Terre, enfin, qu’elle sera amenée à lutter contre sa propre fille. Tout au long du texte, une rage de survie lui fait traverser la « Saison » de la catastrophe de combat en combat, se découvrant parfois malgré elle des alliés voire des amis, humains et non-humains.

L’un d’entre eux est un « mangeur de pierre », Hoa, le récit nous faisant ainsi expérimenter le point de vue d’une statue, donc la lenteur de la roche. Il lui rappelle qu’après la catastrophe, il ne tiendra qu’à elle et aux autres orogènes de négocier de nouvelles relations diplomatiques humaines, mettant fin à leur esclavage. Voire de renégocier les conditions d’existence sur Terre directement avec les profondeurs des roches, puisque les mangeurs de pierre vivent en relation directe avec les montagnes, les failles sismiques, les forêts, les poches de gaz, et pour les plus virtuoses, avec le magma du noyau de Terre-père. Cette voie alternative ouvre des perspectives de réécriture de l’histoire fusionnant l’écologie à credo décolonial, s’affranchissant des conditions de subalternité pour bâtir d’autres relations au monde.

Dialoguer avec la Terre
pour prendre soin du « monde »

Le « monde », contrairement à la Terre, ne va pas de soi. « Nos existences sur Terre seraient bien désolées si elles ne s’inscrivaient pas aussi au sein de multiples relations sociales et politiques avec d’autres, humains et non-humains », écrit Malcolm Ferdinand. Il s’agit de « faire monde » avec les autres, droïdes-araignées, loups, roches, coureurs de vents, empathes… La science-fiction irrigue nos imaginaires de nouvelles manières de faire des mondes, de nouvelles planétarités à inventer par d’autres rapports aux forêts, aux sous-sols, à l’eau et au vent. Ces hypothèses heuristiques14, comme le dit Yannick Rumpala, portent des devenirs politiques de nos sociétés. Expérimenter l’hypothèse d’un devenir-loup à la manière de Baptise Morizot ; écrire des mécanismes de symbioses humains-araignées ou humains-vent, pour Okorafor et Jemisin ; ou « devenir » un jaguar, à la manière d’un Viveiros de Castro15 : ces possibles narratifs, imaginaires, mythiques ou artistiques nous invitent à expérimenter la scission entre humains et non humains non pas en dehors mais « en chaque existant »16. Il y a des dialogues à retrouver au sein de cette « multinature », parlée par tant de personnages aux frontières des espèces.

Dans les fictions élaborées par Okorafor et Jemisin, la Terre – même en colère – peut être une alliée pour ces mondes à venir. Malcolm Ferdinand décrit par exemple comment certaines communautés marronnes aux Caraïbes profitaient de la saison des pluies pour se révolter, sachant que les planteurs et les colons étaient plus fragiles aux attaques de moustiques et davantage susceptibles de contracter la malaria, avant de se replier dans les maquis des montagnes où les communautés rebelles trouvaient un refuge sain. Au retour à la maison, les mères sont armées et les hommes sont morts.

Des pratiques similaires de relations d’alliances avec la terre se trouvent dans les fictions : le tome 2 de La terre fracturée est consacré à la claustration dans la bien nommée Castrima, ville enterrée, lovée dans des cristaux aux propriétés en partie oubliées. Une communauté ennemie assiègeant Castrima, Essun prend conscience de la force magique que contient la Terre elle-même dans ce moment de crise stratégique. Le narrateur s’adresse à Essun à la deuxième personne du pluriel : « Merveille des merveilles, vous ne vous étiez jamais rendu compte auparavant que la roche recelait de la magie. Elle est pourtant bien là, voletant entre les particules infinitésimales de silice et de calcite […]. Des générations de vie marine y sont nées, y ont vécu et y sont mortes, avant de se déposer au fond de l’eau en couches de plus en plus compactes. […] Vous comprenez brusquement : c’est la vie qui crée la magie – ce qui vit ou a vécu, y compris ce qui a vécu à une époque si reculée qu’il s’est depuis transformé en quelque chose de complètement différent. » (La porte de cristal, p. 456) C’est en se servant de ces filaments de vie et de magie qu’Essun parvient à sauver sa communauté. Grâce à cette connexion magique avec la terre, elle fait se ruer des armées de scarabées géants (appelés « bouilleurs » dans le récit) sur les armées ennemies : une alliance interespèces, de nouveau, permet à l’orogène de triompher.

Une catégorie de personnes sur le Continent de Jemisin est chargée de se souvenir des différentes modalités qu’a eues l’humanité de « faire des mondes » : ce sont les Mnésistes, qui doivent veiller sur la « lithomnésie », un recueil de sagesses ancien. L’Empire a progressivement censuré les tablettes, et il ne subsiste plus que des fragments amoindris, défaits, appauvris de ces récits. L’humanité a oublié comment dialoguer avec la Terre. Ce motif de l’oubli se retrouve également chez Okorafor dans le cycle de nouvelles sur les coureuses de vent, autrefois respectées et accueillies.

Amplification, systématisation des mécanismes de ségrégation et d’injustices, ouverture d’alternatives et d’alliances humaines et non-humaines : ces textes affrontent la « fracture » pour imaginer des modalités de soin grâce à des marginales, des femmes ségréguées, intercesseuses qui sont les héritières tout à la fois des sorcières et des militantes des droits civiques américains. Ces histoires n’ont bien sûr aucune utilité immédiatement pratique dans la perspective d’une action écologique concrète. Apprendre à une araignée à jouer de la guitare dans votre salon ne résoudra pas la « géocratie » et sa politique planétaire écocide en marche. Pactiser avec une araignée, les roches et les vents n’engage pas moins une révolution des imaginaires de la pensée-planète.

1 N. K Jemisin, La cinquième saison. Les livres de la terre fracturée 1, trad. Michelle Charrier, Paris, Nouveaux millénaires, 2017 ; N. K Jemisin, La porte de cristal. Les livres de la terre fracturée 2, trad. Michelle Charrier, Paris, Nouveaux millénaires, 2018 ; N. K Jemisin, Les cieux pétrifiés. Les livres de la terre fracturée 3, trad. Michelle Charrier, Paris, J’ai lu, 2018. Merci à Bastien Miraucourt pour ses lectures et relectures.

2 Nnedi Okorafor, Qui a peur de la mort?, trad. Laurent Philibert-caillat, Chambéry, ActuSF, 2017.

3 Nnedi Okorafor, Kabu-Kabu, trad. Patrick Dechesnes, Chambéry, ActuSF. Une recension disponible en ligne : Elara Bertho, « Science-fiction, afroféminisme et écologie: Nnedi Okorafor » [en ligne], Diacritik, mars 2020, disponible sur <https://diacritik.com/2020/03/26/science-fiction-afrofeminisme-et-ecologie-nnedi-okorafor/>, (consulté le 26 mars 2020].

4 Traduit récemment en français : Octavia Estelle Butler, La parabole du semeur, trad. Philippe Rouard, Vauvert, Au diable Vauvert, 2017. Première parution en 1993.

5 Samuel Ray Delany, Babel 17, trad. Mimi Perrin, trad. Gérard Klein, Paris, Librairie générale française, 1996.

6 Oulimata Gueye, http://afrocyberfeminismes.org/ (consulté le 20 janvier 2021).

7 Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale: penser l’écologie depuis le monde caribéen, Anthropocène, Paris, Seuil, 2019. Voir aussi pour une synthèse bibliographique sur la science-fiction écologique, Brian Stableford, « Science fiction and Ecology », in A Companion to Science Fiction, Malden, Blackwell, 2005, p. 127 141.

8 Donna Haraway, « Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène », Multitudes, trad. Frédéric Neyrat (2016/4), Association Multitudes, p. 75 81.

9 Yannick Rumpala, Hors des décombres du monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur, Champ Vallon, 2018.

10 Baptiste Morizot, Les diplomates: cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Marseille, Wildproject, 2016.

11 Alain Damasio, La horde du contrevent, Paris, Gallimard, 2004.

12 Ursula Kroeber Le guin, Le nom du monde est forêt, trad. Henry-Luc Planchat, Paris, Presses Pocket, 1991. Le roman sera la source principale du film d’animation à succès de James Cameron, Avatar, 2009.

13 Starhawk, Rêver l’obscur: femmes, magie et politique, Paris, Cambourakis, 2015. Voir aussi la chronologie de science-fiction écoféministe établie par Émilie Hache en fin d’ouvrage, dans un riche dépliant (volet central).

14 Yannick Rumpala, « Ce que la science-fiction pourrait apporter à la pensée politique », Raisons politiques (2010/4), Presses de Sciences Po, p. 97 113.

15 Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales: lignes d’anthropologie post-structurale, trad. Oiara Bonilla, Paris, PUF, 2019, p. 36 : « si tous les modes de l’existant sont humains pour eux-mêmes, aucun n’est humain pour aucun autre, donc l’humanité est réciproquement réflexive (le jaguar est un homme pour le jaguar, le pécari est un homme pour le pécari) ».

16 Viveiros de Castro, p. 36.