Mineure 55. Nouvelles énonciations collectives

L’invention démocratique dans les pratiques minoritaires

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Le Comité d’Actions et de Soutien aux « sans-papiers »

Cet article propose de revenir sur l’expérience micropolitique du Comité d’Actions et de Soutien aux « sans-papiers » (CAS), au sein de laquelle nous avons été personnellement engagés entre avril 2008 et janvier 2010. Constitué à la suite de l’occupation par des migrants « sans-papiers » d’un bâtiment du campus de l’Université libre de Bruxelles (ULB) en Belgique, ce collectif d’étudiants-militants a fédéré ses adhérents autour de trois revendications (régularisation de tous les « sans-papiers » ; arrêt des expulsions ; suppression des centres de rétention) qui sont davantage un horizon idéologique, où faire exister au travers d’actions de manifestation, de sensibilisation et de désobéissance civile qu’un objectif réel à concrétiser.

Par-delà le succès ou non de son entreprise, ce qui attira notre attention sur un tel comité, et ce qui en motiva l’analyse a posteriori, fut sa capacité à « inventer » des mécanismes de fonctionnement interne déjouant les modes de capture du militantisme liés aux questions de représentation politique. Cette remise en cause du paradigme de la représentation semble être un des points nodaux de la formation du Comité d’Actions et de Soutien aux migrants « sans-papiers », et inscrit son expérience, presque d’emblée, dans une optique aux prétentions « minoritaires ». À l’inverse de la majorité qui incarne, selon Deleuze, un modèle figé de « ce qui est » dans l’absolu – le cas échéant de « ce qui doit être » –, l’option « minoritaire » décrit davantage un processus « mouvant » de production de pratiques et de pensées qui s’écartent du mode de l’agir majoritaire. Une pratique minoritaire est un « agir autrement » qui pose problème au modèle majoritaire auquel il se confronte. Cette notion nous permet de saisir le CAS comme fondu dans un processus de « mise en crise » et de « remise en jeu » des normes « classiques » de l’agir politique.

Moment de litige

Le 3 octobre 2008, le CAS part en manifestation « sauvage » d’une centaine de personnes. À la hauteur de la Gare du Midi, une partie du cortège décide de bloquer, spontanément et sans concertation préalable, le trafic ferroviaire du TGV Bruxelles-Paris et s’engouffre ainsi sur les rails. L’autre partie du cortège ne suit pas. Moment de crispation, de tensions. Les plus convaincus restent cramponnés aux rails incitant leurs camarades à descendre des quais au nom de la solidarité de groupe. Les autres refusent, arguant du fait que cette action n’avait pas été prévue en Assemblée. Le dualisme entre les deux « tendances » se creuse et se rigidifie. La situation est bloquée. Le CAS est encore, à ce moment-là de son histoire, trop instable, trop furtif, pour que s’y dégage une forme de dialogue construit ou de résolution collective du conflit.

L’Assemblée de débriefing qui suit fait ressortir les antagonismes de l’action : les uns expriment le sentiment d’avoir été abandonnés par le reste du groupe dans un moment de vulnérabilité face au cordon de police ; les autres se plaignent d’avoir été mis devant le fait accompli, manipulés et mis en danger. Mais au cours de la discussion, des espaces de rencontres se dégagent à partir d’une rationalité partagée. Le lien est établi entre réseau de la Société Nationale des Chemins de fer Belges (SNCB) et arrestations de « sans-papiers », ce qui atténue les craintes de manipulation. Certains mettent en avant la nécessité pour le groupe de pouvoir se faire confiance par-delà les différences de puissance, et l’importance de puiser une force d’action dans une spontanéité en expérimentation. Pour étayer leurs propos, ils se basent sur des actions antérieures pour lesquelles la décision n’avait pas été prise en concertation. Le groupe se réapproprie petit à petit l’action de blocage des voies, et l’Assemblée se clôture sur la décision d’aller bloquer collectivement les rails du TGV la semaine suivante. Le 8 octobre, 70 personnes du CAS bloquent pendant plus d’une heure la voie du Thalys dans un enthousiasme collectif. Aucune arrestation n’est à déplorer. Le barrage est levé spontanément par le CAS qui repart en manifestation jusque dans le centre-ville.

Pouvoir
et prise de pouvoir

L’opposition manifeste entre deux parties du groupe à la suite de la première tentative de blocage est le symptôme que le fonctionnement interne du CAS n’est pas exempt de rapports de pouvoir. Mieux encore, dans cet exemple, il apparaît que le CAS fait de la remise en question des enjeux de pouvoir entre les adhérents du groupe un mode de dynamisation du fonctionnement interne du mouvement, lui permettant de ne jamais se figer dans une forme consensuelle d’organisation.

Encore devons-nous être certains de s’entendre sur une notion de « pouvoir », qui s’éprouve, dans le cas du CAS, hors des champs de la prise de pouvoir institutionnel, mais qui néanmoins s’insère au sein d’interrelations micropolitiques dans le groupe. Pour saisir cette ambiguïté, peut-être faudrait-il considérer la notion de pouvoir davantage comme un « mode d’action sur d’autres actions possibles » que comme une variable non substantielle. Michel Foucault place ainsi le pouvoir au milieu d’un champ de forces en confrontation, dont « on peut modifier l’emprise, dans des conditions déterminées et selon une stratégie précise ». Dès lors, le pouvoir est à considérer comme un « rapport » et non une « amulette que l’un possède et l’autre non ». Il s’engage dans une relation, à partir « d’un mode d’action de certains sur certains autres ». Les modalités de ce rapport sont multiples et variables, et la relation de pouvoir tend autant à « inciter, induire, détourner, rendre facile ou difficile, élargir ou limiter » qu’à « contraindre ou empêcher absolument ». Partant, les configurations émises par les relations de pouvoir dépendent, en partie du moins, des stratégies et des moyens mis en place par les personnes au sein d’un groupe pour rendre ces relations de pouvoir plus ou moins palpables (explicites), plus ou moins statiques (« bloquées, figées, dans des états de domination »).

Dans La Mésentente, Jacques Rancière vient retravailler la notion de pouvoir chez Foucault pour critiquer la manière dont celui-ci fut mobilisé pour penser le politique. « Aucune chose n’est en elle-même politique, par le seul fait que s’y exercent des rapports de pouvoir ». Pour qu’il y ait politique, poursuit-il, il faut que celle-ci « donne lieu à la rencontre de la logique policière [dans laquelle Rancière place toutes les subtilités qui constituent les rapports de pouvoir chez Foucault] et de la logique égalitaire, laquelle n’est jamais préconstituée ». Rancière tente ainsi d’autonomiser le concept de politique, c’est-à-dire la vérification de l’égalité depuis la constitution d’un tort rendu, en affirmant la capacité de « n’importe qui » à avoir voix au chapitre.

Or, comme l’illustre l’exemple du TGV, c’est au sein des Assemblées Générales que le Comité d’Actions et de Soutien développe une certaine capacité de remise en jeu des rapports de pouvoir. Le CAS donne ainsi sens au « politique » selon la conception de Rancière. Comme nous allons le voir, ces mécanismes visent non seulement à empêcher les relations de pouvoir qui se développent dans les Assemblées de se figer en états de domination, mais permettent également au CAS de « tenir ensemble », au-delà des divisions de pouvoir, lorsque le groupe entend se réapproprier collectivement les actions posées en son nom.

Dans les Assemblées Générales

L’Assemblée Générale hebdomadaire constitue la principale ossature organisationnelle du mouvement du CAS. On y parle des activités passées (manifestations, arrestations…) et des actions à venir. L’Assemblée a lieu pour la plupart du temps à l’occupation des « sans-papiers » sur le campus. Elle se tient en cercle et ne mobilise jamais de dispositif d’amplification de la voix. L’Assemblée est le lieu de refontes et de réflexions, mais aussi de rencontres et de confrontations : c’est l’espace dans lequel les rapports de conflictualité entre les adhérents du mouvement sont les plus explicites.

Le CAS refuse explicitement de fonctionner, dans ou hors des Assemblées, avec des mécanismes de représentation – « porte-parole », « délégués », « commissions ». Comme nous l’avons vu, cette stratégie s’avère à double tranchant : d’un côté, elle permet d’atténuer les risques de cristallisation des rôles autour d’enjeux de prises de pouvoir, mais de l’autre, elle peut faciliter l’émergence spontanée de chefferies qui ne disent pas leur nom en maintenant les participants du collectif dans des statuts flous, comme le dénonce Jo Freeman dans La Tyrannie de l’absence de structures. Elle estime en effet que laisser libre cours aux spontanéités collectives sans rendre explicites les systèmes de règles, de normes et de statuts, conduit, presque directement à l’émergence « d’élites informelles » – c’est-à-dire « un petit groupe de gens qui domine un autre groupe plus grand, dont il fait partie, sans normalement avoir une responsabilité directe sur ce plus grand groupe ». Ces « élites » seraient d’autant plus difficiles à anéantir en raison de l’absence de mandat officiel : « quand les élites informelles se conjuguent avec le mythe de l’absence de structures […], il est impensable de mettre des bâtons dans les rouages du pouvoir ; celui-ci devient arbitraire ».

Or, si le CAS est en effet aux prises avec des mécanismes informels de leadership dans la spontanéité d’une action comme celle du blocage du TGV, il semble néanmoins expérimenter des pratiques internes permettant d’agencer les qualités et les compétences particulières à chacun, sans pour autant leur assigner des rôles administratifs prédéfinis. En d’autres termes, l’Assemblée n’est jamais d’emblée égalitaire, elle est forcément traversée par des rapports de pouvoir, des frustrations non dites, des chefferies… Néanmoins, de l’expérience de l’Assemblée se dégage la possibilité d’une « égalité » comme principe régulateur. Comme une manière de rejouer, dans une situation de pouvoir, les relations d’organisation et ainsi faire circuler de l’égalité à l’endroit même où peuvent se cristalliser des rapports de domination. L’Assemblée est donc le lieu où retravailler un point de vue qui n’est jamais définitif.

Pour empêcher les « hiérarchies implicites » de se figer en état de domination, l’Assemblée du CAS doit permettre le maintien d’une hétérogénéité. Plusieurs aspects de l’Assemblée du CAS permettent de la considérer comme une réelle instance de médiation entre les participants du mouvement, fournissant à chacun d’eux les possibilités d’influer sur le décollement de l’expérience. En effet, pour rendre l’Assemblée décisionnelle, aucun quorum prédéfini n’est à atteindre. Une Assemblée peut être tenue à dix comme à cent pour valider les mêmes lignes directrices. Entre les participants de l’Assemblée, il y a une volonté commune de mettre en place des dispositifs permettant un accès égal à la parole et à la prise de décision. Il n’existe donc pas de critère strict d’adhésion au collectif du CAS. Ceux qui font « groupe » semblent être davantage tout un chacun qui gravite autour du mouvement au moment où le mouvement a lieu. Si bien que le pouvoir disputé au sein de l’Assemblée n’est plus l’apanage d’une quantité ou d’une qualité prédéfinie, d’une majorité par exemple, « mais plutôt le pouvoir de n’importe qui. N’importe qui a autant le droit de gouverner que d’être lui/elle-même gouverné(e) ». La prise de parole de chacun en son nom propre garantit contre toute prise de pouvoir d’une organisation ou d’un parti extérieur au mouvement.

Mineure Multitudes 55Ce mode de fonctionnement est un gage d’ouverture sur l’extérieur pour pouvoir s’inscrire dans le mouvement indépendamment de sa position initiale. Nous y voyons, d’une certaine manière, la volonté de réaffirmer une égalité en puissance face à l’objet politique. Ce mécanisme offre ainsi une liberté et une mobilité d’agir aux différents sous-groupes du mouvement. Cela fait que l’Assemblée peut tout aussi bien être le lieu de la prise de décision que le lieu de sa propre destitution. Sans compter que le CAS autorise une sorte de « droit de réserve », c’est-à-dire qu’il permet « à ceux « sans qui » ou « contre qui » la décision a finalement été prise d’avoir la possibilité de ne pas participer à sa réalisation », sans pour autant les exclure des Assemblées et actions suivantes.

Au sein des Assemblées, le collectif d’étudiants décide de ne privilégier aucun mode de prise de décision a priori, quitte à ne pas « décider » en dernière instance. Lors du retour sur l’action de blocage du TGV, ce qui fait informellement « décision » de repartir la semaine suivante est la possibilité que le groupe puisse ou non se réapproprier collectivement la proposition. Il suspend ainsi le vote par la construction d’un accord basé sur « l’enthousiasme » qu’il produit collectivement.

Cette pratique dessine à notre sens une forme d’organisation qui vient déjouer les deux modes de prises de décision généralement mobilisés par des groupes militants aux prises avec une forme de démocratie directe : le vote majoritaire et le consensus. En d’autres termes, nous pouvons dire que le CAS n’a ni voulu se fondre dans une forme d’« uniformalisme » égalitariste, ni être complètement « assujetti » aux rapports de pouvoir internes. À l’inverse, le CAS vient in fine expérimenter une praxis démocratique qui concilie individu et collectivité, et qui puise dans l’expression d’un désaccord interne – lui-même traversé par les différences de puissance, d’expériences et de savoir-faire entre ses participants – l’émergence d’une nouvelle conflictualité interne (« nouvelle » au sens minoritaire du terme, au sens de transformateur).

Dissensus, égalité et démocratie

Les modalités particulières d’organisation des Assemblées du CAS furent rendues plus complexes à vivre, et d’autant plus intéressantes à observer, que les composantes de ce collectif de soutien ne partageaient pas forcément les mêmes cadres politiques de référence. Cette hétéronomie peut être rapprochée, sur le plan de la théorie politique, de ce que Jacques Rancière problématise au travers du concept « d’espace de dissensus ». Par dissensus, il faut entendre « une organisation du sensible où il n’y a ni réalité cachée sous les apparences, ni régime unique de présentation et d’interprétation du donné imposant à tous son évidence. C’est que toute situation est susceptible d’être fendue en son intérieur, reconfigurée sous un autre régime de perception et de signification. […] Le dissensus remet en jeu en même temps l’évidence de ce qui est perçu, pensable et faisable, et le partage de ceux qui sont capables de percevoir, penser et modifier les coordonnées du monde commun ». Ce dissensus est le lieu où l’on vient sonder les écarts possibles d’avec le modèle majoritaire. Non seulement le dissensus vient perturber les schémas consensuels existants mais « en tant que reconfiguration conflictuelle du monde, [il] institue des rapports inédits entre ces éléments ». Chaque contradiction dessine alors un espace inédit de rencontres, duquel peut émerger une nouvelle idée, une nouvelle pratique, une nouvelle approche.

Cet état d’opposition, propre au dissensus, réaffirme ce qui, chez Rancière, donne corps à la politique, et qui semble avoir été la clé de la montée en puissance du Comité d’Actions et de Soutien de l’ULB : « la présupposition que n’importe qui est aussi intelligent que n’importe qui et qu’il y a toujours au moins une autre chose à faire que celle qui est faite ». Le dissensus permet un échange entre les acteurs de ce dissensus, rendu possible grâce au postulat de l’égalité interne et des hiérarchies non figées. Le dissensus est un espace de mobilité qui doit permettre d’activer des alliances politiques au sein de l’espace minoritaire. Il agit ainsi comme une machine qui vise à l’hyper-mobilisation permanente, à une productivité politique et subjective sans cesse remise en question. Dans le cas du blocage des lignes TGV, nous voyons comment le désaccord originel vient dessiner un espace de confrontation dans lequel la réalisation des alliances politiques au sein de l’espace de dissensus entre les hétéronomies internes du mouvement est rendue possible par le territoire de l’Assemblée.

La revendication dissensuelle apparaît donc comme un plan de consistance pour les relations qui se tissent et les alliances qui s’activent au sein du comité de soutien. Elle se double d’une ferme volonté de maintenir un rapport égalitaire entre les membres du groupe malgré les avis et positions divergentes au sein de celui-ci. Or, la confrontation entre maintien du dissensus et rapport égalitaire dans le dissensus provoque chez les participants du mouvement une ré-élaboration du paradigme de démocratie représentative auquel ils se réfèrent.

Égalité asymétrique, enthousiasme et intelligence collective

Dans son processus d’expérimentation collective au sein de l’espace de dissensus, le CAS semble développer une forme « d’intelligence collective » lui permettant de traverser les antagonismes présents dans le dissensus. Si cette intelligence collective en élaboration est une invention indéterminée a priori, autrement dit s’il n’existe pas de règle formelle prévalant à cette intelligence collective, c’est parce qu’elle fait des rapports de pouvoir entre les participants du mouvement une occasion de vérifier l’égalité. Cette intelligence collective lui permet d’avoir prise sur les relations de pouvoir au sein du groupe – lui permettant de n’être plus « assujetti ». En effet, lorsqu’une proposition émane d’une personne (ou d’un groupe de personnes, comme c’est le cas dans le blocage des rails de TGV), la proposition doit forcément devenir force collective « enthousiasmante » et donc se transformer de manière à ce qu’elle vaille (idéalement) pour tous. C’est un exercice constant de réappropriation par le collectif des propositions issues de rapports de pouvoir en son sein, afin de générer de l’action collective à partir de l’Assemblée. C’est une incessante (ré-)invention.

Néanmoins, l’expérience du CAS, telle que nous avons pu l’observer, fut l’occasion de sentir également qu’une égalité formelle n’existe jamais complètement en politique. Comme étayé plus haut, si le comité parvient à « mettre en jeu » les différences dictées par les catégorisations sociales – différence de classes, d’âge, d’appartenance, etc. – celui-ci compose néanmoins avec les différences de « puissance » individuelle en son sein. Le groupe ne cesse alors jamais d’intégrer les dynamiques de certains leaderships informels. Cette « égalité asymétrique » n’est pas sans susciter des questions. Comment, à partir de la vérification de l’égalité entre les personnes, composer avec des variations de puissance entre ces personnes, sans balayer pour autant le processus émancipatoire en cours, afin de développer une pleine « intelligence collective » ? Autrement dit, comment à partir de la confrontation de propositions individuelles – et même parfois antagonistes – celles-ci peuvent se transformer en une décision collective ?

Nous le voyons dans le cas du blocage du TGV, lorsque deux arguments sont placés en confrontation au sein de l’Assemblée du Comité, rien ne vient déterminer a priori que l’un d’eux soit plus fort que l’autre. Le « meilleur argument » est celui qui peut être retravaillé et transformé par le groupe pour que ce dernier puisse à terme se le réapproprier collectivement. Le meilleur argument n’est pas celui qui tranche, mais celui qui articule les puissances de chacun. Ce qui concentre la décision de retourner bloquer les rails de TGV la semaine suivante, c’est la possibilité de la porter collectivement, et non la « puissance » de celui qui émet la proposition. Dans cette praxis, ce ne sont pas des rapports d’intelligence à intelligence qui se confrontent, ni de puissance à puissance, ce sont des rapports de volonté à volonté. Ce sont des volontés de puissance collective qui s’articulent entre elles pour faire que l’intelligence puisse être une et collective, c’est-à-dire pour faire que l’asymétrie des expériences puisse devenir une force collective, guidée par « l’enthousiasme » que l’action produit. C’est la réappropriation collective de l’action qui fait qu’il y a égalité dans le dissensus malgré les variations de puissance. Le collectif restera vigilant à ce que les leaderships ne se figent pas dans des états de domination. Lorsque l’enthousiasme qu’elle induit collectivement n’est pas respecté, comme c’est le cas lors du blocage du TGV, le CAS ne peut convertir ses mouvements en force collective et se cristallise en oppositions binaires.

Le présupposé de l’égalité n’est donc pas « moral » : il existe en ce qu’il engage le collectif à le vérifier par la réappropriation collective. Il agit d’avantage comme principe régulateur des orientations que prend le groupe. C’est un processus d’échange, de transfert, de partage. Dès lors qu’un énoncé véhicule en lui une puissance suffisante collectivement réappropriée, la « décision devient la traduction d’une position que le groupe s’est construite, donc d’une puissance qu’il se donne […] ; elle résulte d’un passage de plusieurs Moi, je pense vers un Nous, nous pensons ». Le CAS « bricole » ainsi, et presque inconsciemment, une forme de démocratie minoritaire. La question de l’égalité n’y est jamais formelle. C’est une égalité en reconfiguration constante, une « égalité asymétrique ». Mais le comité n’abandonne pas pour autant la notion d’égalité, il veut au contraire lui donner une consistance quotidienne et puise dans son asymétrie la possibilité de se construire une puissance collectivement engagée par l’enthousiasme collectif.

Nous voyons dans le cas du blocage du TGV que le CAS « invente » une praxis singulière qui consiste dans la réflexivité de l’action et sa réappropriation collective, empêchant que les « leaderships informels », présents à l’état brut au sein du collectif, ne prennent effectivement le pouvoir dans le groupe. Lorsqu’une partie du groupe descend sur les rails, il fait vivre le dissensus en acte. C’est l’impératif de « faire un retour » sur l’action, afin d’évaluer collectivement sa réappropriation potentielle, qui mue la proposition (individuelle) en action collective du CAS, et non la puissance particulière de ceux qui sont descendus sur les voies. L’espace de médiation est ici l’Assemblée Générale qui suit l’action, et au sein de laquelle on vient « aplanir » les intentions. Nous avons également observé la manière dont ce dissensus interne pouvait être transformé en intelligence collective au travers des dispositifs de remise en jeu du pouvoir au sein des Assemblées du CAS. L’Assemblée est bien le lieu de rencontres et de confrontations où le dissensus est le plus manifeste. Néanmoins, au sein de ces Assemblées, le CAS prend soin de n’attribuer aucun statut administratif particulier à ses participants, destituant ainsi les rôles de représentation, chacun prenant la parole en son nom seulement. Cette médiation permet que chacun développe la possibilité de faire communier son expérience avec le collectif. L’Assemblée remet en jeu ce qui s’est passé pendant l’action et donne la possibilité au groupe de faire sienne une proposition émise. Le dissensus renvoie ainsi à quelque chose qui vient reconfigurer les oppositions entre les participants de l’Assemblée. C’est, en quelque sorte, un consensus dans le dissensus, qui accepte le conflit interne pour conserver la possibilité d’avoir un accord plus riche, basé sur l’enthousiasme qu’il produit collectivement. C’est ce que nous nommons ici un processus d’intelligence collective. Ce processus force le collectif à sans cesse se « ré-inventer » de « nouveaux » moyens de lutte, des « nouvelles » dénominations, de « nouvelles » modalités d’organisation.

Mineure Multitudes 55