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Majeure 86. Votons revenu universel !

Le revenu universel, ce n’est pas que de la science-fiction

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Conversation entre
Alain Damasio, Catherine Dufour,
Norbert Merjagnan & Ariel Kyrou

C’était quelques semaines avant les élections présidentielles d’il y a cinq ans. En février 2017 sort chez La Volte une anthologie de science-fiction : Au Bal des actifs, Demain le travail. Avec notamment « Pâles mâles », une nouvelle techno-punk de Catherine Dufour à l’ère de l’hyper précarisation de l’emploi, et deux autres textes signés Alain Damasio et Norbert Merjagnan, qui calent dans leur décor l’évidence sociale et solidaire d’un revenu universel, le premier dans « Serf-made man ou la créativité discutable de Nolan Perskine » et le deuxième au sein de « coÊve 2051 ». Un mois plus tard, en mars 2017, ils participent à la Biennale du design de Saint-Étienne, titrée pour cette édition Working promesse. L’événement met en scène une version audio de leurs fictions du travail, dans le cadre d’une exposition, « Extravaillance Working Dead », conçue par le groupe d’auteurs et autrices qu’ils ont créé : Zanzibar, « pour désincarcérer le futur ». Comme l’écrit à l’époque le magazine des fablabs Makery, « le revenu universel d’existence mis en avant par le candidat Hamon, qui a ouvert le débat sur l’avenir du travail, plane au-dessus de cette édition » de la Biennale. Cinq ans plus tard, le revenu universel ne semble plus qu’un fantôme dans la campagne présidentielle. Et pourtant, au regard des évolutions du travail depuis la crise sanitaire, les perspectives qu’il ouvre restent plus émancipatrices que jamais selon Alain Damasio, Catherine Dufour et Norbert Merjagnan. Ce n’est que le début de son histoire à venir : tel est en tout cas le point de vue qu’ils défendent dans cette conversation.

Ariel Kyrou : Feriez-vous aujourd’hui de la même façon qu’il y a cinq ans votre espace « Extravaillance » de la Biennale du design de Saint-Étienne dédiée au futur du travail, quelque part entre une précarisation extrême et les perspectives d’un revenu universel ?

Alain Damasio : Oui, car sur le travail, les regards venant de la science-fiction que nous avions à l’époque me semblent rester plus que jamais d’actualité en 2022. J’avais été contacté en 2016 par Olivier Peyricot, directeur scientifique de l’événement, pour y être commissaire d’une exposition. Je lui ai demandé que ce rôle soit plutôt tenu par notre collectif Zanzibar, regroupant des auteurs et autrices proches d’un point de vue politique et littéraire comme Catherine, Norbert et moi, mais aussi Luvan, Sabrina Calvo, Léo Henry et beaucoup d’autres. Il l’a accepté, et c’est ainsi que Zanzibar a conçu et mis en place cet espace d’archéologie du futur, comme si nous regardions depuis 2217 ce qui aurait pu se passer en deux cents ans dans notre rapport au travail.

Norbert Merjagnan : Nous étions vraiment dans l’émergence d’une nouvelle vision du travail, car au moment des premières discussions sur ce projet, en 2016, nous étions déjà en train de réfléchir avec Stuart Calvo à l’anthologie de La Volte autour de l’avenir du travail, plutôt axée sur un futur proche.

A. K. : Les deux projets sont donc nés en même temps, bien avant que Benoît Hamon ne fasse entrer la thématique du revenu universel dans l’arène présidentielle ?

Catherine Dufour : Mathias Échenay, le directeur de La Volte, me poursuivait pour que je fasse une nouvelle dans ce recueil, inédit dans le paysage de la science-fiction française. De façon générale, je ne réponds pas aux appels à texte, ne trouvant guère l’inspiration à la demande. Mais le lendemain de l’un de ses appels, j’étais dans le métro, et deux idées se sont croisées dans ma tête. Je venais de voir sur YouTube la vidéo de gamines n’existant plus que sur une tranche allant des yeux à la clavicule, avec donc un corps très morcelé. Cela m’a fait penser au morcellement du temps chez les personnes qui cherchent du travail, et c’est ainsi qu’est née l’idée de « Pâles mâles » : des gens condamnés à courir sans cesse après un boulot tout en effectuant un autre, sans aucune respiration à cause d’une précarité extrême et de leur nécessité d’accepter une multitude de jobs stressants et déshumanisants, morcelant littéralement leur corps sur des laps de temps très courts. « Pales mâles » continue à être lue et à faire parler. Mais dans un registre d’une certaine façon encore plus pessimiste sur notre société du travail, je trouve la nouvelle de Ketty Steward meilleure que la mienne. Elle met en effet le lecteur dans la tête d’une jeune femme enthousiaste pour un travail, semble-t-il d’un vide abyssal, pour lequel elle vient d’être embauchée, prête à tout afin d’obtenir des bonnes notes de ses collègues… et récupérer peut-être dans deux ans ses enfants dont elle n’a plus la garde. C’est au travers du clinquant des mots du marketing ou du management que transparaît peu à peu, comme par une ironie de plus en plus violente, l’horreur de la condition de cette pauvre fille.

A. K. : Ces deux textes reflètent la face noire de l’anthologie, partant du pire de la précarité par l’emploi autant que des startups et des multinationales pour imaginer un futur plus dur encore. Mais à l’inverse, d’autres scénarios ébauchent une émancipation de ce travail esclavagiste, en particulier grâce au revenu universel dont la mise en place est imaginée dans vos nouvelles à l’un et l’autre, Alain et Norbert…

A. D. : je pense que plus personne ne peut croire sérieusement à l’illusion du plein-emploi. Dans « Serf-made man ou la créativité discutable de Nolan Perskine », j’ai imaginé un futur où un revenu universel aurait été mis en place pour faire tenir une société où le fossé se serait creusé entre d’un côté l’immense majorité des déclassés et de ceux qu’on appellerait aujourd’hui des chômeurs, et de l’autre la petite minorité de la classe créative. Dans ce monde partout piloté par les algorithmes qui ont remplacé jusqu’aux journalistes ou aux avocats, le revenu universel permet à l’essentiel de la population de survivre, de vivre au moins chichement avec leur revenu de base, mais aussi à quelques-uns de vendre très cher leur créativité à des décideurs, à de grosses entreprises qui ne peuvent se différencier les unes des autres et continuer à séduire sans la plus-value d’innovation que ces créatifs apportent de plus en plus difficilement.

A. K. : C’est une nouvelle qui questionne notre capacité d’émancipation vis-à-vis des chaînes du travail et de l’emploi salarié ?

A. D. : Oui, car le travail de ce créatif, Nolan Perskine, est toujours aussi débile. L’enjeu du scénario, c’est sa capacité à se libérer de son état de « serf-made man », même surpayé par une multinationale, pour retrouver le sens de l’ouvrage, au sens d’œuvre, avec un collectif de femmes et d’hommes ayant réussi à se libérer de l’esclavage de l’emploi. Le paradoxe, c’est que le revenu universel, qui permet à cette société très inégalitaire de perdurer, autorise aussi cette révolution-là : la libération d’un travail aliénant, quelles que soient les formes de cette aliénation.

C. D. : En te lisant, j’ai pensé au siège social d’Amazon qui venait à peine d’être inauguré. Il a l’apparence d’un petit paradis avec des arbres et des espaces verts partout, les cadres supérieurs étant censés y déambuler en imaginant, en créant… Ils doivent en rêver, de ce lieu et de ses anges créatifs, les pauvres types qui emballent à la chaîne des paquets dans les hangars d’Amazon.

A. K. : Norbert, ta nouvelle, « coÊve 2051 », naît-elle du même constat ?

N. M. : Elle prend acte que nous avons changé de monde. Car aujourd’hui déjà, la majeure partie de la valeur créée n’est plus du tout fondée sur le travail. Les décideurs économiques et la plupart des hommes politiques, à les entendre par exemple lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2022, tentent de faire croire à l’écrasante majorité de la population que notre société repose encore et toujours sur cette représentation-là. Mais c’est un leurre. Le monde financier et plus largement capitaliste vit dans un monde où la valeur créée est liée à de l’émission monétaire par des banques centrales, à de la spéculation aussi, c’est-à-dire à des algorithmes et à du jeu qui se concrétise dans des flux d’argent toujours plus rapides. La quantité de travail derrière tout cela est infime, et se réduit effectivement aux décisions d’une minorité de personnes et aux jeux de la classe créative dont parlait Alain. La valeur créée par le monde financier ne cesse de s’accroître, de façon totalement décorrélée du travail, alors que celle issue de ce même travail ne cesse quant à elle de baisser. Ce mouvement de décorrélation va selon moi s’accentuer.

A. D. : Sauf que cette évolution n’est pas perçue par la majorité des gens, sans doute à cause du discours ambiant qui l’occulte…

N. M. : Le monde capitaliste n’investit quasiment plus dans le travail, cet investissement-là s’avérant de moins en moins rentable même si personne ne communique sur cette réalité-là. Mais dès lors que cette évolution en faveur du capital contre le travail s’intensifie, dans le monde que j’imagine dans « coÊve 2051 » le revenu universel devient une évidence…

A. K. : Une évidence de survie pour le système ? Ou sur un autre registre une évidence d’émancipation pour les personnes et les collectifs ?

N. M. : Le système, d’une certaine façon, je crois qu’il s’en fout de l’émancipation des personnes et des collectifs. Ses acteurs majeurs ont compris qu’ils avaient intérêt à maintenir des salaires bas malgré un fort accroissement de valeur économique et financière, certes décorrélée du travail mais dont ils sont les seuls à profiter. Ils composent sans trop de souci avec des inégalités sociales toujours plus fortes. Pire, ils me semblent prêts à accepter un régime toujours plus autoritaire pour faire perdurer leurs profits et leurs privilèges. D’où ma crainte d’une évolution de nos sociétés vers la violence.

C. D. : La capacité du système à se maintenir tient à ses mécaniques de fonctionnement chaque jour plus sophistiquées à l’ère numérique. Comme ta nouvelle « CoÊve 2051 » le montre très bien, le citoyen peut décider de se situer à ses marges pour échapper à ses dispositifs de surveillance hérités du panopticon de Jérémy Bentham, mais cela lui coûte de plus en plus cher. Le contrôle passe en effet par l’évaluation de tous par tous, chacun devenant le gardien de l’autre autant que du système global. Accepter cette évaluation permanente te permet d’acheter ton lait à quelques centimes d’euros, alors que le refuser te contraint à le payer quelques euros. Ne pas jouer le jeu se paye cash.

N. M. : Ce n’est donc pas tant le système qui se maintient que ses décideurs qui signent un deal avec la société : ils encouragent la transparence et la quête de réputation dans une logique de compétition en offrant à ceux qui acceptent ce contrat des biens à des prix beaucoup plus abordables.

A. K. : Mais justement, la mise en place d’un revenu universel est l’un des sésames de ce deal, et pour le coup tous les citoyens y ont droit, même ceux qui décident de ne pas jouer ce jeu et qui se positionnent en marge de la société, non ?

N. M. : Que le système accepte, dans le cadre de ce deal, un revenu à la fois universel et inconditionnel est un enjeu majeur. Car un tel revenu me semble clairement émancipateur. Il permet bien sûr d’assumer ses besoins premiers, de l’ordre de la survie. Mais il donne potentiellement à tous les clés pour un travail non plus de l’ordre de la production massive, subi par des « travailleurs » qui n’en ont aucune maîtrise, mais de l’ordre de ce que nous avons appelé avec Alain un « opéra ». Autrement dit : une œuvre, volontiers collective, à même de susciter la création de laboratoires multiples et tous singuliers, de l’artisanat à de nouvelles formes de coopérations plus ou moins étendues pour « faire » ensemble.

A. K. : En résumé, il permet d’échapper à l’esclavagisme de l’emploi…

N. M. : Le revenu universel nous offre l’opportunité d’échapper au monde que décrit Catherine dans « Pales mâles ». Il nous permettrait en théorie d’éviter cette peur du lendemain que je subis moi-même en tant qu’auteur, qui a tendance à nous transformer en des mercenaires prêts à accepter parfois les pires boulots pour notre survie et celle de notre famille.

A. K. : Mais l’émancipation n’est possible qu’à la condition qu’il soit non seulement automatique, inconditionnel et universel, mais d’un montant suffisant, non ?

N. M. : C’est essentiel…

A. D. : C’est cette question du montant que fait toute la différence entre des visions de droite et de gauche du revenu universel, entre un dispositif qui pourrait en définitive amplifier le chantage à l’emploi ou qui, à l’inverse, le rendrait inopérant.

A. K. : Le principe d’un montant fort, à l’idéal proche du SMIC, semble en effet indispensable pour un vrai renversement du rapport de force entre l’offre et la demande de travail. À 500 ou 600 euros, surtout s’il s’accompagne comme le propose Marc de Basquiat et d’autres penseurs néo-libéraux d’un total détricotage de la protection sociale, le revenu universel ne serait qu’un pis-aller…

C. D. : Si votre patron vous traite comme un mobilier à exploiter ou comme de la viande à consommer, en mode Jeff Bezos ou Nicolas Hulot, claquer la porte n’est envisageable qu’avec un revenu inconditionnel et d’un montant suffisant pour vivre. L’enjeu est politique. Aujourd’hui, nous sommes en effet écartelés entre notre liberté d’expression et de choix dans la société civile, et à l’inverse l’autoritarisme, les logiques de cours, oligarchiques ou monarchiques propres au monde du travail. Un revenu inconditionnel et au montant fort serait une solution pour que la démocratie, qui aujourd’hui n’existe plus une fois la porte du bureau franchie, s’impose enfin dans le monde de l’entreprise.

N. M. : Ce principe d’un seuil en deçà duquel le revenu universel n’aurait plus rien d’émancipateur est primordial. Sauf que dans les débats sur la question, beaucoup affirment, chiffres à l’appui, l’impossibilité financière de le mettre au niveau de ce seuil…

C. D. : Ils nous disent que cela coûterait un pognon de dingue…

N. M. : Mais là encore, cet argument dénote d’un aveuglement ou plutôt de leur volonté de ne pas reconnaître ouvertement la façon dont se constitue désormais la plupart de la valeur, sans rapport direct au travail. Il serait en effet tout aussi facile de « créer » mille milliards pour un revenu universel qu’il a été aisé pour la BCE (Banque centrale européenne) de « créer » mille milliards pour les banques en appuyant sur quelques touches d’ordinateur… Même si je simplifie ici à gros traits, la difficulté presque insurmontable n’est pas financière comme on l’entend trop souvent, mais sociale et politique. La première émancipation, c’est de comprendre que nous avons changé de monde, que le travail n’est déjà plus le moteur de l’économie et ne doit plus être l’Alpha et l’Omega de nos vies. C’est ce que montrait la pluralité des visions de l’anthologie de science-fiction Au bal des actifs, Demain le travail, et c’est ce constat d’un changement de monde qui ouvre la voie au revenu universel…

A. D. : Réussir à faire sauter dans nos têtes la corrélation, artificiellement entretenue, entre le travail et la richesse, c’est potentiellement explosif pour la société dans son ensemble. En Europe, la crise sanitaire a montré à quel point la création monétaire peut devenir un outil politique, mais aussi que la contrainte absolue de la dette financière est un leurre. Cela aurait dû être une révélation.

C. D. : Qu’il y avait en quelque sorte de l’argent magique, par « hélicoptère » comme on l’a entendu, Je crois que cela s’est tout de même remarqué…

A. D. : Certes, mais pourquoi personne n’affirme qu’il serait possible de dépenser pour les hôpitaux ou l’éducation ce que l’État a dépensé pour soutenir des professions menacées par les conséquences de la crise sanitaire ?

A. K. : Au regard de cette révélation de « l’argent magique » lors de la crise du Covid‑19, comment expliquer que la thématique du revenu universel, pourtant portée au cœur de la campagne présidentielle d’il y a cinq ans par Benoît Hamon, semble aussi peu présente dans celle de 2022 ?

N. M. : Elle reste peut-être trop contre-intuitive, trop novatrice pour être politiquement porteuse dans le contexte présent et pour la classe politique actuelle. Dès lors que les gens sont convaincus, même à tort, qu’il n’y a pas de valeur sans travail, dès lors aussi que les profits nés de l’automatisation ne servent qu’à l’accumulation de richesse d’une minorité de personnes plutôt qu’à libérer du temps de vie pour tous sans perte de salaire, comment voulez-vous donner toute sa légitimité à l’idée iconoclaste d’une dissociation entre l’activité que l’on mène et l’argent qui nous permet de vivre ?

C. D. : En résumé, nous rêvions que l’automatisation nous offre plus de temps de vie, et elle nous donne pour le moment plus de chômage.

A. D. : Certains, ayant intérêt au maintien d’un contrôle par l’emploi et un chômage très fort, redoutent sans doute que les idées derrière le revenu universel ne resurgissent et n’en imposent l’évidence sociale et politique…

C. D. : Je suis d’accord, mais attention à prendre du recul par rapport à la frilosité politique que vous soulignez tous trois. Elle n’est pas en phase avec le ressenti d’un nombre de plus en plus important de personnes. Depuis mars 2020, les arrêts provisoires de la machine économique, les chômages partiels, le télétravail, la fuite de beaucoup hors des grandes villes, les burn-out en cascade ou sur un autre registre la difficulté de recrutement dans des métiers dits « de première ligne », etc. ont incité les gens à s’interroger. La situation a suscité des remises en cause des conditions de boulot ou de la trop grande place que le travail prend dans la vie de chacun. Mine de rien, de premières réflexions sur les conséquences du Covid‑19 sur notre rapport au travail ont été menées, même si elles demandent désormais à être approfondies et consolidées. Quelles que soient les problématiques dominantes de la campagne présidentielle actuelle, une fois que se seront décantés les effets des crises sanitaires à répétition je suis persuadée que les thématiques de transformation de notre rapport à l’emploi ainsi donc que du revenu universel vont revenir dans le débat public, peut-être même dès la fin de l’été si l’épidémie s’avère moins prégnante.

A. D. : La crise du Covid‑19 a été un laboratoire d’expérimentation sur le sujet. J’ai vu, dans un sondage, que 80 % des personnes déclarent qu’elles préfèreraient désormais bosser chez elles, alors que pour les autres la socialisation sur le lieu de travail reste un besoin majeur.

A. K. : Sachant que les jeunes générations n’ont plus du tout le même rapport au travail que les précédentes, me semble-t-il…

C. D. : Il n’y a plus chez la plupart des jeunes de sacralisation du travail. Imprégnés d’écologie et de l’apport très concret de mouvements comme #MeToo, ils ne se laissent plus emmerder au quotidien dans le boulot. Et pour eux la vie est ailleurs…

A. D. : Nous sommes sur ces questions au bord d’un changement d’ordre anthropologique. Le basculement pourrait en théorie s’opérer dès lors qu’une majorité de citoyens seraient convaincus de la possibilité de dissocier le travail de l’argent pour vivre, en s’appuyant sur la redistribution équitable des plus-values générées par l’automation et les algorithmes et, comme le défend par exemple Multitudes, une vraie réforme de l’imposition grâce à une taxation de tous les flux d’argent. Mettre en place un revenu universel, automatique, inconditionnel et d’un montant suffisant, c’est peut-être l’acte institutionnel le plus révolutionnaire que notre société puisse accomplir. Car cela induirait de tels changements, un tel basculement des rapports de force, un tel refus de la soumission… Je ne vois pas ce qui pourrait avoir autant d’impact émancipateur.

N. M. : Mais le danger, ce serait la mise en place d’un revenu de base d’un montant trop faible et dont les conditions permettraient la survie vaille que vaille, mais absolument pas l’autonomie et l’émancipation de tous les citoyens…

C. D. : Avec un autre risque, si demain la tendance à gagner plus, ou du moins autant en travaillant moins se concrétise : que les tâches ingrates soient laissées aux étrangers ne bénéficiant pas du revenu universel au contraire des « Français », les patrons allant les chercher pour leurs sales boulots.

A. D. : D’où la dimension vraiment universelle de ce revenu, allant à tous…

C. D. : Et à l’idéal à l’échelle de la planète…

A. K. : Quitte à ce que l’idée ait d’abord été expérimentée à dimension moindre, puis mise en place à l’échelle de l’Europe, mais on y est loin, non ?

A. D. : Je crois beaucoup à la mise en place de premières expérimentations.

N. M. : Je suis plus pessimiste. Une révolution anthropologique, cela suppose une transformation des mentalités, en l’occurrence sur notre rapport au travail. En avons-nous le temps ?

C. D. : Je suis convaincue qu’il va y avoir assez vite des évolutions dans le sens d’une forte remise en question de la valeur travail partout dans le monde. En revanche, là où je suis pessimiste, c’est que d’ici 2050 je nous verrais bien tous noyés ou tous cuits, globalement tous bouillis par les effets du « nouveau régime climatique ». Et c’est d’autant plus dommage que le revenu universel nous aiderait à privilégier demain des activités beaucoup moins destructrices de notre environnement…

N. M. : Ah ah ! Je pensais moins au réchauffement climatique qu’aux guerres dans le monde, aux conflits que devrait susciter demain l’augmentation des inégalités sociales. Je vois mal, en effet, comment les « hyper riches » des sociétés occidentales accepteraient de prendre acte de cette révolution anthropologique à laquelle j’adhère. Tandis que la classe moyenne se rapproche chaque jour un peu plus des classes les plus précaires, cette petite frange de privilégiés acquiert de plus en plus de moyens afin de se préserver des crises à venir. Elle tente aujourd’hui, coûte que coûte, de maintenir les illusions de la valeur travail. Mais demain et selon moi à très court terme, elle préférera une dérive autoritaire, avec sa dose de violence comme je le disais, plutôt que d’accepter une répartition équitable des richesses.

A. K. : N’est-ce pas sur ce terrain que la littérature de science-fiction joue déjà ou pourrait jouer demain un rôle majeur, par sa capacité à décaler le regard, à dessiller les yeux des lecteurs et à montrer par ses univers la multitude des possibles, des mondes que nous pourrions construire pour demain ?

N. M. : C’est juste. Les romans d’Ursula K. Le Guin, de Philip K. Dick ou de Kim Stanley Robinson pour ne citer qu’eux, ou des recueils de nouvelles publiés en France depuis cinq ans par La Volte ou d’autres éditeurs, montrent bien, grâce à leur pluralité de personnages, à quel point les activités de soin et d’aide aux personnes ou sur un autre registre de culture agricole s’avèrent sur le temps long mille plus cruciales que celles, bien mieux payées aujourd’hui, de publicitaire ou de banquier par exemple. La force de la science-fiction, c’est de grossir le trait, d’aller parfois juste un peu plus loin pour faire ressentir la force et l’importance de ce genre d’illusions, par exemple sur la hiérarchie des métiers et activités ou sur le culte de la valeur travail.

A. K. : Tes mots me remettent en mémoire les anti-héros de Philip K. Dick. Ce sont de simples bricoleurs, des réparateurs sans le sou, des déclassés tel Joe Chip dans Ubik (1969), mais aussi des handicapés, parfois autistes comme Manfred dans Glissement de temps sur Mars (1963) ou sans bras ni jambes mais avec de drôles de dons comme Hopy dans Dr Bloodmoney (1965). Je retrouve le même esprit, préférant des anti-héros aux héros de l’ère patriarcale, dans vos textes comme dans ceux de Li-Cam ou de Ketty Steward, pour ne citer qu’elles… Et c’est ce choix, entre autres, qui permet de renverser les hiérarchies établies et, l’air de rien, grâce à ce décor de leurs univers, de bousculer de vraies fausses vérités comme celle de la croissance ou de la prééminence de la valeur travail.

A. D. : Certes, mais comment aller plus loin sur ce chemin ? J’ai eu du mal avec ma nouvelle, « Serf-made man ou la créativité discutable de Nolan Perskine ». J’ai trouvé qu’il était très compliqué d’écrire sur l’avenir du travail, parce que la valeur travail est tellement présente dans notre cerveau, elle nous imprègne à ce point au quotidien qu’il s’avère très difficile d’imaginer autre chose. Je me suis heurté, pour reprendre le terme que j’ai associé à la révolution que représenterait dans le futur le revenu universel d’un montant suffisant, à une barrière anthropologique. C’est-à-dire que je n’ai pas assez de connaissances anthropologiques pour réussir à imaginer des systèmes socio-politiques traitant le travail de façon différente que celle du monde où je suis né. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse des recherches pour comprendre d’autres types de sociétés, pour m’inspirer d’autres économies, du gratuit, du don et du contre-don, sans monétisation des activités, sans attribution d’une valeur quantitative au travail, etc. Parfois, l’invention en science-fiction, c’est d’aller chercher de vieux modèles anthropologiques et de les actualiser en écho de notre temps et de ses évolutions potentielles, désirables ou non…

C. D. : J’ai été voir du côté des Iroquois, qui avaient affaire à une nature pas très commode, au sud du Canada. J’ai été passionnée par la façon dont ils fonctionnaient, se répartissaient les tâches et les rôles de façon harmonieuse, sans hiérarchies figées et sans domination des uns par les autres selon la valeur de leur travail. C’était d’ailleurs une civilisation matrilinéaire. Ce sont les femmes qui y décidaient de ce que les tribus allaient planter et faire pousser, du moment où les guerriers devaient aller au combat, etc. De fait, ils n’avaient pas nécessité d’inventer un revenu universel, Mais ce serait idéal, quoique un peu compliqué, de descendre quatre cents ans en arrière, avant que leur monde ne soit détruit par les colons, pour les interroger sur leur rapport au travail.

Pour aller plus loin
et découvrir certaines des œuvres citées

Zanzibar
http://www.zanzibar.zone

WORKING DEAD – Extravaillances
Fictions sonores présentées à la Biennale du Design de Saint-Étienne 2017
http://mushin.fr/working-dead-extravaillances

Au bal des actifs – Demain le travail
Recueil de nouvelles SF, Éditions La Volte
https://lavolte.net/livres/au-bal-des-actifs