Majeure 28. L'Extradisciplinaire. Pour une nouvelle critique institutionnelle

Destitution, institution, constitution et la puissance (dé)formatrice de l’investissement affectif

Partagez —> /

Le texte tente, à partir d’une esquisse de la triade destitution-institution-constitution, de reprendre et de développer certains aspects relevés par les concepts de « pouvoir instituant » (Negri) et d’« imaginaire instituant » (Castoriadis). À partir d’un bref examen de l’apport de ce dernier, cette approche conceptuelle a la tâche d’esquisser et en partie d’élucider le rôle des affects effectifs dans leur double rapport au sein du champ politique : une fois dans leur rapport aux représentations et aux désirs (plaisirs, dé/plaisirs), une autre fois dans leur rapports aux sédimentations collectives des affects passés, véritables revenants au sein des processus d’institution, de destitution et de constitution. S’il s’agit d’une approche philosophique réfléchissant sur la et le politique via une dimension qui a longtemps été délaissée, l’analyse du rôle du pathos et de l’aisthêsis comme l’un des noyaux des rapports de pouvoir et de domination se fait entre autres à partir d’une perspective de psychanalyse de groupe. L’approche proposée se situe ainsi à cheval entre le registre somatophysique, le registre intrapsychique et le registre interpsychique et politique.

Le point de départ de ma réflexion sur la formation du pouvoir concerne la relation entre les trois formes du « poser », voire de la « position »([[ N.d.T. : « Poser » et « position » renvoient ici au « stituare » qui est la racine commune de « constitution », « institution », « destitution ». Avec setzen et Setzung, l’allemand possède un équivalent plus direct du terme latin, permettant des combinaisons encore plus nombreuses (Zusammensetzung, Einsetzung, Entsetzung, mais aussi Besetzung, Absetzung, etc.). Tous ces actes constituent les « modes de position », la « triade des positions » dont il sera question plus loin.) (tithêmi), associées aux concepts de constitution, d’institution et de destitution. La structuration politique, c’est-à-dire délibérative (de conseil et de décision) et exécutive de la société y constitue une dimension plus explicite que l’institution prise dans un sens plus large (au sein de la triade en question) ou la destitution qui en est inséparable. La fonction de cohésion de la constitution est marquée par le préfixe « con- » (ensemble), tandis que l’« institution » se rapporte au moment fondateur qui amène une structure à l’existence (destituant par là une autre ou supposant sa destitution). À l’institution et à la structuration démocratique créatrice, réceptives aux affects, on pourrait, au sein d’un tel mobile conceptuel, opposer l’administration comme organe exécutif mécanique/bureaucratique de la société (ou de l’entité politique concernée), un organe auquel l’affect est a priori odieux, la créativité étant supportable seulement dans le cadre contrôlé/contrôlant des procédures prescrites, même si l’un et l’autre — en dépit de leur dangereuse prolifération — semblent indispensables à son fonctionnement. Dans les pages qui suivent, l’investissement (Besetzung) et le retrait (Ent-setzung, Abzug) liés à la destitution désignent avant tout un mouvement affectif et psychologique (psychanalytique) qui touche plus généralement à l’aisthêsis comme domaine du sensible et de l’imagination créatrice, voire instituante, toujours ambivalents ; ils se distinguent par là de la destitution envisagée comme un processus de décomposition et de déconstruction, c’est-à-dire comme le négatif de la constitution. Voilà pour une première ébauche du champ sémantique dont je vais maintenant tenter de concrétiser certains aspects.

la formation du pouvoir
Au lieu d’hypostasier ou d’occulter dans cette démarche le micro-niveau comme l’« autre » du macro-niveau, je voudrais souligner sa pertinence notamment pour une « esthétique politique » au sens large de l’aisthêsis (perception sensible) axée sur l’analyse, la modification ou la dissolution de positions ou de dispositifs intériorisés. Mais au contraire de la triade « destitution-institution-constitution », le concept de « dispositif » présuppose une « ordonnance » passablement figée qui, comparée à d’autres modes de position « secondaires », semble relever d’une dimension transcendantale. Mais du point de vue de la « triade des positions », une telle « ordonnance » elle-même n’advient ou ne peut être pensée qu’à travers la structure spécifique de cette triade : la structure efficiente, c’est-à-dire celle qui institue et constitue le réel — comme dans le cas de certains dispositifs ou de certaines constitutions —, ne peut pas être analysée comme une structure préformée.
Certes, les limitations sociales, les déterminations, les répartitions, les normes, les commandements et les interdits, les tabous, les incitations et les diversions peuvent être perçus et compris comme a priori castrateurs, inhibants et aliénants, tout comme ils peuvent être perçus comme ambivalents, potentiellement aliénants, mais aussi comme potentiellement (dynamei, en puissance) libérateurs, protecteurs, judicieusement choisis et définis, et donc comme des matérialisations de l’autonomie politique. Mais envisager a priori, et aussi a posteriori, tous les modes de la position politique, c’est-à-dire tous les modes de position explicite et publique, comme des dispositifs et des structures d’aliénation, c’est centrer l’analyse sur l’exploitation de tous par la société comme système capitaliste, sexiste, hétéronormatif, etc., avec les dispositifs qui l’accompagnent, en délaissant le processus d’institution et les multiples strates dans lesquelles il se manifeste par le faire, l’agir, etc.([[ Ce qui, sur le point par exemple de la critique de l’hétéronormativité comme telle, paraît un projet assez limité, comparé à une entreprise de transformation radicale des normes, et revient finalement à une normalisation discursive inavouée.) ; c’est remettre en scène sur le plan esthétique (c’est-à-dire principalement pour les sens, le goût et les affects), mais aussi sur le plan de l’être et de la connaissance, le caractère inévitable et donc déterminé (au sens fort) de cette articulation. Celle-ci tend, dans une telle conception déterministe, à se cristalliser en un lien conceptuel nécessaire, où une dynamique an-archique d’expérience, d’invention, d’action artistique et/ou politique, au sens par exemple d’une politique démocratique effective, n’a plus (guère) de place([[ Cf. Jacques Rancière, La Haine de la démocratie Paris, La Fabrique, 2005. ). Le règne quasi universel de l’aliénation, de la sujétion, de l’exploitation et de l’arbitraire ne permettrait pas, fût-ce par le recours à la dimension microscopique, de dégager cet espace politique de pensée et d’expérience dans le cadre de l’instauration de normes publiques et des actes explicites d’institution – et donc toujours aussi de destitution.

la triade de la destitution, de l’institution et de la constitution dans l’individu et dans la collectivité — retour sur Castoriadis
Cornelius Castoriadis a forgé le concept d’« imaginaire instituant » qui exige une brève explication pour ceux qui ne sont pas familiers de son œuvre. Castoriadis publie son ouvrage, L’Institution imaginaire de la société([[ Le Seuil, 1975. Le débat, mené avec Lefort et Lyotard, s’était ouvert dans les années 1950 dans le cadre du collectif de rédaction de la revue Socialisme ou barbarie. ), en 1975, au moment où s’amorce ce mouvement de congédiement de la révolution — à la fois comme pratique politique et comme concept philosophique — qui ne s’achèvera qu’avec les lieux communs grotesques de Fukuyama. La première partie de l’ouvrage reprend un texte plus ancien, dans lequel Castoriadis déconstruit les fondements déterministes et fonctionnalistes que le marxisme partage, selon lui, avec la philosophie traditionnelle. Il donne ainsi à l’idée de révolution une signification nouvelle, qui accorde une place centrale à la créativité des psychismes, du « collectif anonyme » et de l’imaginaire social en tant qu’« imaginaire instituant ».
Castoriadis s’intéresse prioritairement au problème de l’auto-organisation sociale et politique, et avant tout à l’auto-institution comme autonomie collective, c’est-à-dire comme démocratie radicale. Il soulève par exemple la question, aporétique mais non moins importante, de savoir comment un « Soi » intérieurement et extérieurement toujours « hétéronome », poussé par le ça ou par l’inconscient, sur-sollicité par la société et ses impératifs, peut constituer avec d’autres pareillement « constitués » une communauté politique capable de se rassembler dans un projet d’autonomie et d’auto-institution, et de s’accorder assez bien pour réaliser cette autonomie au-delà de la brève floraison d’une insurrection anarcho-conseilliste. Dans les lignes directrices de la démocratie athénienne, mais surtout dans les conseils ouvriers, dans la révolution hongroise de 1956, ainsi que dans d’autres mouvements de base après 1968, dans le militantisme féministe ou dans l’organisation des sans-papiers, Castoriadis discerne les « germes » d’une telle autonomie, placée sous le signe de la fusion, de l’exposition à l’« autre » et au changement. Au lieu de les faire entrer de force dans une unité systématique, dans une quelconque « idée de la Révolution » ou « du sujet révolutionnaire », au lieu de les dénoncer pour leur caractère purement défensif et réactif, il y voit autant d’exercices spécifiques, inventifs — c’est-à-dire stimulant l’imagination politique au sens de l’imaginaire instituant —, dans l’apprentissage de l’autonomie collective. En même temps, il croit de moins en moins à la possibilité d’une révolution réussie, amenant une collectivité autonome auto-instituée, explicitement démocratique, basée sur la participation de tous ses membres doués de jugement, qu’à l’efficacité des tendances et des dispositifs hétéronomes actuellement en place. Castoriadis procède d’une question politico-transcendantale, et pose la question des conditions de possibilité requises pour qu’un nombre suffisant de personnes (d’une société, d’une entité politique, etc.) commence à s’entendre sur la mise en place d’une structure autonome ou propice à l’autonomie collective contre les intérêts et les institutions (capitalistes, oligarchiques, androcentriques, hétérosexistes, racistes, xénophobes, etc.) qui règnent aussi en nous-mêmes([[ Sauf à rejeter la part étrangère ou conflictuelle comme le « mal » et de décréter que « l’enfer c’est les autres » ou que « tout le mal vient du dehors », etc. ).
Cette « lutte » intervient déjà comme source de (dé)plaisir lorsque Castoriadis, rejoignant en cela Kelsen et les positivistes du droit, pose comme ultime instance et condition de l’autonomie la volonté collective de position, voire d’institution.

institution et psychanalyse de groupe

Interrogé sur ses références à l’« imaginaire instituant » de Castoriadis, Antonio Negri fait dans une interview l’éloge de ce concept, avant de critiquer son auteur : « Je ne crois pas à la productivité de la psychanalyse dans les sciences sociales. Au contraire, je crois qu’en se focalisant sur les limites, sur les barrières inhérentes à l’homme et à sa capacité d’expression — qui sont à mon avis des éléments fondamentaux du freudisme, même si je ne dirais pas qu’il y a un mal originel pour l’idéologie psychanalytique —, on perd la possibilité de penser la libération d’un point de vue collectif, et même d’un point de vue individuel ; on se trouve dans une situation où imaginer même devient difficile. De ce point de vue, je suis spinoziste, et je pense que s’il y a du mal dans la vie, des limites, des barrières, ce n’est pas quelque chose qui est inscrit dans la nature de l’individu, mais quelque chose qui lui est imposé de l’extérieur. Quand le développement est entravé, c’est toujours par l’action de forces extérieures. »([[ http://multitudes.samizdat.net/article.php.3 ?id article=1928 (mis en ligne le 15.11.2006))
Concernant la question de l’inconscient individuel et de ses effets dans et sur la collectivité, je pense que non seulement il ne s’agit pas dans la psychanalyse, comme Negri lui-même le suggère, de définir le mal et de le localiser à l’intérieur ou à l’extérieur de la psyché. La conception psychanalytique du conflit est une conception dynamique qui embrasse à la fois sa genèse endogène et sa genèse exogène ; la question de l’origine (interne ou externe) est donc secondaire, tout comme il est secondaire de savoir si le traumatisme s’est passé en réalité « exactement comme ça », ou si des traumatismes ou des dispositions plus microscopiques ont « posé » les conditions pour qu’un événement ait dans le psychisme individuel ou collectif un effet traumatisant, et donc inhibant sur la faculté de juger et d’agir du sujet. Dans sa théorie des pulsions, Freud présuppose une disposition à l’ambivalence innée en l’être humain, qu’il décrit en référence à Platon et aux mythes Grecs comme la double attraction d’Éros et Thanatos. Castoriadis le suit partiellement sur ce terrain : mais il ne s’intéresse pas tant au mal ou à la « pulsion de mort », qu’à l’idée, développée avec Piera Aulagnier à partir des travaux de Melanie Klein, d’un penchant originaire et indéracinable du sujet à constituer une « monade psychique » fermée sur elle-même. Il s’agit d’un fantasme de toute-puissance qui déborde potentiellement toutes les limites et tous les besoins (physiques) et tend à s’ériger en totalité (moi = tout, tout = moi), qu’Aulagnier caractérise comme « originaire » dans la perspective du développement psychique. La monade (ou l’originaire) n’est pas le mal, pas plus qu’elle n’est une pure inhibition ; elle est ce qui en nous nie radicalement les limites (de l’ego tout-puissant fantasmé) ; mais c’est aussi dans la clôture de la monade que s’enracine l’élément rebelle qui réagit aux empiètements et à une socialisation importune, et qui dans certains conflits extrêmes se dresse aussi politiquement contre une raison d’État abusive ou aveugle. L’élément « monadique » serait également ce qui nous aide à nous protéger contre les exigences illimitées qui excèdent nos capacités psychiques ou physiques (quand l’invasion est trop massive pour le psychisme, cette défense se fait parfois au détriment du corps). En même temps, c’est dans la « monade » que s’enracine la composante autiste de l’homme, la démesure égocentrique, l’hybris de vouloir que quelque chose soit « ainsi et pas autrement », dont se nourrissent autant l’arbitraire autocratique que les régimes totalitaires([[ Cf. le dernier chapitre du livre de P. Aulagnier, L’Apprenti historien et le maître sorcier, Paris, PUF, 1984.).
Où s’arrête le psychisme, qui peut le délimiter lorsqu’il s’agit de phénomènes collectifs ? Cessons-nous alors d’être ou d’avoir un inconscient, des conflits ou des déplacements affectifs lorsque nous existons et agissons en tant qu’êtres politiques ? Si nous prenons au sérieux la phrase génialement paradoxale, et en même temps cohérente, d’Aristote : « L’homme est par nature un être politique », cela signifierait que nous avons d’emblée cessé d’exister comme êtres psychiques, ou d’avoir un psychisme…
Castoriadis dépasse cette question quand il entreprend de préciser les modalités des aspects psychiques de la réalité sociale en introduisant des différenciations dans le concept d’imaginaire. Nous inventons, nous instituons et nous destituons, parce que et pour autant que nous sommes psyché, monade, entité psychosomatique inconsciente, mais aussi sensation, parole, pensée, jugement, agir conscients, ou que nous effectuons tous ces actes et y prenons part ; d’un autre côté nous inventons, nous instituons et nous destituons, alors que nous sommes individuellement toujours déjà pris dans des rapports sociaux d’interaction, que nous sommes donc des êtres possédant chacun sa spécificité, socialisés dans tel ou tel monde, telle ou telle langue, tel ou tel imaginaire, et que nous incarnons, exprimons et — d’une manière au moins subliminale — modifions constamment cet imaginaire.
Le problème auquel la dialectique de l’autonomie et de l’hétéronomie confronte Castoriadis ne concerne pas ce qui limite l’action ou entrave la pensée du sujet : c’est plutôt de savoir pourquoi tant de sociétés deviennent étrangères à leur propre imaginaire, à leurs propres créations, à ce que Hegel appelait la « culture » (Bildung([[ Voir le chapitre qui porte ce titre dans La Phénoménologie de l’Esprit. )). Pourquoi elles méconnaissent la part active qu’elles prennent à leur production, et lui substituent une toute-puissance transcendante, ou plusieurs puissances auxquelles elles croient être soumises, ou un plan divin auquel tout se conforme, etc. Il cherche à éclairer ce phénomène à l’aide du couple conceptuel instituant/institué, et à le resituer dans la perspective de l’autonomie : comment pouvons-nous agir afin que les hommes dans une société ne nient plus leur historicité et reconnaissent leur « œuvre » porteuse de significations et de structures, et l’assument dans le sens d’une auto-institution démocratique([[ À cet égard, « les Grecs », plus précisément les Athéniens, ne sont pas pour Castoriadis un modèle, mais d’un certain point de vue des pionniers, parce qu’ils ont été les premiers à se poser explicitement cette question et ont créé les institutions politiques (démocratiques) correspondantes. Cela ne doit nullement nous faire perdre de vue ce principe constitutif de la démocratie athénienne qu’était l’exclusion des femmes et des esclaves. L’exclusion des femmes marque le « sentiment traditionnel » de l’imaginaire politique jusqu’à aujourd’hui. Si elle bloque gravement la réalisation de la « démocratie des genres », elle n’est pas pour autant fixée comme un archétype ou comme un « inconscient collectif » inscrit dans les gènes des peuples. Il faut mettre en lumière les modèles et les dynamiques complexes, régénératifs, par lesquels se perpétuent ces facteurs d’exclusion fondateurs des oligarchies androcentriques : alors seulement pourrons-nous les destituer, autrement dit inventer et commencer à mettre en place un nouvel imaginaire, plus démocratique, doté des institutions adéquates.) ?
Mais tant que nous prenons exclusivement en considération l’imaginaire idéel et objectal, conçu comme pure représentation, en négligeant les déplacements ou les transferts microscopiques d’affects (sur des objets réels ou fictifs), en ignorant les investissements affectifs et les « retraits d’affects », l’analyse végète dans une approche hypostatique. Castoriadis, il est vrai, insiste sur la « tonalité affective » (Stimmung), sur l’investissement affectif ou le retrait d’affects qui précède chaque moment de destitution sociale ou politique. Il a également forgé le concept d’« imaginaire réel », au sens où la réalité sociale comporte à ses yeux peu de choses qui ne soient des « produits » de l’imagination collective, de la langue, de la signification et des institutions, autrement dit de l’imaginaire. Toutefois, on ne trouve guère chez Castoriadis de développements sur les corps, la corporéité, et sur ce que j’appelle — dans le prolongement de sa découverte de la faculté d’imagination, mais plus près des références merleau-pontiennes à la corporéité — la vis formandi somatique. Il s’agit des affects et des sens (aisthêseis) localisés dans ce metaxy (le milieu) entre psyché et soma. Vis formandi somatique désigne à mes yeux plus adéquatement le complexe psycho-somatique dont Castoriadis a seulement commencé à effleurer l’analyse conceptuelle ; il s’agit des incarnations culturelles des conflits psychiques collectifs, et de ce « reste » de la vie psychique individuelle et collective qui « s’étend au somatique ». Il ne s’agit pas de sonder la « vie pulsionnelle des nations », mais d’aborder aussi sur ce plan les événements et les continuités culturelles, de les intégrer dans les analyses et les perspectives d’action, et d’examiner les concepts mobilisés par les projections sociales du point de vue de leurs dynamiques et de leurs structures affectives exclusives([[ Sur « l’imaginaire-écran de laféminité », cf. A. Pechriggl, Corps transfigurés, t. I et II, Paris, L’Harmattan, 2000. ).
Cette réflexion politique ouvre une perspective sur les dimensions latentes, affectives (c’est-à-dire fondées sur la sensibilité endogène) du politique ou de la politique([[ La prise en compte des comportements, des défenses au niveau collectif amène par exemple à se demander dans quelle mesure des conflits historiques massivement refoulés (mais jamais pareillement refoulés par tous) se répercutent sur les conflits eros/thanatos des générations ultérieures, et comment ceux-ci à leur tour déterminent les déplacements d’affects et les sublimations qui modèlent la réalité collective. Prenons un exemple : c’est une chose que les lesbiennes et les gays prennent conscience collectivement de leur homophobie intériorisée, et en tirent un sens politique ironique, par exemple dans un cortège de la gay pride, tournant ainsi leur impuissance en puissance, la dérision dont ils sont objet en dérision de cette dérision… — une autre chose serait-ce de projeter leur homophobie (inévitable dans une société homophobe) intériorisée comme haine des autres à leur endroit, vivant ainsi toujours plus dans l’angoisse, la dissimulation et l’auto-/agression. ). On peut analyser le goût ou les humeurs d’une (ou existants dans une) collectivité — c’est-à-dire les sentiments de (dé)plaisir relativement à la destitution, la constitution et l’institution — par exemple lors d’un vote (Ab-stimmung). D’un tel point de vue, le vote ne vise plus seulement à produire quelque chose (par décision), mais présente aussi le sens ambivalent d’une expression de ces humeurs qui divisent, voire décomposent une communauté ou ses membres ; les élections constituent à cet égard un moyen de purger les passions et en même temps de les sublimer et d’y mettre un terme — au moins provisoirement — dans la reconnaissance du vote (et donc de la possibilité d’en sortir vaincu). C’est précisément à ces points d’intersection qu’il est possible d’étudier directement l’aisthesis (de même que l’orexis/désir et le pathos/affect) dans le champ politique. Il s’agit pour une grande part d’intégrer ce qui, dans la réflexion esthético-philosophique comme dans la théorie politique, se trouve souvent marginalisé (au profit des Idées, des Formes, etc.) : les affects comme une sorte d’aisthesis, sensibilité endogène, dans leur localisation conflictuelle entre l’imaginaire et le somatico-matériel, entre l’individu et la collectivité (ou le groupe), mais aussi entre les instances et les couches intra-psychiques — lesquelles ne cessent nullement de fonctionner dans l’état collectif ou dans l’assemblée politique, au contraire : c’est seulement sur ce plan qu’elles se forment, se constituent et se « cristallisent » en structures significatives et affectives. Nous ne pouvons certes éclairer les affects (tout comme les pulsions) que par le biais de représentations, de pensées ou d’autres entités eidétiques ou fantasmatiques qui leur sont liées (« investies » par eux) — via l’afflux ou le reflux de force psychique —, mais ils ne se laissent pas réduire à cela. Ils modèlent ou déforment constamment les compositions, les combinaisons réalisées entre les entités eidétiques, entre le désir et la représentation, entre la perception, l’imagination et l’action, entre jouer et agir, entre institution, constitution et destitution. C’est donc une chose de ne pas vouloir élaborer ce niveau, autre chose de considérer que les conflits inconscients et les combinaisons affect/représentation/désir qui s’y renouent ne seraient pas significatifs sur le plan collectif, ni pour son analyse, ni pour son auto-transformation/-conservation, parce que l’analyse de l’inconscient serait réservée au psychisme individuel (ce qui est faux, comme l’ont montré, avant la psychanalyse de groupe, Freud et à sa suite notamment le philosophe et analyste Viennois Theodor Reik, mais aussi le juriste Autrichien et fin connaisseur de Freud Hans Kelsen).

le pouvoir instituant et constituant

Le (dé)plaisir de changer, le (dé)plaisir de (se) persévérer dans une illusoire identité à soi-même, la cohésion et l’intégration ou la décomposition et l’association significative sont les termes pertinents autour desquels s’articule ce champ de réflexion affectif-esthétique de l’imaginaire politique instituant et de la praxis politique.
Tout comme les affects liés à l’horreur ou à la culpabilité surgis, puis refoulés par la collectivité politique, les affects liés à l’émancipation (et au désir d’émancipation) continuent de vivre souterrainement ; ils se maintiennent à la manière d’un anachronisme, et trouvent constamment de nouvelles voies pour se réaliser dans l’ordre socio-historique. Le souvenir explicite et la restitution d’anciennes formes de protestation politique, d’institution ou de constitution politico-démocratique, contribue autant que leur sédimentation implicite ou inconsciente à la production de formes nouvelles. Comprendre les conflits liés à ce mouvement comme nos propres conflits ne devrait pas être un obstacle dans cette entreprise, bien au contraire.
La philosophie du XXème siècle a souvent donné une importance démesurée au concept de pouvoir, quand elle ne l’a pas au contraire congédié par réaction. Pour relativiser cette tendance à l’absolutisation, je voudrais conclure sur la métaphore utilisée par Hannah Arendt, parlant du pouvoir qui traîne dans la rue. Cette métaphore a des accents réalistes, rapportée à l’abstentionnisme souvent manifesté par la théorie, qui croit pouvoir faire l’économie de la prise de pouvoir, alors que la politique est d’abord la question de la répartition la plus égale et la plus juste du pouvoir comme institution instituée / destitution / institution instituante / constitution… Prendre le pouvoir sans le confisquer pour quelque bénéficiaire que ce soit, tel est l’art de la démocratie, qui vise donc la répartition la plus égale et la participation de tous dans l’exercice alterné du pouvoir. La monopolisation du pouvoir entre les mains de quelques-uns est incompatible avec le concept de pouvoir en tant que concept politique (et donc aussi public), dans la mesure où le monopole privatise et accapare ce qui appartient et doit appartenir à tous, ce qui obéit et doit obéir à tous. En tant que politique, le pouvoir tend à s’étendre et à changer de mains, reflétant une fondamentale détermination an/archique de l’archê. Celle-ci naît de l’absence de présupposé conceptuel ou ontologique dans lequel le mode d’exercice du pouvoir trouverait un fondement universel. Pour Aristote, c’était là une évidence, et ceux qui — comme Arendt, Castoriadis, Kelsen, Lefort ou Rancière — cherchent à comprendre la politique dans cette perspective ont toujours souligné ce point contre les discours fondamentaux et protothéologiques sur le pouvoir/archê comme principe ontologique universel. Mais dans leur foi en la théorie, beaucoup se fient davantage à la toute-puissance des idées et des principes qu’au pouvoir de la pratique démocratique instituante — y compris les actes de langage et les pratiques artistiques ; ils se fient à des principes (qui sont l’abréviation ontothéologique des archai) desquels, par manque d’intuition et de jugement politique, ils croient pouvoir déduire la nature et les réalisations possibles du pouvoir.
La métaphore de Hannah Arendt désigne dans le champ de la réflexion politique un pouvoir qui est situé et agit aussi en nous, dans et par nos idées, dans nos structures désirantes, dans nos actes de communications imaginés et effectifs, partout et en toutes circonstances… Le noyau éclairant de cette métaphore réside toutefois dans l’oxymoron d’un pouvoir traînant dans la rue, que les passants ramassent pour instituer à partir de là de nouvelles formes et de nouvelles structures d’exercice du pouvoir([[ Voir notamment son livre On Revolution, New York, 1963.). Une constitution nouvelle, plus démocratique ? Peut-être, mais pour le moment, avec la suppression partielle de la division des pouvoirs (donnant une compétence législative explicite au Conseil des ministres), les multitudes de l’Union Européenne consentent à un coup d’État oligarchique par lequel la souveraineté législative du « demos », déjà extrêmement délayée et de fait inexistante dans les démocraties représentatives, se trouve transférée hors de toute mesure aux représentants des gouvernements nationaux. Le pouvoir démocratique instituant, a fortiori le pouvoir constituant, demande donc un renforcement en tous et par tous de la faculté politique de juger. Ce qui nous renverrait moins à l’empire rhétorique([[ Pour reprendre le titre d’un livre de Chaim Perelman.) qu’à l’idée aristotélicienne d’un développement de l’intelligence politique par l’exercice alterné du pouvoir (archein kai archestai), ou encore à l’éthique et à l’esthétique kantiennes, dans lesquelles l’articulation politique, si rarement signalée, n’est nullement condamnée à disparaître derrière les logiques de l’affect.

Traduit de l’allemand par Pierre Rusch