Les lieux travaillent. Ils nous imprègnent et nous affectent. Ils nous travaillent intimement mais nous travaillent aussi dans nos certitudes, dans nos espérances ou dans nos inquiétudes collectives, dans nos perceptions et nos représentations du monde. D’un site à l’autre, mais aussi d’une époque à l’autre des sociétés humaines, d’une étape à l’autre de notre existence propre, les lieux forment la matrice de notre sensibilité et de nos comportements. Ils sont lieux plutôt que rien parce qu’ils nous apaisent, nous consolent, nous consolident, nous rassemblent, nous relient, nous grandissent…

Le rien pourtant s’étale. Nos cadres de vie quotidienne apparaissent le plus souvent vacants, noyés dans une uniformisation planétaire. La déterritorialisation est devenue l’expérience dominante du monde contemporain. C’est une forme amplifiée et comme inversée du dépaysement. Elle désaccorde le lieu à ses soubassements, aux usages et aux complicités accumulés au fil du temps. Les sites de l’industrie touristique et de loisirs, de l’industrie agricole, des hubs de transport et plateformes offshore occupent les pays comme une armée étrangère, dans l’amnésie des appartenances. Il s’agit de sites clonés sur un modèle industriel dont la plantation coloniale fut à la fois le précurseur et le prototype et qui s’épanouissent aujourd’hui uniformément dans le monde.

Cette illusion d’une scalabilité infinie, c’est-à-dire, de la viabilité d’un modèle où les conditions locales peuvent être suffisamment neutralisées pour obtenir l’implantation d’une forme stable et multipliable à l’identique, se retrouve dans tous les domaines, des exploitations agro-industrielles aux centres d’art contemporain. Les plateformes algorithmiques et leurs fermes de serveurs dessinent elles aussi une nouvelle cartographie de l’espace, une nébuleuse de clouds devenant lentement des sortes d’états fantômes d’ores et déjà en guerre de souveraineté autour de la citoyenneté, de la monnaie, du cadastre et de la géographie, de l’enseignement, de la santé, des infrastructures1… et où les profilages individuels enferment leurs utilisateurs dans une image de soi, souvent narcissique et grotesque, qui façonne et exacerbe les imaginaires d’un bout à l’autre de la planète.

La respiration du monde

Jusqu’à hier pourtant, notre capacité de projection individuelle et collective s’enrichissait de vivre de plain-pied dans le monde, dans un monde qui ne se réduise pas à un décor, un vaste parc de distractions hors sol, mais de vivre au contraire dans l’épaisseur inouïe de ce tissu ambiant que nous inspirons et expirons à chaque instant et qui donne consistance à nos vies par la présence même de dynamiques instables et divergentes, à la fois animées et inanimées, artificielles, animales et végétales. Cette vie, qui ne cesse de se déployer hors d’elle-même en respirant le monde n’est jamais en situation d’être neutre, ou indemne de son contexte. Le contexte imprime notre corps de sa texture, nous isole et nous singularise comme le fait au plus profond de soi un accent qui roule sous la langue et se transmet des lèvres aux oreilles d’une génération à une autre avec une extrême finesse (et cette originalité tonale localisée contribue, par sa saveur et ses nuances, à une richesse sensorielle commune).

Pourtant, un clivage esthétique et idéologique émerge aujourd’hui entre l’abandon ou la recherche obstinée du contexte, comme une ligne de partage des eaux qui nous conduit irréductiblement à deux océans exotiques l’un à l’autre. Travailler les lieux, c’est affirmer le contexte comme un humus nécessaire à l’expression de l’humanité, notre pleine humanisation. Travailler les lieux, c’est investir le trouble de notre nouvelle condition historique qui nous impose de sortir à marche forcée de notre sphère climatisée et décontextualisée, notre immense Domus anthropisé, pour penser et panser les conséquences déconcertantes de nos usages distraits du monde. C’est donc retravailler la distance qui nous sépare aujourd’hui de cette terre animée où sont inscrites des multitudes infinies d’autres que nous, disparus ou vivants, bavards ou discrets, permanents ou fugaces.

Le poète, l’artiste, le jardinier ou l’architecte (et tant d’autres, habités et virtuoses de temps profonds) peuvent travailler un lieu en assemblant soigneusement une certaine qualité d’air, de lumières, de vents dominants, en dosant les minéralités, en synchronisant la rencontre entre des individus, une époque, des temporalités et l’enchevêtrement des écosystèmes terrestres… afin de cristalliser une humeur, une atmosphère impalpable, une intensité particulière, une tonalité qui nous porte et nous invite à vivre un foisonnement relationnel.

Des vitalités divergentes

Car le lieu est un précipité de vies dont la perception s’amplifie au fil des vagabondages actifs de l’attention, c’est-à-dire, par une attitude à la fois flottante et aiguisée, comme aux aguets, ouverte aux échappées inattendues. Il faut accepter de s’y perdre pour le trouver, d’y passer des jours à l’observer, sans projet, plan ni programme établis, pour en découvrir le millefeuille de temps ici2 accumulé puis en déployer les virtualités infinies. Ainsi, à Marseille et à l’invitation de Marseille 2013, la plasticienne Maryvonne Arnaud a distingué le tunnel National du tissu urbain confus de la ville. Situés sous les lignes de chemin de fer aboutissant à la gare Saint Charles, les 150 mètres du tunnel relient en quelque sorte deux villes, l’une d’allure haussmannienne, dotée de bus et de tramway, l’autre négligée, réduite à l’inventaire des débrouilles nécessaire à la survie. Si l’usager automobiliste semble assez préservé par le cocon climatisé de son véhicule, il faut s’armer d’un certain aplomb pour entamer cette traversée à pied, ce qui est pourtant le fait quotidien de milliers d’individus, car le boyau est sombre et bruyant, condense les particules de carbone et vous percute d’une infusion d’odeurs, souvent âcres et tenaces.

Mais, comme il y fait nuit en plein jour, le tunnel est aussi une chambre noire en attente de révélation. Les voûtes et les murs conservent dans l’épaisseur de la suie les stigmates d’épreuves inconnues comme un palimpseste de cicatrices, de scarifications et de tatouages encore à vif – la simple usure d’un quotidien morne parfois mais aussi, écorchant le tunnel en son centre par une brèche de lumière, les entailles d’un bombardement meurtrier3. Ce fond souillé et meurtri résume tant de vies elles aussi souillées et meurtries que l’artiste eut l’intuition d’une incarnation possible en ce lieu. Il s’agit là d’une rupture avec l’illusion du « White Cube 4 », ce concept esthétique à la mode durant les dernières décennies, déliant la relation de l’œuvre au contexte sociétal, pour l’affirmer sans ancrage, autonome et déterritorialisée (une fable convergente avec celle, tout aussi datée, de La fin de l’histoire de Francis Fukuyama).

Pour Maryvonne Arnaud, ce fond était paradoxalement si habité d’absences qu’il était en capacité de condenser des paroles fragiles et de les porter, de les amplifier, de les relier entre elles pour créer un fonds commun audible, apaisant les ombres. Elle invita avec beaucoup de patience et d’humilité les passants à s’inscrire en ce lieu en exprimant les incalculables tremblements, les peurs, doutes et espoirs qui parcourent plus ou moins intensément nos vies et resurgissent à certaines heures, comme à l’instant de cette frayeur fugace qui nous accompagne durant la traversée du tunnel. Puis ces paroles ténues, timides, habituellement négligées, se sont côtoyées dans un dispositif lumineux intime de chuchotements, signaux faibles partagés publiquement avec tous, l’usager nouveau, encore vierge d’imprégnation, comme l’héritier des récits noués ici précédemment5.

Un précipité de vies minuscules ou majeures, mis en commun

Depuis l’aube de l’humanité, de nombreuses grottes naturelles dans le monde furent transformées en sanctuaires, comme si l’ivresse du chtonien parcourait tous les systèmes symboliques pour converger dans ces dépôts fragiles d’ombres où les formes animées et inanimées, animales et végétales, s’imprègnent, interagissent pour constituer le socle nécessaire à l’existence humaine. Une réserve des possibles, comme une mise en commun de nos vivres, cette belle et étrange expression pour qualifier ce que les randonneurs emportent dans leurs sacs à dos – des nourritures éparses qui, partagées lors de la halte, composent plus qu’un repas. Car les vivres sont toujours une combinaison de souvenirs, de tours de main, d’expériences sensorielles inscrites dans l’informe de notre héritage familial ou dans les lointains de l’espèce, et traduisent la singularité intime de notre rapport à la subsistance et à l’énigme de notre (sur) vie. La frugalité, la gourmandise, la voracité, la rareté ou l’excès s’harmonisent dans cette mise en commun, dans ce partage de nos approches divergentes de la vitalité.

Mettre en commun nos vivres, c’est parier sur la puissance de transformation des accordages affectifs pour faire société commune, c’est-à-dire sur le rôle central de la complicité avec son milieu pour habiter le monde, le rendre familier, s’y orienter et s’y projeter avec confiance, pleinement soi, pleinement présent aux autres que soi. Et travailler les lieux afin qu’ils nous travaillent, qu’ils œuvrent en nous, c’est cristalliser les temps profonds sous-jacents afin qu’ils nous détachent du continuum de la vie quotidienne pour atteindre un présent plus profond où demeurent des présences. C’est rompre avec l’uniforme simplifié de l’abstraction territoriale pour ouvrir en nous un présent où les présences et les absences sont entrelacées sans fin. Le travail du lieu, c’est peut-être simplement ce travail de passeur qui facilite la résurgence de temps et leur acclimatation sociale. Un simple travail de partage qui permet de déployer nos vies, d’accéder seul mais aussi tous ensemble à une intensité existentielle nouvelle6.

1« Les états archaïques ont tiré leur autorité de la fourniture régulière de vivres et, au cours de la modernisation, d’autres choses ont été ajoutées : énergie, infrastructures, identités et statuts juridiques, cartes objectives et détaillées, monnaies crédibles (…). Petit à petit, tout cela et bien d’autres choses encore sont fournies par les plateformes du Cloud, pas nécessairement en remplacement officiel des versions étatiques mais, comme le compte Google, en étant simplement plus utiles et efficaces pour la vie quotidienne. Les conditions de participation ne sont pas obligatoires et, pour cette raison, leurs contrats sociaux reposent plus sur l’extraction que sur la Constitution. La Polis du Cloud tire des revenus du capital cognitif de ses Utilisateurs, qui échangent leur attention et leur acquiescement microéconomique contre des services infrastructurels mondiaux, et, en retour, elle fournit à chacun d’eux une identité en ligne active et distincte, et le droit d’utiliser cette infrastructure ». Benjamin H. Bratton, Le Stack, Plateformes, logiciel et souveraineté, UGA-Éditions, 2019, pp. 163.

2Un ici toujours spécifique selon la belle formule d’Augustin Berque interrogeant « Pourquoi le là d’ici n’est pas celui d’ailleurs ? » dans Écoumène, introduction aux milieux humains Éditions Belin, 1987, page 10.

3Bombardement de Marseille par le Alliés le 27 mai 1944.

4Le White Cube est un « dispositif scénique » qui s’est progressivement imposé dans le domaine des arts visuels contemporains. Sa caractéristique est de « neutraliser » l’espace d’exposition en recouvrant les murs de peinture blanche mate, en installant un système d’éclairage homogène composé de néons blancs. Dans le même souci de « neutralité », les fenêtres sont souvent condamnées pour que l’éclairage reste stable en tout temps et le parquet est maintenu propre et lisse pour ne pas perturber la lecture des œuvres. Le terme « White Cube » est préféré à celui de « cube blanc » pour rattacher sémantiquement ce modèle au pays l’ayant nommé et diffusé de façon planétaire, les États-Unis. (http://nt2.uqam.ca/fr/entree-carnet-recherche/semiotique-du-white-cube).

5Aucune photographie ne parvient à une reproduction fidèle de l’œuvre, mais un aperçu est consultable à l’adresse www.lelaboratoire.net/ex-voto-2

6Nous avons conçu, Maryvonne Arnaud et moi, trois installations d’échelle urbaine pour Marseille 2013, Capitale européenne de la culture : Collection de collections, présentée en préfiguration de l’année Capitale durant l’été 2012 ; Ex-voto dont ce texte décrit l’élaboration jusqu’à la conceptualisation technique, et qui fut visible de mars à décembre 2013 ; L’Encyclopédie infinie, destinée au parvis du Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) mais qui ne fut jamais réalisée, faute de producteurs solides.