Le Liban me porte comme je le porte en moi. Je pourrais aussi bien dire : la guerre me porte comme je porte la guerre en moi. J’ai quitté le Liban l’année de ma naissance et de la guerre, en 1975. Et tout ce que j’aurais élaboré de façon plus ou moins cryptée aura eu pour but d’interrompre comme de propager la guerre. Interrompre comme propager le Liban comme expérience de cohabitation (im)possible. Combien sommes-nous dans cette situation ? Le Liban ne serait même pas le bon exemple, il n’y a pas d’exemple, même s’il offre une expérience collective du morcellement qui traverse singulièrement tous ceux qui se rattachent à ce nom de Libanais à l’intérieur et au-delà de ses frontières.
Par exemple, comment parler du Liban, alors que je parle à peine la langue, la première qui m’a été donnée et qui s’est réfugiée dans un coin de ma cervelle avec contre-investissement dans le français, autre clivage qui m’accompagne ou qui est moi, me sentant plus proche des Libanais que j’entends parler sans tout comprendre qu’avec ceux qui parlent ma propre langue, le français que je maîtrise soi-disant, ce qui me rend d’autant plus étranger deux fois, de part et d’autre de mes deux attaches impossibles. Mais entre les deux, il y a un circuit intrigant, la signature d’une sorte d’algorithme de conversion qui ne se contente pas de passer le rythme d’une langue enfouie dans l’autre où je me surprends à parler français de façon plus traînante, cette nonchalance orientale qui me ralentit et me fait un peu chanter, alors même que je me défends de cette incursion pour préserver la pureté saccadée de mon accent parisien. La langue est intraitable, mon accent ne veut pas traiter. C’est le signe d’une subtile hiérarchie que je n’abandonnerai pas à mes bribes orientales que le Français que je suis condescend à avouer sans leur reconnaître de droits. L’unique hante aussi la langue et se défend de l’autre. Mais, au-delà de ce passage d’accent en contrebande qui inquiète mon inavouable politique raciste postcoloniale, et qui n’est pas sans m’évoquer avec effroi certains phalangistes qui, pendant la guerre, se réclamaient de la France et de l’Occident, c’est un autre plan qui s’impose entre moi et moi, et me conduit à faire ce que je fais, comme mêler philosophie et psychanalyse. Comme je l’ai annoncé, il s’agit d’interrompre et de répandre la guerre. Mais la guerre elle-même est en guerre lorsqu’elle passe par ce circuit étrange par lequel je fais la guerre à la guerre afin qu’elle se transforme et change de signes, les signes qui l’identifient en tant que guerre, et ce n’est pas qu’à ce camp, dans lequel nous sommes de plus en plus nombreux dans mes fantasmes et qui n’est pas même pacifiste, que je m’adresse.
C’est la raison pour laquelle je passe beaucoup de temps à écouter parler du Liban et de sa géopolitique, notamment à travers la voix des patriarches, de mon père, mon oncle, les frères et cousins, le plus souvent des hommes, qui parlent d’une seule voix, même quand ils s’opposent et ne jurent qu’en termes de rapports de force ou de realpolitik, certains qui martèlent que le Hezbollah est la résistance, d’autres, que c’est au contraire le mal, les premiers que ses martyrs savent mourir comme des hommes pour leur cause quand l’ennemi se ramollit dans son régime démocratique qui rechigne à la mort de ses soldats, avec la haine viscérale d’Israël comme le mépris pour les démocrates libanais, ce camp de bourgeois minoritaires qui importent les produits frelatés de l’Occident et les droits de l’homme, quand le Liban se compose de tribus, et qu’à recouvrir la réalité de ces discours clinquants et artificiels, on résiste bêtement à la nature des peuples qui agitent le terrain. Je soupire, ne leur donne même pas tort, qu’est-ce que la guerre m’ennuie, comme nous écoutons bien d’autres discours, des discours démocrates antagonistes, observant de nouvelles générations aussi lasses que moi de ce jeu quadrillé, et celles-ci rêvent d’alliances au-delà des frontières communautaires, des frontières du Liban, de celles de la France, de l’Europe, et de partout ailleurs. Et je soupçonne mon atavisme chrétien occidental de vouloir tamponner la démocratie quand les peuples sont libres de disposer d’eux-mêmes, c’est-à-dire de se remettre aux leur(re)s, non pas tant au joug des influences internationales, régionales, féodales, mais en raison d’une structure psychique où le collectif revendique ses droits en nous rappelant chaque jour à une jouissance qui mêle le partage de la communauté (le surmoi et l’idéal du moi) à la servitude volontaire. Puis je me rebiffe, ce que je dis ne va pas, c’est encore une autre servitude en France : qui est assez naïf pour se croire laïque, alors que liberté, égalité, fraternité n’est que la continuation du christianisme par d’autres moyens ? Si la mondialatinisation1, ou le capitalisme, est le fruit d’une dissociation entre foi et savoir inscrite dans le christianisme, la laïcité ne peut convaincre que ceux qui sont déjà christianisés, même s’ils sont druzes, sunnites, chiites. Pourtant, leurs adversaires les moins démocrates et les plus farouches sont en réalité aussi contaminés. C’est bien une guerre de religion qui fait rage2.
Alors j’attends de voir, même si je ne m’attends à rien. Mais mon cœur bat au rythme des descriptions de la politique locale, internationale avec ses jeux d’influence, alors que c’est aussi une langue étrangère à laquelle je ne comprends rien. Ce n’est pas que cette langue est difficile, qu’il est difficile de calculer les coups entre les camps en s’enfonçant dans les tactiques et stratégies chères aux experts en relations internationales, mais il manque à cette langue une autre langue. Celle que je cherche et qui sévit bien au-delà du Liban, même si c’est bien en France, et par le français que je passe pour penser le Liban ailleurs et au-delà de lui-même, comme par exemple, en France et en Europe. Au Liban, il y aurait trop à faire, me dit une voix, comme s’il avait des wagons de retard sur la guerre, l’autre guerre, celle de savoir où l’on en est de la guerre3, bien qu’elle revienne aux frontières de l’Europe dans toute sa crudité. Et pourtant le Liban est en plein dedans, lorsque les chefs de guerre se partagent le pouvoir, se réconcilient et la perpétuent en faisant la paix et le clientélisme, mais c’est toujours la même guerre qui se rappelle dans quelque explosion, échauffourée, ou catastrophe, celle dans laquelle je ne me reconnais plus. J’ai perdu la guerre. J’ai perdu ma guerre. Alors, je dois la chercher, la retrouver, la bonne guerre, la vraie, la mienne. Alors comment parler de la guerre et que dire de neuf, si ce n’est dans une autre langue, confidentielle, encore incompréhensible à tous ceux qui parlent géopolitique couramment, une langue qui passe par de nouveaux fronts, une autre politique des frontières4, où l’on ne se contente pas de parler d’identités multiples et meurtrières avec des rêves de réconciliation, même si ceux-là ont raison, mais il faudrait en parler en se dépouillant de la croyance qu’il reste même un point d’attache pour appartenir à tel et tel clan. Nous faisons la guerre à la guerre au nom d’une autre guerre pour qu’elle éclate à la figure de ces piètres guerriers et qu’elle les défigure tous. Qu’ils y perdent leurs guerres, leur amour d’eux-mêmes, de la guerre qui m’ennuie. Il n’y a pas de raison que nous ne soyons que quelques-uns à avoir été coupés en morceaux, nous allons les morceler eux aussi avec leurs discours. Et pour les morceler, il faut trouver la langue. La langue n’est pas une arme, car elle serait au service d’autre chose, alors qu’elle n’est pas autre chose que la guerre dans la façon dont se présente la situation la plus banale, on est déjà au beau milieu du théâtre des opérations sans avoir fait un pas vers la ligne de front. C’est donc aussi une guerre des mots, des mots qu’il faudra soupeser et fragmenter, et ce n’est pas abstrait, il n’y a qu’à se rappeler ces barrages aux coins des rues dans les années 1980, présente ta carte d’identité, chrétien ou musulman, un mot ou l’autre, et on t’abat, avec torture ou sans sommation. Et c’est aussi une guerre avec et contre le(s) nom(s) unique(s) de Dieu, alors même qu’il(s) ne peu(ven)t pas faire autrement. Rivaliser pour un dieu qui est le même et tout autre, et où des frères s’opposent à d’autres frères ou cousins. Va demander à Dieu s’il accepte d’être morcelé, multiplié en rites. Là aussi, il faut repartir du texte, de la langue, de plus d’une langue, ou, comme je l’avais tenté, de plus d’une loi 5. Arrêter d’opposer philosophie et religion, rouvrir la dispute théologique, la guerre des interprétations, avec et contre ce qu’on appelle les religions6, pour se rendre compte que déjà, on tolère l’autre, compte par exemple combien de jours passés côte à côte sans s’entretuer, presque un miracle.
On s’aperçoit que des traductions existent entre nous, alors même que toute traduction est impossible, même dans sa propre langue et même entre coreligionnaires. À être toujours plus d’un dans une langue et à user des mêmes mots, une langue intraduisible des uns aux autres, il n’y a aucune raison pour que ça s’arrête et la religion ou la communauté ne sont que différences de degré. C’est la bonne nouvelle. La nouvelle bonne nouvelle. La guerre est déjà dans la même communauté et la même langue, en chacun de nous, et la traduction est impossible, même entre moi et moi7. Et pourtant il faut traduire. Pour faire la guerre à cette autre guerre mal dégrossie par laquelle on se bat pour d’ennuyeux clichés quand ce charabia auquel je me livre ici est peut-être le rêve dégrisé d’une vague qui recouvre et emporte la guerre – du Liban dans son sillage, enfin.
1Au cours d’une intervention à la journée d’étude Psychanalyse et déconstruction du 15 octobre 2022 à l’Université Paul Valéry (Montpellier), j’ai thématisé une économie qui s’impose en lien à un régime de domination que Derrida nomme la mondialatinisation. Autrement dit, un héritage occidental chrétien qui, derrière le pacte social, fétichise le nom du père à travers la communauté des frères, et une économie en cours de déconstruction. Voir Academia, Elias Jabre, Faire la Guerre-des-noms – du Nom-du-père à la communauté des frères : vers un fétichisme généralisé.
2Nous renvoyons à ce texte court et dense de Jacques Derrida, Foi et Savoir, Points essais, Seuil / Laterza, Paris, 1996.
3Voir la figure perdue de l’ennemi et de Carl Schmitt ; voir J. Derrida, Politiques de l’amitié, Galilée, Paris, 1994.
4Jabre Elias, « La résistance à venir, pour une autre logique des frontières », Bollettino Filosofico, 36, 69-79, 2021.
5Jabre Elias, « Plus d’une loi : Reading Repetition Compulsion and Generalized Fetishism with Deleuze-Guattari and Derrida », The Undecidable Unconscious : A Journal of Deconstruction and Psychoanalysis, University of Nebraska Press, Volume 7, 2020, pp. 15-50.
6« L’islam est-il seulement une religion ? » Nous renvoyons à l’entretien avec Arafat Sadallah sur l’Islam donné pour la revue Iter ainsi qu’à l’ensemble du numéro sur « L’à venir de la religion », revue ITER no 1, 2018, https://revue-iter.org/n1-la-venir-de-la-religion.
7Jabre Elias, « Double Je(u), le fort-da et la guerre des noms » dans Les actes du colloque Plus d’une discipline : actualité de La vie la mort, à paraître chez Hermann en 2023.