Majeure 33. Philosophie politique. Les deux corps du monstre

Switzeurolandia : Une monstruosité en devenir ?

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Baptisons ce monstre Switzeurolandia. Définissons-le comme le croisement entre une monstruosité nationale «réelle», observable empiriquement dans le monde actuel (Switzerland), et une monstruosité post-nationale en devenir (Eurolandia), dont les traits ne sont pas encore fixés. Et envisageons Switzeurolandia à partir d’une hypothèse projective : la monstruosité Swiss offre déjà un modèle réduit du type d’économie des affects politiques qui pourrait caractériser la monstruosité européenne, si on l’abandonne à ses tendances de développement actuellement dominantes[1].

Un condensé d’Europe. Au cœur de la petite Swiss (à Melide au Tessin), il y a une Swissminiatur, avec un petit Léman, un petit Matterhorn, un petit Palais Fédéral, tous réduits à l’échelle 1/25. Selon la même logique, c’est le spectacle politique de la Swiss tout entière qui apparaît aujourd’hui comme une Eurolandia miniature. Le monstre politique qui a occupé le devant de la scène depuis l’orée du XXIe siècle, Christoph Blocher, condense sur sa personne et sur son mouvement politique les traits disséminés de façon plus ou moins diffuse dans tout l’espace européen. Porte-parole d’une xénophobie endémique à la danoise, chef d’entreprise transnationale et milliardaire à la Berlusconi, grande gueule irrespectueuse de l’establishment consensuel à la Le Pen, et désormais ex-leader injustement écarté du gouvernement par un mauvais concours de circonstances à la Haider, Christoph Blocher incarne aussi la dimension profondément Swiss de la machine sarkozienne, avec l’accent qu’elle place sur la valeur-travail, sur le lever-tôt, sur l’ordre, sur le modèle entrepreneurial et sur la fierté individualiste.

Un modèle de daimocratie. Comme de juste, le parti d’extrême droite formé par Blocher, qui constitue la première formation politique du pays avec environ 30% des votes exprimés aux élections d’octobre 2007, s’intitule Union Démocratique du Centre (UDC). La monstruosité tient moins ici à la désorientation spatiale qui accorde à l’extrême une position centrale, puisque cela manifeste très adéquatement une réalité occultée de la politique eurolandienne, qu’à la substitution ontologique qui fait passer pour «démocratique» (représentative de la «puissance» du «peuple») ce qui ne relève en réalité que d’une daimocratie très peu directe : celle d’une médiasphère dont la structure de production nourrit «naturellement» des fantasmes démonologiques (la peur du «crime», l’angoisse devant «l’étranger», la fascination pour le fait divers, la mentalité obsidionale du privilégié). Gageons que tant qu’elle se crispera sur ses privilèges et qu’elle se bercera des logiques commerciales de l’audimat (auxquelles le paysage médiatique Swiss impose pourtant des limites significatives), la somnolence politique de Switzeurolandia sera davantage hantée par la peur des démons que régie par la volonté d’un demos.

Un rejet eurolandien de l’Europe. Blocher et son UDC sont à situer à l’intersection des deux grands livres de Jean Bodin : la Démonomanie des Sorciers (1580) rend compte du succès daimocratique d’une rhétorique populiste, construite comme une réponse persécutrice contre le spectre d’une invasion du territoire national par des hordes de corps et d’esprits étrangers (venus d’un «autre monde» intrinsèquement malfaisant) ; les Six Livres de la République (1576) posent les bases d’un souverainisme crispé sur les contours (essentiellement fantasmatiques) de l’État-nation. La xénophobie viscérale qui constitue le principal fonds de commerce de l’UDC s’est manifestée, dès le milieu des années 1990, par une europhobie sans concession. En dénégation résolue de toute la réalité historique et de tous les flux dont se nourrit la prospérité Swiss, Blocher surfe sur l’imaginaire d’une Nation-forteresse, investie d’un contrôle souverain sur ses frontières et sur la population qui y travaille (grâce à la surveillance généralisée mise en place par le «Contrôle de l’habitant»). Le subtil message de ses affiches électorales les plus récentes – de gentils moutons blancs renvoyant à grands coups de pieds au cul de méchants moutons noirs au-delà des frontières de la croix blanche sur fond rouge – a pour pendant direct une démonisation de tout ce qui touche à l’Union européenne. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, il faut comprendre cette forme de démonisation souverainiste comme un devenir probable de Switzeurolandia dans son ensemble.

Un avatar post-national du souverainisme. De nos jours encore, en Swiss, les commentateurs politiques ont l’habitude d’utiliser l’expression «le Souverain» pour se référer au peuple, tel que ce «peuple» exprime sa «volonté» lors des votations périodiquement convoquées pour décider de l’acceptation ou du rejet d’une nouvelle proposition de loi (une «initiative») ou d’une loi déjà entérinée par le parlement (un «référendum»). La variante Swiss du souverainisme diffère donc profondément de sa voisine jacobino-monarchique française, puisqu’elle émane d’un système de démocratie directe qui se targue de faire remonter son origine républicaine à 1291 et dont les «citoyens» aiment encore à se penser comme des «citoyens-soldats», reprenant périodiquement les armes durant une vingtaine d’années de leur vie au titre du service militaire et des «cours de répétition». Le Souverain n’a ni les traits du Roi, ni même ceux de l’État, puisque l’État fédéral reste faible et limité (assez «minimal») face au pouvoir énorme des cantons (qui contrôlent l’éducation et les services sociaux) et des communes. Switzeurolandia offre donc un modèle qui court-circuite l’opposition habituelle entre fédéralisme et souverainisme. Et dans les écrans de fumée sur lesquels la Swiss aime à projeter ses fantasmes de démocratie et d’indépendance, il vaut la peine de reconnaître l’esquisse d’une troisième voie, dont le caractère monstrueux reste encore à évaluer plus précisément : la voie d’un souverainisme des citoyens et non des États, la voie d’un souverainisme qui n’a été dé-nationalisé que pour être re-nativisé.

La neutralité culturelle. Au cœur étranger de l’Europe où elle fait trou, la Swiss invite à entrevoir un devenir possible de la citoyenneté européenne. Cette forme particulière de citoyenneté se caractérise par le fait qu’elle renonce à revendiquer pour elle-même toute forme de substance culturelle propre. On pourrait dire, en forçant un peu les choses, que les Swiss ont intériorisé et culturalisé la neutralité politique qui leur a été imposée par les puissances européennes au début du XIXe siècle. Alors que les Français, les Espagnols, les Anglais, et même des nations plus récentes comme les Allemands ou les Italiens, peuvent nourrir l’illusion d’avoir une identité culturelle propre, les Swiss savent que la Swiss ne relève que d’un montage hétérogène, bancal, artificiel et finalement risible. On ne se sent Swiss qu’en reprenant à son compte les clichés que les autres projettent sur vous (la propreté, l’ordre, la ponctualité des trains, la discrétion, le chocolat au lait, les trous dans le fromage, la pomme de Guillaume Tell). Bien entendu, même des attributs aussi ridicules peuvent se trouver fanatisés et récupérés par la démonomanie blochérienne, mais on peut en réalité suspecter jusqu’au petit commerçant schwytzois d’en rire ironiquement sous cape. Cela est possible parce que le citoyen Swiss n’a pas besoin d’autre identité culturelle que la neutralité, définie selon l’étymologie par le fait de n’être ni ceci, ni cela (ne-uter). Cette neutralité est sans doute liée à l’absence d’une langue proprement nationale, dont les frontières d’usage permettraient d’ancrer territorialement une identité nationale : les Suisses-allemands regardent les télévisions allemandes en allemand, les Suisses-romands regardent les télévisions françaises en français, les Suisses-italiens regardent les télévisions italiennes en italien. On peut parier que lorsqu’ils traverseront la barrière des rösti ou lorsqu’ils se retrouveront à l’étranger, les Swiss seront de plus en plus amenés à communiquer dans une variante de l’anglais global : cette langue «commune» sera ainsi elle-même une «langue neutre», extraterritoriale, une langue également étrangère à tous les sujets parlants, maternelle pour aucun, partagée bientôt par tous (sauf par ceux qui en seront exclus). Ici aussi, l’avenir linguistique de Switzeurolandia paraît tout tracé dans un devenir-Swiss (c’est-à-dire dans un devenir-bilingue/anglophone).

La citoyenneté négative. Devant le fait accompli de cette désubstantiation culturelle, la citoyenneté est vouée à ne pouvoir prendre qu’une forme purement négative : être Swiss se définit par le fait de ne pas avoir le statut d’étranger en Switzeurolandia. Faute d’investissement imaginaire dans un État national, faute d’identité culturelle commune (littéraire, linguistique, cinématographique, musicale, vestimentaire, culinaire), il ne reste plus à cette citoyenneté que le fondement étymologique de la «nation» : le fait d’être né (nati) ici ou là – à savoir : dedans ou dehors. Dedans, gagne ; dehors, perd. Malgré certains dérapages marginaux de la xénophobie blochérienne, les étrangers ne sont pas rejetés au nom de différences raciales : ils ne sont pas acceptés parce que, au moment de la loterie de la naissance, ils ont eu le malheur de naître dehors (et que, malgré une noble tradition de patrie de la Croix-Rouge, on ne peut pas «accepter toute la misère du monde chez nous»). Il est regrettable que ça se massacre, que ça s’opprime, que ça se famine, que ça croupisse dans le dénuement partout autour ; on est prêt à verser une larme très sincère sur les drames environnants ; on peut même leur envoyer quelques bons samaritains et faire une collecte pour leur parachuter des couvertures et du lait en poudre ; mais pas question que ça rentre «chez nous». Le post-national sous-étatisé se reterritorialise dans un souverain collectif re-nativisé, qui s’avère capable d’assumer sans trop de scrupules l’absurdité de sa contingence. Non, il n’y a aucun mérite propre, ni par conséquent aucun droit-en-justice à être né-dedans (ou à être tombé dedans quand on était petit) ; mais oui, il y a une nécessité fonctionnelle à limiter drastiquement les droits-en-justice des nés-dehors, afin de préserver les droits-de-fait dont «nous» bénéficions «entre nous». On aura reconnu dans le drapeau Swiss un emblème parfait du fantasme monstrueux de la forteresse Switzeurolandia en devenir : rouge-sang dehors et tout-blanc dedans.

La mitoyenneté membranisée. Au cœur étranger de l’Europe où elle fait trou, la Swiss invite à entrevoir un devenir possible de la mitoyenneté européenne. En Switzeurolandia, la question politique principale n’est plus celle du comment-vivre-ensemble, mais celle du comment-vivre-à-côté. Deux problèmes récurrents dans les rapports de la Swiss à ses voisins européens rendent compte des deux modalités possibles de la mitoyenneté. Le statut de paradis fiscal qui permet à la Swiss de siphonner localement les flux globaux de capitaux illustre une politique membranique dans laquelle la prospérité du né-dedans se nourrit aux dépens de celle des nés-dehors : je remplis mes caisses publiques grâce au différentiel de niveau qui vide les vôtres. Tout au rebours, les exigences de ferroutage (contraindre les plus gros camions européens à être mis sur des trains pour minimiser les nuisances environnementales causées par la traversée des Alpes) illustrent une politique membranique qui défend les intérêts locaux tout en promouvant un intérêt écologique partagé. Parmi ces deux modalités possibles de la mitoyenneté, l’une relève de l’individualisme parasitique, tandis que l’autre s’inscrit dans la construction (ou la protection) d’un bien commun.

La monstruosité ambivalente. L’exemple du ferroutage montre que le modèle switeurolandien ne saurait se limiter à servir de repoussoir (démonisé). D’une part, toute institution politique, comme tout complexe culturel, relève de la «monstruosité», d’une torsion «contre nature» artificiellement bricolée pour permettre aux êtres humains de fonctionner dans une nature que rien n’avait prédisposée pour leur bien-être[2]  – et en ce sens, Switzeurolandia n’est bien entendu pas plus «monstrueuse» que l’Empire romain, les USA, la France ou le comité de rédaction de Multitudes. D’autre part, en dehors de Blocher et de son UDC, qui représentent ce que la Swiss a de plus grimaçant, il y a peut-être une face plus sereine et plus séductrice dans le modèle Switzeurolandien. Ne ferait-il pas bon vivre dans un pays propre, discret, où les trains arrivent à l’heure, où les trous sont bien à leur place dans le fromage, et où la pomme de Guillaume Tell nous rappelle qu’il faut avoir patiemment appris à viser juste pour espérer pouvoir un jour conquérir sa liberté ?

La mitoyenneté comme civilité minimale. S’il doit y avoir un modèle positif de Switzeurolandia, il faut sans doute le situer dans cet envers de la citoyenneté négative qu’est la mitoyenneté polie. «Ne jamais déranger son voisin» : tel serait l’impératif catégorique régissant cette forme de vie. La propreté y apparaît comme une dimension fondamentale de la civilité, ce qui est loin d’être indifférent en une époque de menaces écologiques locales aussi bien que globales. La paix y apparaît comme le plus grand des biens, ce qui n’est nullement méprisable en une époque de va-t-en-guerre fanatisés et/ou néo-impérialistes. Le parti pris de discrétion (voire d’indifférence) envers les affaires d’autrui, qui attire tant de millionnaires et de stars vers les niches fiscales, les banques et les villages Swiss, compense la froideur de la vie sociale par une liberté laissée à chacun de «faire ce que voudra» (principe fondamentalement émancipateur du «libéralisme»), pour autant que cela se passe derrière sa porte fermée et sans dépasser le taux de décibels déterminé pour chaque heure du jour et de la nuit. Le respect de l’ordre et de la norme commune y apparaît comme un devoir quasi transcendant, ce qui assure à la fois une fiabilité dans l’exécution des tâches quotidiennes (avec pour bénéfice secondaire de rabaisser considérablement le niveau de stress) et un cadre méta-individuel rassurant, grâce auquel chacun (dès lors qu’il est né-dedans) se sent inscrit, au-delà de son être singulier, dans le long terme d’une communauté de destin.

Une civilité autorégulée. Les partisans de cette mitoyenneté polie pourraient souligner que, si c’est sur son terreau qu’a proliféré la mauvaise herbe blochérienne, c’est aussi en vertu de sa logique propre que s’est opéré son plus récent arrachage (qui ne laisse toutefois supposer aucune éradication). L’UDC a bien «gagné» les élections au suffrage populaire d’octobre 2007, mais son chef Christoph Blocher a été écarté du gouvernement par un coup de Jarnac parlementaire deux mois plus tard. La Swiss s’est-elle entre-temps miraculeusement réveillée de son vieux cauchemar xénophobe ? Pas le moins du monde. Le sinistre bouffon Blocher a simplement enfreint de trop nombreuses règles non écrites de la civilité consensuelle et de la politesse politique. Ce ne sont pas ses idées de bon citoyen, mais son arrogance de mauvais mitoyen (au sein du Conseil Fédéral) qui l’ont fait (momentanément ?) passer à la trappe. Pas de quoi triompher, bien entendu. L’événement permet toutefois de repérer, au cœur de Switzeurolandia, un mécanisme d’autorégulation : être trop Swiss est un crime anti-Swiss. La politesse, la discrétion et le décorum peuvent avoir la vertu de purger leurs excès de l’intérieur.

Une perspective de mécanisation entrepreneuriale. Cette civilité mitoyenne composée d’ordre pacifié, de discrétion respectueuse et de propreté réglementée fait-elle pourtant miroiter Switzeurolandia comme un monstre désirable ? «Le contraire d’un peuple civilisé, c’est un peuple créateur» : cette phrase de Camus, rappelée dans l’article que Laurent Bove a rédigé pour ce dossier, pourrait bien sanctionner le cœur le plus inquiétant et le plus fondamentalement aliénant qui se profile à l’horizon de Switzeurolandia. On se rappelle la cruelle phrase du film Le Troisième Homme : en deux cents ans de guerres civiles, de tyrannies et d’empoisonnements innombrables, les cités italiennes de la Renaissance ont produit parmi les plus belles œuvres de la créativité humaine ; en sept cents ans de démocratie et de paix, la Swiss a produit l’horloge qui fait coucou. De quelle forme de création la civilité de Switzeurolandia sera-t-elle capable ? Les vertus de la mitoyenneté ne convergent-elles pas vers une mécanisation entrepreneuriale au sein de laquelle tout est à sa place et tout est à l’heure, personne ne dérange son voisin ni ne salit sa montagne – mais où tous sont devenus, chacun pour son compte, «les fonctionnaires d’un monde dont la rationalité détruit l’idée même de monde» (L. Bove) ? Ce que Switzeurolandia menace, c’est non seulement l’idée d’un monde commun, mais c’est surtout l’idée d’un monde à créer (et non simplement à gérer), d’un monde à inventer par un effort commun ouvert sur l’inconnu, sur les risques et sur les promesses des altérités multiples dont se nourrit tout devenir.

Notes

[ 1] Un diaporama explorant quelques résonances de Switzeurolandia a été mis en ligne sur le site de la revue (taper «Switzeurolandia» dans le moteur de recherche pour le trouver).Retour

[ 2] Pour de bonnes mises au point sur la vision du monde («matérialiste») qui nous fait reconnaître à la fois l’impossibilité et l’omniprésence des monstres, voir Charles Wolfe, «The Materialist Denial of Monsters» in Charles Wolfe (dir.), Monsters and Philosophy, Londres, College Publications, 2005, p. 187-204, et Gerhardt Stenger, «L’ordre et les monstres dans la pensée philosophique, politique et morale de Diderot», in Annie Ibrahim (dir.), Diderot et la question de la forme, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 139-157.Retour