Entretien avec David Christoffel
David Christoffel : Peut-être peux-tu expliquer comment tes motivations ont rencontré « Le Petit Château » ?
Frédérique Devillez : Mon idée de base, c’était de faire un film dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile qui s’appelle « Le Petit Château », qui est en plein centre de Bruxelles. C’était une caserne jusqu’en 1984, une caserne qui a été construite au début du XXe siècle, avec une architecture de château… Il y a des petits donjons, des petites tourelles. C’est assez mystérieux. Le lieu est très grand, très massif, on imagine toutes sortes de choses en le voyant de l’extérieur, liées à un imaginaire de château. Et mon intuition partait du fait que je vois tout le temps des discours d’étrangers à la télévision, au cinéma, dans les documentaires. En général, leur discours est assez victimaire. Sans que je nie le fait que ce soient des victimes, il y a vraiment une sorte de cliché qui se répète au sujet du migrant, du réfugié. Donc mon idée était de court-circuiter ce discours, en n’allant pas avec ma caméra comme une journaliste, un peu les mains vides, en disant « j’ai ma caméra et, toi, je te demande de raconter ton histoire ». Je ne vais pas te demander de me raconter comment tu es venu ici, si tu as souffert, nous allons parler d’autre chose. Et je vais apporter mon imaginaire de château, celui d’une Bruxelloise qui habite juste à côté.
Les gens qui habitent dans ce lieu sont des demandeurs d’asile, ils passent souvent des interviews. La plupart du temps, ils répètent leur propre rôle, pour prouver qu’ils ont vécu des choses très dures, pour pouvoir bénéficier du statut de réfugié. Il y avait donc peu de chances qu’ils me racontent autre chose. C’est même un enjeu, pour eux, de construction de personnage, ils ont eux-mêmes en tête l’image de ce qu’on montre des réfugiés à la télévision. Alors cela fait partie du discours de celui qui, quand il voit une caméra, va vers la caméra et demande à la caméra d’enregistrer son discours. En général, c’est un discours où il explique ce qu’il a vécu, où il exprime sa difficulté à vivre ce qu’il est en train de vivre et surtout le fait qu’on ne croit pas qu’il est un réfugié, alors qu’il est vraiment un réfugié. Et je voulais éviter cette parole-là.
D. C. : Cette parole n’est pas construite seulement par eux. L’institution du Petit Château les amène aussi à avoir ce type de discours, ou est-ce que tu as l’impression que ce ne sont que les médias, dans leur empressement à les filmer vite fait ?
F. D. : Les travailleurs sociaux du Petit Château aussi car ils ont le même système de représentation que chacun de nous. Je ne suis pas en train de critiquer leur boulot en disant cela, qui est, en général, assez acrobatique. Mais le fait est que la plupart des interlocuteurs que les demandeurs d’asile ont, ce sont des travailleurs sociaux, qui travaillent sur l’idée de distinguer « vrai » ou « faux » réfugié, et sur l’idée de souffrance. Je me souviens d’un des personnages avec qui j’ai travaillé, après lui avoir montré mon film, il m’avait dit : « Tu es la première Belge à qui j’ai parlé ». Alors qu’il avait fréquenté plein d’assistants sociaux, il avait donc vu plein de Belges, mais pour lui j’étais la première Belge à qui il avait parlé. Donc, certainement, il y a une parole qui ne peut pas s’exprimer dans ces lieux.
Je me souviens d’une autre anecdote : je connaissais un des travailleurs sociaux assez intimement au Petit Château, c’était un Africain, un ami de mon père. Il venait de se marier avec une femme de son pays, lui qui vivait jusque-là « à la belge » ses histoires amoureuses. Et il avait été confronté à quelque chose qui avait été très douloureux pour lui, il me parlait de tout son rapport à la sexualité qui était très compliqué, car son épouse était excisée. Et je lui avais dit qu’il pourrait être intéressant qu’il en parle avec une des personnes que j’avais rencontrées en faisant le film, « un réfugié » du même pays que lui, et qui était un médecin spécialiste de ces questions. Ça n’a pas eu de suite. Et le médecin que je filmais m’a dit : « Tu sais, on parlera jamais de ce genre de choses, quand je viens voir mon assistant social, je suis un demandeur d’asile, on parle de tout ce qui concerne l’asile et rien d’autre, pour lui je ne peux pas être un grand médecin, car je suis ici au Petit Château ».
D. C. : Le statut qu’ils occupent dans leur positionnement social finit par les résumer identitairement ?
F. D. : Oui, tout à fait, c’est ça qui m’intéressait aussi. Ce qui est dur pour eux, c’est que toutes leurs multiples identités (affective, familiale, professionnelle, culturelle…) sont mises de côté, pour ce temps qui est dans ce lieu, qui est un temps indéfini. Ils ne peuvent jamais savoir combien de temps ils vont rester là-bas, ça peut varier d’une semaine à six ans. Par exemple, au début, ils ne savent pas s’ils vont avoir une interview avec quelqu’un de l’équivalent de l’OFPRA en Belgique ou s’ils vont devoir attendre un mois. Une fois qu’ils ont passé l’interview, ils ne savent pas quand ils vont avoir une réponse. Ensuite, comme cette réponse est bien souvent négative (refus dès le départ du statut de réfugié) ils se retrouvent dans des procédures d’appel, de recours, de naturalisation… Donc, il y a ce temps complètement indéfini qui est très dur à vivre et pendant lequel, leur seule identité, c’est l’identité que l’institution leur renvoie de fait.
Il y a un jeu de langage où, eux-mêmes s’appellent « les réfugiés », alors qu’ils ne sont pas réfugiés par définition, puisqu’ils sont simplement demandeurs d’asile ou font des recours et ne sont parfois même plus du tout liés à ce statut… Mais c’est vrai que, pendant cette durée indéfinie d’attente dans ce centre, c’est bien cette identité « réfugié » qu’ils épousent. Et c’est une identité qui est assez stéréotypée. Donc, oui, les assistants sociaux contribuent, mais les clichés sont là pour tout le monde, et ils collent souvent avec la séparation entre vrais et faux réfugiés. Le vrai réfugié, pour les demandeurs d’asile comme pour les travailleurs sociaux, c’est bien souvent celui qui épouse la figure de la souffrance.
D. C. : Mais quelle valorisation y a-t-il de la souffrance ? Comment ça se fait ?
F. D. : C’est vraiment toute la complexité et la perversité du système. À partir du moment où un État réduit l’accès des étrangers sur son territoire et qu’une des voies d’accès est la demande d’asile et que, visiblement, il y a un afflux de demandes, qui est aussi beaucoup dû au fait qu’il y a énormément et de plus en plus de conflits très violents dans le monde, il y a une méfiance qui s’insinue. C’est-à-dire qu’il y a des « vrais » réfugiés et des « faux » réfugiés. C’est toute la problématique d’instrumentalisation politique de la demande d’asile, consistant à distiller l’idée qu’il y a ceux qui ont l’air d’être de « vrais » réfugiés et ceux qui sont a priori suspects et qu’on considère avec méfiance. Peut-être qu’ils ne disent pas tout à fait la vérité, on ne sait pas très bien. Si ce n’était qu’un migrant économique ? Pourquoi il vient chez nous ? A-t-il assez souffert ? Donc, la personne qui a l’air d’avoir tous les stigmates de la vraie victime paraît plus légitime que d’autres. Pourtant il y a des conventions internationales qui assurent le devoir d’accueil avant de juger les personnes. Mais elles sont jugées à l’avance.
D. C. : Donc, la légitimité passe par une espèce d’éloquence doloriste ?
F. D. : Oui, cette légitimité passe par l’éloquence, par ce que la personne dit, elle passe par l’attitude, par la posture corporelle de la personne et par les faits qu’elle raconte, bien sûr. C’est ça qui m’intéressait dans le film. Quand j’ai tourné la première séquence, mon idée était de venir en jetant un pavé dans la mare pour essayer de court-circuiter le cliché du réfugié. Je voulais dire avant toute chose que vrai ou faux ou victime ou réfugié ou pas, ce n’étaient pas mes questions. Pour ça, je suis venue avec un carrosse, des comédiens, en me disant « je suis Bruxelloise, je suis totalement en dehors, je ne connais rien à ce que vivent ces gens, je vois un château, je sais que ce lieu s’appelle «Le Petit Château» »… Donc, je me suis dit que j’allais venir avec un dispositif cinématographique de château : une caméra super 16, des comédiens, un carrosse, etc. pour filmer la première scène du film. Et dans les premières images du film, on voit donc, après l’arrivée du carrosse et des comédiens, petit à petit, les vrais habitants des lieux (donc les demandeurs d’asile) débarquer dans le plan et fixer l’objectif de la caméra, comme s’ils regardaient le spectateur dans les yeux. Ils brisent les codes de la fiction et regardent droit devant eux, frontalement, la caméra et s’assument comme les vrais habitants du Petit Château.
C’est venu d’une idée assez naïve : j’avais envie de travailler sur l’imaginaire, tout ce qui échappe à la géopolitique et ce qui fait que ce sont des êtres humains avant tout. Très naïvement, je me disais que si on voit que ce sont vraiment des êtres humains, ça paraîtra encore plus étrange qu’ils vivent ce qu’ils vivent. Je suis partie de là, et nous avons fini par parler d’amour. Le film parle d’amour ou chante l’amour pendant une heure, et aussi de fantômes et du roi du Petit château auxquels les habitants s’adressent… D’une certaine façon, j’avais envie que ce soit plus subversif de montrer des êtres humains qui ont envie d’être amoureux, tombent amoureux, s’expriment par la peinture, par des rêves, donc des gens pour qui les enjeux sont des enjeux plus proches des miens, spectatrice qui n’est pas réfugiée, espérant qu’ainsi moi, spectateur, spectatrice, je me demande qui je suis, qui j’aime, quelle est la part humaine dans ce qu’on vit, par laquelle on pourrait échapper à tout déterminisme géopolitique, à la nationalité, les circonstances économiques, et donc aussi à ce stigmate de la victime. Pour proposer un travail sur l’imaginaire je me suis dit que je devais aussi venir en proposant mon propre imaginaire, les images qui me hantaient moi. Voilà.
D. C. : Justement, il y a quelque chose de curieux dans la façon dont tu as structuré tout ça. Cette idée d’imaginaire, tu la poses comme pour aller au plus vrai de ce qu’ils sont, pour parasiter l’espèce de faux personnages qu’on leur fait jouer de par la catégorie juridique qu’on crée pour les mettre là. Et, pour ça, tu arrives avec les instruments du cinéma, pour dire « je ne vais pas faire un documentaire », « ceci n’est pas un reportage »… Toi, tu dis : le journalisme, c’est du faux et, moi, ce que je voudrais, c’est voir le réel, c’est-à-dire ce que sont vraiment ces gens, c’est-à-dire leur imaginaire.
F. D. : Oui. Évidemment ça n’a pas été si simple, parce que, finalement, mon imaginaire, il est aussi celui d’une documentariste qui a été imprégnée de figures militantes. Et ce qui s’est passé, c’est donc que je suis venue avec cette caméra Super 16, j’ai fait ce grand falbala avec le carrosse. Du coup, il y a beaucoup de gens, des habitants des lieux qui sont venus vers moi en ayant envie de participer à cette fiction. Et ça les amusait beaucoup, ce jeu, ça questionnait. Certains étaient aussi intrigués ou pas toujours d’accord. En tous les cas, il y avait quelque chose qui faisait débat et qui était intéressant comme point de départ pour aborder les gens. Après, je suis revenue avec une petite caméra, une petite équipe, et je me suis dit « Bon, voilà, j’ai lancé mon pavé, je suis venue avec une image qui les a intrigués, mais maintenant je viens avec ma petite caméra parce que je n’ai pas de sous. Comment continuer ? Comment m’y prendre ?
Et, là, c’est beaucoup plus compliqué pour moi de savoir comment proposer aux gens de travailler sur l’imaginaire. Venir juste en disant « Voilà, bonjour, je voudrais travailler sur l’imaginaire », ça ne marche pas, évidemment ! Et il y avait les gens qui venaient vers moi en disant « Nous sommes de vrais réfugiés, c’est scandaleux ce qui nous arrive et vous avez une caméra, donc vous travaillez sûrement pour la télévision, et il faut le dire à tout le monde que ce qu’on vit ici est scandaleux… » En plus, moi-même, j’avais aussi envie de dénoncer, parfois, je doutais un peu, je me demandais si travailler sur l’imaginaire, c’était vraiment correct, si ce n’était pas trop naïf.
D. C. : Tu as eu peur d’être le relais de leur discours plaintif, de virer dans le documentaire militant ? Ce faisant, tu te serais laissé instrumentaliser par le rôle qu’on leur demande de jouer. Il y aurait eu un enrôlement réciproque.
F. D. : Oui. Je pense qu’il y aurait eu un enrôlement réciproque. Mais attention, jamais je ne dis qu’ils n’ont pas le droit de se plaindre. Je dis juste que ma caméra enregistre autre chose. C’est là qu’il faut nuancer. Quand je participe à des colloques, des conférences, que je montre mon film dans des festivals, il y a parfois des résistances de la part des spectateurs de culture militante qui me disent « Mais, ce que vous avez fait, c’est choquant, parce que vous imposez votre imaginaire de roi, de reine, de princesses, c’est quand même naïf de venir comme ça, alors que ce qu’ils vivent est tellement dur ». Alors, ce que je rétorque à chaque fois à ces personnes, c’est : « Mais qu’est-ce que c’est d’autre, votre culture militante, qu’un imaginaire ? » C’est un imaginaire qui a été construit et qui est lu comme la vérité, comme une lecture juste de la vérité, une lecture qui est politisée, etc. Avec une esthétique naturaliste, censée être plus respectueuse parce qu’elle est perçue comme « pauvre », a-esthétique. Alors qu’elle est ancrée dans une esthétique dont on peut retracer l’historique et les enjeux.
Mais moi je pense que ma lecture à moi, en effet, c’est de l’imaginaire et je l’assume. Je ne dis pas du tout que c’est la réalité. C’est en effet le prisme auquel j’ai voulu faire participer les gens qui ont été dans mon film. Et c’est un prisme, mais pour moi c’est aussi un prisme politique, c’est justement une vision encore plus politique de l’autre, si je peux me permettre d’être mégalo ! C’est de dire « L’autre doit exister avant même qu’on puisse dire de quelle nation il vient et pourquoi il est là, parce que dans son pays il se passe ça et ça ». Avant tout, pour moi, c’est un être humain. Comme dit Robert Kramer : la réalité est la fiction du pouvoir. Il faut être très vigilant envers cela. Ce qui ne veut pas dire, je précise toujours, que ces gens que je filme ne sont pas des victimes. Mais les montrer uniquement comme des victimes avec une esthétique pauvre, c’est jouer à mon sens le jeu du pouvoir.
Mon idée, c’était de demander : quand moi, spectateur, je vois une victime à l’écran, je pleure, c’est très dur, je maudis la géopolitique, les guerres, etc., mais qu’est-ce qui se passe quand j’éteins le poste de télévision, est-ce que je ne reviens pas dans mes idées où j’accepte les principes de réalité qu’on me suggère, où je me dis « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde, cet homme n’est pas de la même nation que moi, ma nation est en crise, a des difficultés économiques etc. donc c’est très dur ce qu’il vit, mais voilà, c’est comme ça ». D’une certaine façon, pour moi, il y a quelque chose qui est pernicieux dans cette image de la victime qui paraît être une image réaliste de l’autre, c’est qu’en même temps, à mon avis, on accepte là où est l’autre parce que, par définition, il est une victime, et moi je suis un spectateur de sa misère, mais je ne peux rien faire et surtout on ne peut pas accueillir toute la misère. J’éprouve ma sensibilité humaine, ma compassion, en me sentant en empathie avec l’autre, je m’éprouve moi-même comme être humain, ce qui ne veut pas dire que je vais l’aider. Et si ça me rassurait d’autant plus de ne pas être à sa place ?
Je pense que je préfère les documentaires d’investigation, qui expliquent les mécanismes et démontent les représentations, avec des interviews et des archives, qui creusent et analysent, que les portraits et les témoignages «pauvres» et victimaires.
D. C. : Mais comment on fait pour ne pas être rattrapé par la sorte de légèreté fleur bleue qui cacherait un déni du réel dans ta conception de l’imaginaire ?
F. D. : Au départ j’ai demandé à quoi rêvent les gens, et ça c’était sûrement la solution de facilité, c’est une question que j’ai vite abandonnée, heureusement. Ce que je faisais, c’est que je venais voir les gens quand ils regardaient par la fenêtre et qu’ils attendaient, dans un grand couloir où ils passent la majeure partie de leur temps, devant leurs dortoirs. On sentait que leur esprit s’envolait par la fenêtre. Alors, je disais « Voilà, je vous vois, vous passez beaucoup de temps devant la fenêtre, qu’est-ce qui vous traverse l’esprit, quelles sont vos pensées ? » Je disais ce que moi je faisais là, ce que j’avais fait avec d’autres gens. Et je disais « Je pense que vous n’êtes pas simplement des réfugiés, vous êtes beaucoup d’autres choses et ce qui m’intéresse, ce sont ces autres choses. »
Il y a un personnage du film, Vincenzu, qui m’a dit tout de suite « Moi, ça m’intéresse beaucoup justement ce qui résiste à l’institution, parce qu’on n’est pas juste des réfugiés en effet, et moi ce que j’essayais de faire ici, c’est transformer les numéros qui sont sur nos portes ». Chaque petite cellule dans un dortoir, séparée des autres par une mince cloison et un rideau, est indiquée par un numéro. Vincenzu disait « Moi je peux pas dire «Bonjour, comment ça va no 4628 ?», j’ai envie de savoir le nom de la personne, j’ai envie de pouvoir lui parler, sinon, on erre seuls dans les couloirs, alors voilà, je voudrais par exemple que les noms soient sur les portes ». Et on lui avait dit non quand il en avait parlé aux responsables de l’institution, parce que l’institution, justement, ne veut pas ce genre de choses et lui a répondu que chaque personne doit cacher son nom puisqu’ils ont des ennuis chez eux. Vincenzu a suggéré que ce soit un surnom mais visiblement personne n’a donné suite. Et la vérité aussi, c’est que l’institution fait tourner les gens, donc les numéros, c’est des numéros qu’on peut réutiliser, tandis que les noms, après, ce serait plus compliqué. C’est aussi toute la démarche de désindividuation : considérer les gens qui ont leurs petits badges d’après leurs numéros, c’est plus simple à gérer. Donc lui, je lui avais dit « Voilà, quand toi tu réfléchis à tout ça, ce qui va pas ici, en termes de numéros, etc. comment est-ce que tu pourrais le raconter en résonance avec ma question du château ? » Et au début il n’y arrivait pas, et donc on a discuté très longtemps, il était plus dans une parole d’analyste. Et puis, il m’a dit un moment « En fait, il y a des fantômes dans ce château. Et justement les fantômes, ce sont ces numéros. » Et tout d’un coup, par exemple, son ton a changé. Il dit « Regarde tous ces numéros sur les murs, qu’est-ce que tu vois là ? Moi, je ne vois rien d’autre que des fantômes, les fantômes du petit château. » Il se lance dans une parole poétique et c’est étonnant parce que, tout d’un coup, son corps a changé. Il était très mal à l’aise devant la caméra, tout d’un coup, il a pris une sorte d’assurance, il parle lentement, sa voix est sensuelle, et il est comme un conteur. Alors sur les images du couloir, sa voix résonne et fait ressentir.
D. C. : C’est-à-dire que c’est d’accéder à un autre niveau de langue qui, une fois qu’il est sûr qu’il y accède et que tu le reçois, lui permet de retrouver une espèce d’assurance, une autre assurance.
F. D. : Oui, c’est vrai. Je ne veux pas dire que ce que je fais change quoi que ce soit pour lui, attention ! Mais je crois que ça a dégagé son corps d’une emprise fonctionnelle de l’institution, à ce moment-là. Il y a des textes qui parlent du fait que, ce qui fait l’être humain, c’est avant tout son lien avec l’imaginaire, avec le symbolique. Je pense aux textes de Leroi-Gourhan, qui disent que les premiers hommes n’étaient pas juste des chasseurs affamés et mus par des besoins primaires, mais qu’ils ont tout de suite peint sur les grottes, enfin qu’est apparue de la représentation, du symbolique en même temps que de la fonctionnalité, que les besoins primaires à satisfaire. D’une certaine façon, l’institution, ce qu’elle fait de ces êtres, c’est Giorgio Agamben qui dit ça, c’est réduire la vie des gens à de « la vie nue », c’est une sorte de vie qui est traitée sous son angle uniquement fonctionnel. De quoi a besoin un homme entre vingt et trente ans ? Il a besoin de manger, de faire du sport, de voir des films d’action pour se défouler, il a besoin de règles. Il ne faut pas qu’il frappe, qu’il se bagarre, et c’est tout. L’aspect culturel, affectif, symbolique est secondaire.
Par ailleurs, cette parole symbolique pouvait aussi protéger mes personnages d’un excès d’intimité. C’est un peu paradoxal. Il y a un écart très grand entre la parole privée, la parole qu’on peut dire dans l’intimité, et la parole publique de présentation de soi face à la caméra. Les gens me racontaient par bribes leur histoire, dans l’intimité. Je me souviens d’une famille tzigane avec qui je parlais en italien. Je parlais avec le petit de trois ans en italien aussi bien qu’avec le papa qui devait avoir cinquante ans. Et il me racontait au début qu’il venait de Macédoine et que des Albanais avaient brûlé leur maison. Ce n’était pas mon sujet, mais j’avais avalé cette histoire sans problème et, à un moment, ils m’ont dit « Quand même, Frédérique, t’as pas remarqué qu’on parle tous italien, en fait, on vient d’Italie ! » Évidemment qu’ils venaient d’Italie, ils parlaient couramment cette langue et ça les a fait beaucoup rire que j’aie pu avaler leurs histoires.
Leur vrai récit, les raisons pourquoi ils sont là sont immensément complexes, échappent totalement aux cadres. S’ils racontaient leur vraie histoire, ils pourraient avoir des papiers parce que c’est une histoire assez dure. Mais ils ne le feraient pas parce que ça mêle des règlements de compte et d’autres personnes et dans leurs codes à eux, ça ne se fait pas. Ils pensent que ça ne marcherait pas, et c’est trop intime, justement. Ce que je fais de symbolique protège aussi de ce dévoilement par les faits. J’essaye de dévoiler les sentiments, plutôt. Je ne vais pas non plus raconter la vraie histoire. L’idée de vraie histoire ne m’intéresse pas.
D. C. : Tu as parlé du « flagrant délit de légender » pour reprendre l’expression que tu prenais de Deleuze, c’est-à-dire de les laisser se représenter et de prendre la représentation pour ce qu’elle se donne.
F. D. : Oui la parole au cinéma me fascine dans ce qu’elle invente et crée de la vérité en inventant, en s’inventant. Pas en se sentant obligée de dire la vérité, qui a des canaux d’expression très stéréotypés. Dans mon prochain projet Je vous déclare amour, je travaille sur le mariage « pour les papiers », qu’on appelle communément « le mariage blanc ». Imaginons une femme qui se marie avec quelqu’un parce qu’elle veut rester vivre en France et qu’elle se marie avec un ami. Éventuellement, ça peut être un vrai faux mariage blanc, elle se marie avec son petit ami, mais ce n’est pas quelque chose qu’elle aurait fait si elle n’avait pas dû obtenir des papiers. Évidemment, c’est quelque chose qu’elle ne va pas dire de façon officielle. Moi, je le sais parce que je suis une amie. Quelqu’un qui fait un mariage blanc avec un ami, sans l’arnaquer, c’est quelque chose qui est totalement absent du répertoire des récits de l’étranger tel qu’on les entend dans les médias. Ce n’est pas juste tricher ou pas avec la loi qui est important à mon sens, c’est inventer une solidarité, des liens d’amour, des complications souvent, des débrouilles. Il y a une méfiance qui s’est insinuée a priori sur les discours de l’étranger, c’est tout le discours politique en vogue actuellement : l’étranger doit prouver qu’il n’est pas un tricheur. D’une certaine façon, je trouve que le discours militant ou le discours qui veut montrer que ces personnes ont le droit d’être là, va confirmer cette tendance en pensant la contredire : « Mais oui ce sont de vrais réfugiés, ce sont de vrais mariés, etc. » Et je trouve que ce qui est intéressant, c’est justement d’être entre les deux, pour travailler l’opacité et la complexité des êtres.
Et c’est en dehors de tout rapport à la loi, aux questions de vrai/faux, de méritant/pas méritant. C’est quelque chose qui n’a de sens que si on considère que chaque acte qu’on pose a un sens quand on le raconte. Il n’y a donc pas l’espace pour raconter le sens qu’on donne à ces actes dans la représentation officielle de l’étranger. Pourtant c’est d’une créativité incroyable, puisque les étrangers sont très créatifs pour se débrouiller, avoir des papiers, même en faisant des faux papiers, il y a plein de façons, des faux récits de demandeurs d’asile ou de vrais récits, mais il y a toujours une mise en fiction. Par définition, il y a toujours une mise en fiction dans toutes les circonstances de la vie, même quand on ne va pas à l’OFPRA. Là, je fais une mise en fiction de moi comme réalisatrice, face à toi, qui m’interviewes.
D. C. : C’est quoi ta définition du témoignage, alors ?
F. D. : Je n’aime pas le mot « témoignage », en tout cas pour mon travail. Pour moi, le témoignage, c’est justement cette situation où on vient demander à quelqu’un, dans un but très précis, de raconter son histoire. Et c’est souvent déjà dans un imaginaire assez codé, c’est-à-dire par exemple, on demande à l’étranger de raconter comment il est arrivé en France, ou comment sont ses conditions de subsistance en France et la difficulté qu’il a à vivre dans un foyer, ou ce genre de choses. Ou pourquoi il s’est marié avec un Français, quelles sont ses difficultés administratives, etc. Et pour réaliser ce témoignage, en tous les cas comme archétype, la personne qui témoigne se contente de choses très factuelles et est rarement réflexive. La personne est rarement amenée à dire ce qu’elle pense du fait qu’elle raconte son histoire, ou comment elle se perçoit elle-même dans ce récit. Et c’est vrai que c’est tout ça qui m’intéresse, c’est vraiment une parole où les gens sont pas dupes simplement parce qu’ils racontent un récit à ce moment-là, pour telles et telles raisons, et qu’éventuellement, ce récit peut changer. Il me semble en fait que l’aspect organique et variable du récit, c’est quand même une des libertés de l’être humain – de pas avoir comme ça un récit qui serait figé. Donc dans ce prochain film, je parle de confidences et pas de témoignages. Et je les fais jouer par des comédiens. Parce que ce sont des paroles entre amis, qui réfléchissent sur ce qu’ils sont en train de faire, à savoir se marier pour des papiers, sans se limiter à des faits pour prouver qu’ils ne fraudent pas. Ils inventent, ils trichent avec la vie, et heureusement. Et ils sont déjà en quelque sorte « des comédiens d’eux-mêmes » quand ils se retrouvent devant monsieur le Maire!
D. C. : C’est pour ça, il y a cette violence du pronom « son » quand tu dis « raconter son histoire ». Moi, je trouve ça très violent quand on me dit « Vas-y, raconte-moi ton histoire », comme si j’étais affecté à une histoire qui, à la limite, ne me regarde pas. Et qui ne me regarde pas au point qu’on ne pourrait pas bouger… Après, on ne raconte qu’une histoire à la fois. Et tout n’est pas racontable.
F. D. : Tout n’est pas racontable et, en même temps, tout peut s’inventer. Dans la littérature, on a trouvé des moyens de raconter l’errance, je pense à Robert Walser. Il faudrait cette liberté dans ce que tu appelles le témoignage. Récemment je reviens aux personnages qui me marquent dans la littérature. Comme l’Idiot de Dostoïevski. Il essaye de dire quelque chose (ou l’auteur à travers lui) qui échappe aux normes de langages, aux normes de définition de soi de la société, de son époque, et qui fait que les autres personnages pour se raconter et se définir sont enfermés dans ces normes. L’idiot essaye tout le temps, à mon avis, de les sauver, de les délivrer du récit atroce qu’ils font d’eux-mêmes.
Ce qui m’intéresse, c’est comment on se raconte soi-même en essayant d’échapper aux normes, aux clichés, c’est quelque chose qui me fascine de prime abord. Et comment on peut inventer son récit et comment cette liberté d’invention, heureusement qu’elle est là, elle est première. Et comment l’étranger récupère cette liberté d’invention. L’étranger, au sens très large.
D. C. : Presqu’ontologique…