Mineure 24. Fernand Deligny

Étranger le proche

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Au fil des tentatives qu’il a menées, Deligny n’a cessé de déjouer cette fonction : éduquer. Il lui préférera « permettre », infinitif par lequel il esquivera la posture majoritaire attendue de celui qui sait le modèle et les écarts. Au regard qui ne voit en ces autres (autistes, psychotiques, délinquants…) que déficiences malheureuses, irrécupérables, il substituera – par le tracer des cartes entre autres – un regard capable de rencontrer et de révéler la force et la singularité de rapports au monde différents. En quoi cette position perturbe-t-elle la manière dont l’anthropologue s’adresse aux autres et établit le rapport entre mondes hétérogènes ? En quoi ce qui s’expérimente au sein de cette singulière ethnie cévenole pourrait-il constituer un antidote à l’étalon qui trop souvent parle, voit et sent dans l’anthropologue ? Questions pratiques et politiques qu’actualise la formule « étranger le proche »…

Throughout his different attempts Deligny never ceased outwitting the function of education. He preferred the verb « to permit », an infinitive allowing him to sidestep the majority posture expected from one who knows the model and its failures. By his tracing of maps among other things, he replaces the gaze that sees nothing but sad deficiencies in these others (autistic children, psychotics, madmen, etc.) with a gaze that could encounter the force and singularity of different relations to the world. How does this position upset the way that anthropologists address themselves to others and establish the relations between heterogeneous worlds ? To what extent could these experiments among the singular inhabitants of the Cevennes constitute an antidote to the standardization that too often speaks, sees and feels in the anthropologists ? Practical and political questions brought up to date by the phrase « nearby stranger »…
Face à un grand praticien de l’esquive, j’esquiverai à mon tour en adoptant une position de biais qui consiste à ne pas affronter l’ensemble des problèmes que soulève l’aventure-Deligny. Je m’en tiendrai donc à un problème qui m’est proche : en quoi la position « pédagogique » de Deligny vient-elle perturber la manière dont l’anthropologue établit le rapport entre mondes hétérogènes pour produire du savoir ?

Une position à tenir…
Deligny n’a cessé juqu’à sa mort de mener diverses tentatives avec des enfants et adolescents délinquants, psychotiques, autistes : à l’hôpital psychiatrique d’Armentières (1938-1943), au centre d’observation de Lille (1944-1946), à la Grande Cordée à Paris (1947-1950) et à Monoblet, dans les Cévennes (1967 à 1996). Pourtant, éducateur, il ne l’est pas. « Je ne voudrais pas qu’on s’y trompe. J’ai bien écrit en 1944, un petit livre qui parle de ce métier-là. Ce n’est pas le mien([[Fernand Deligny, Les Vagabonds efficaces et autres récits, Petite Collection Maspero, 1975, p.165. Le livre en question : Graine de crapule. Conseils aux éducateurs qui voudraient la cultiver, éditions Victor Michon, 1945.). »
Enfants « socialement inadaptés », « pervers », « débiles irrécupérables » sur qui les traitements classiques n’ont pas d’effets, « jeunes anormaux », « caractériels graves », « psychotiques », « autistes »… Voilà comment sont désignés depuis l’institution les enfants et adolescents qui traversent les tentatives et les écrits de Deligny. Le diagnostic, Deligny l’esquive. Il doute des pédagogues spécialisés, des psychologues, des psychosociologues, des psychiatres. Ces « cas » sociaux ou psychiatriques sont construits par ces professionnels conformément à l’ensemble des théories et des connaissances dont ils disposent. Par conséquent, ce diagnostic de maladie n’est valable que dans des circonstances données, qui sont celles dans lesquelles le malade va être placé. Deligny établit un lien direct entre le diagnostic, les circonstances (le type d’espace, de lieu dans lequel l’enfant va être placé) et le pronostic (le type d’intervention qui cadre avec l’espace en question).
À partir de là, l’univers de Deligny se déploie. Ces « cas » sociaux inclassables, ces « cas » psychiatriques incurables qu’il faudrait redresser moralement, discipliner, voire médicaliser et enfermer, Deligny les perçoit à partir d’éléments positifs. Ils deviennent des personnes ayant un rapport singulier au monde, des personnes qui ont l’audace de présenter des troubles du comportement, qui sont réfractaires, réfractaires aux traitements classiques, réfractaires à la place qu’on leur a désignée([[Cela n’est pas sans rappeler la figure du récalcitrant développée par Tobie Nathan : « Comment transformer un être humain en sujet récalcitrant et non en zombie au service de la théorie de son thérapeute ? ». « La et l’Objet » in Nous ne sommes pas seuls au monde, Les Empêcheurs de penser en rond, 2001, p113.). Il ne s’agit ni d’un énoncé arbitraire sur la nature des personnes, ni d’une manière un peu provocatrice de jouer avec les oppositions. Il s’agit d’une qualité de regard. Une autre manière d’appréhender ce qui ne correspond pas à la norme, ce qui sort du cadre.
Dans cette optique, faire évoluer des « cas », guérir (dans le sens de délivrer d’un défaut), prendre en charge, éduquer (dans le sens de façonner le caractère), n’ont plus de raison d’être. Il s’agit de créer des circonstances qui vont permettre d’accrocher ces enfants et adolescents à la vie, de les révéler. « Frayer les circonstances nécessaires pour qu’un enfant échappe à son sort tel qu’il est prévisible à partir de ses symptômes([[Fernand Deligny, « Par-ci, par-là, un petit éclat qui miroite… », in Pierre-François Moreau, Fernand Deligny et les idéologies de l’enfance, Éditions Retz, 1978.). » Ce qui ne peut se faire qu’en dehors de l’espace de l’institution, en dehors des lieux d’enfermement. Il y a « autre chose » à inventer et cet « autre chose », personne ne sait de quoi il sera fait. Il est à découvrir, à expérimenter.
Ce changement de perception induit un changement de rapport entre les deux termes. Si l’on ne pose plus le problème en terme de pathologie, il ne s’agit plus de proposer des formes et des modèles, ni d’apporter des remèdes. Ce faisant, Deligny esquive la méthode. Il a toujours résisté à l’attrait de la stabilisation. Selon lui, une tentative qui se laisse fixer est vouée à l’échec. « La marginalité implique toujours l’idée d’une dépendance secrète à la société prétendument normale. La marginalité appelle le recentrement, la récupération. Nous voudrions lui opposer l’idée de minorité. Une minorité peut se vouloir définitivement minoritaire([[Félix Guattari, La Révolution moléculaire, Éditions Recherches, 1977, p185.). » Une tentative, c’est du minoritaire. Il n’y a pas de méthode Deligny, mais des recherches. Chaque tentative trace une recherche et aucune de ces recherches n’est menée sur le dos des enfants. Il s’agit de construire quelque chose « où les enfants seraient utiles, nécessaires, indispensables en tant que chercheurs([[Fernand Deligny, Le Croire et le craindre, Stock, 1978.). » Les délinquants, les caractériels, les autistes sont pour Deligny des alliés étonnants, porteurs d’un rapport singulier au monde, susceptibles de nous permettre de voir nos propres limites, notre propre « enfermement », là où le « soi » fait barrage, empêche.
Avoir accès à autre chose qu’à la personne caractérielle, psychotique… Avoir accès à d’autres points de perception demande de mettre en veille, à distance, ce dans quoi nous sommes pris dès qu’il s’agit de désigner l’autre : le langage, la fonction symbolique, la représentation. Il s’ensuit une nécessité : introduire des artifices. À l’époque de la Grande Cordée, avec les enfants et les adolescents qui ont un usage singulier du langage, Deligny introduit la caméra. Par sa seule présence, la caméra transforme. Elle est un moyen d’établir un rapport avec le monde en dehors du langage, de susciter des intentions nouvelles qui vont être sources de nouvelles perceptions. « Avec la caméra, le monde les regarde([[Fernand Deligny, « La Caméra, outil pédagogique », in Les Vagabonds efficaces et autres récits, op.cit.). » Lors de la tentative des Cévennes, lorsqu’il s’agira d’accueillir des enfants autistes qui n’ont pas l’usage du langage, la méfiance à l’égard du langage s’exaspère, Deligny introduit les cartes. « Mutique cet enfant-là… alors à quoi se fier lorsqu’il fait défaut, le langage ? À nos yeux, à nos mains… nous nous sommes mis à tracer (…) nos mains suivant à la trace ce que nos yeux voyaient… nos yeux… ce que notre regard était capable de voir, de saisir, de nous rapporter([[Extrait du texte lu par Deligny dans le film Ce gamin-là (Renaud Victor, 1974) in Les Cahiers de l’immuable/2 « Dérives », Recherches N°20, 1975, p.8.)… » Tracer, non pas pour observer, interpréter, accumuler de la connaissance sur, mais pour apprendre à Voir l’invisible, l’imprévu. Pour évaluer/évacuer la part de thérapeutique ou d’éducatif qu’il y a dans les gestes de l’adulte. Tracer les trajets, les gestes, la ligne d’usage des enfants, ensuite celle des adultes et s’apercevoir de tout autre chose que ce que l’on voulait y mettre([[« On est bien forcé de suivre quand on est à la recherche des (…) et non pas à la découverte d’une forme ». G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980, p. 461.) : s’apercevoir de l’importance des nœuds de leurs trajets, s’apercevoir de ce qui est repéré/perçu du côté de l’enfant, s’apercevoir qu’un ensemble de repères et de traces sont communs aux enfants et aux adultes, qu’une sorte de corps commun se dessine. Tracer pour étranger le proche, se mettre en suspens en tant que référent pour parvenir à penser l’Autre sans le semblabiliser, pour en finir avec les énoncés du type : « Il ne peut exister que de nous imiter, il ne peut être que d’être et de faire comme nous([[Le Croire et le craindre, op. cit. p. 118.). »
Penser l’éducation en fonction de notre monde à plusieurs profondeurs, s’assurer qu’éduquer ne se confonde pas avec résorber, gommer, mais s’apparente plutôt à révéler, telle est la position qui se construit au fil des tentatives.

Singulière ethnie
Ce qui était en germe lors des recherches précédentes s’accentue dans les Cévennes de par la vacance du langage. Ici, l’écart se creuse et Deligny n’hésite pas à mettre en scène le réseau des Cévennes en tant qu’ethnie singulière([[Fernand Deligny, Singulière ethnie. Nature et pouvoir et nature du pouvoir, L’Echappée belle/Hachette-Littératures, 1980.). La singularité de cette ethnie est à la mesure de son hétérogénéité. Ses membres ne partagent ni la même langue, ni le même rapport au monde, et il s’agit d’y voisiner sans échange de signe. « S’il nous arrive de faire signe, aucun signe ne revient en échange. Par contre, reste le geste quelquefois perçu puisque l’enfant réagit([[Fernand Deligny, ibid.). » Reste le geste quelquefois perçu pour penser qu’il s’éveille à notre monde. Deligny appréhende d’attirer les enfants autistes dans son monde plutôt que de rentrer dans le leur. « On commence d’abord à établir des coïncidences entre des modes d’être, ensuite disparaît la simple conscience qu’il y aurait d’autres modes d’être possibles([[Fernand Deligny, ibid.). »
Comment préserver l’hétérogénéité du réseau ? Comment ne pas faire d’une simple coïncidence une brèche à l’assimilation ? Comment voisiner sans rejeter sur les autres le reflet de notre vérité ? Plus précisément, comment éviter que le mode d’être des êtres de langage n’englobe ce que peut signifier être humain ? Telles sont les questions qui traversent les écrits de Deligny autour de l’autisme et plus particulièrement Singulière ethnie. Afin de maintenir cette position de voisinage au sein du réseau, Deligny refuse d’adopter la posture identificatoire qu’il attribue à l’anthropologue et qui consiste à partir de soi pour penser l’autre. Il propose à l’inverse d’accepter que ces enfants autistes/psychotiques aient un mode d’être d’une autre nature([[Sur ce point, Deligny est proche des théories africaines qui construisent des natures d’enfants spécifiques. Tobie Nathan, « Les bébés parlent-ils le ? Quelques notes sur le traitement des troubles de la parole chez les enfants autistes. », http://www.ethnopsychiatrie.net/ ). Donc, soit on nie l’écart et l’on semblabilise l’autre qui n’en ressort jamais que comme une pâle copie du modèle, soit on accepte la différence sans complaisance, et sans éloge, et l’on permet à l’autre d’exister sur un autre mode en activant les forces qui se présentent, un peu à la manière de l’ethnopsychiatre face au migrant([[Voire Tobie Nathan, « Psychothérapie et politique » in Nous ne sommes pas seuls au monde, op. cit.). Ce qui offre la possibilité de remiser « la vérité » et de construire quelque chose de commun.
C’est le deuxième chemin qui a été emprunté par le réseau des Cévennes. Ce n’est pas la panacée, la position est difficile à tenir. Deligny restera d’ailleurs inquiet – tout au long de cette tentative qui dure – du risque d’accoutumance entre l’enfant autiste et l’adulte. Cette inquiétude est néanmoins ce qui aura permis à un agencement aussi fragile de tenir.
Conjurer l’Étalon
Pour dire sa crainte que ne disparaisse la singularité du réseau des Cévennes si n’est pas cultivée cette position de voisinage entre mondes hétérogènes, Deligny se réfère à l’anthropologie et à la manière dont l’anthropologue construit son rapport à l’Autre. « Parler de l’homme n’est jamais que parler de l’homme que nous sommes([[Fernand Deligny, Singulière ethnie. Nature et pouvoir et nature du pouvoir, op.cit.) », se chercher soi, rechercher les traces du semblable. L’anthropologie se définit comme Science de l’Homme et la question qui se pose quand on s’allie avec Deligny est : de quel Homme parle-t-on ?
Deligny n’est pas guidé par l’idée qu’il y aurait quelque chose ou un état vers lequel il faudrait tendre. Il refuse de partir d’un étalon, d’une figure majoritaire à partir de laquelle définir « le reste ». Ce faisant, il lance un défi à l’anthropologie en soulevant ce qu’il peut y avoir d’attitude pédagogique dans cette pratique de mise en rapport de mondes hétérogènes, si n’est pas posée la question de l’Étalon.
L’étude des singularités figure au premier plan des analyses anthropologiques. Pourtant, partir de soi, de son rapport au monde pour penser l’autre, sans tenir compte du fait que ce rapport au monde est singulier, qu’il est un des rapports au monde possibles et non un modèle faisant autorité, est à la fois ce qui constitue et ce qui fait obstacle à la recherche anthropologique.
La raison de cette tension est à rechercher dans la ligne qui démarquerait les sociétés occidentales modernes – lieu de l’accomplissement de « l’esprit scientifique rationnel » – des autres sociétés toujours en proie aux croyances, aux coutumes, aux illusions([[Le Grand Partage est l’expression qui a servi à désigner cette ligne de démarcation. Voir Bruno Latour, « Le Grand Partage », La Revue du Mauss, vol.1, 1988, p.27-64 ; Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1997.). Différenciation apparue avec la naissance de la science moderne qui se pense objective, extérieure, hors culture. Désormais, la différence entre Nous et les Autres passe par cette frontière.
L’anthropologue a intériorisé cette distinction dans sa pratique, dans ses concepts, dans ses questions. Il s’intéresse essentiellement à ce qui se trouve d’un côté de la frontière, les Autres. C’est pourquoi nous sommes si peu informés – d’un point de vue anthropologique – sur ce qui nous fabrique en tant que modernes. Par contre, ce Nous impensé est précisément ce à partir de quoi il pense les Autres.
Le savoir que l’anthropologue est censé produire est un savoir de type scientifique. Or, comme le dit Isabelle Stengers, « le scientifique rationnel cherche à se différencier des objets humains ou sociaux qu’il décrit. Ce faisant, il ne peut que les disqualifier, les réduire dans leur complexité([[Isabelle Stengers, Pour en finir avec la tolérance. Cosmopolitiques VII, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 1997.). » Il suffit de voir la manière dont ont été qualifiées par la pensée anthropologique les sociétés dites archaïques pour s’en convaincre : sociétés sans écriture, société sans histoire, sociétés à économie de subsistance, sociétés sans État ou a-politiques([[C’est en réponse à cette image dépréciative de ce qui s’écarte du modèle que Pierre Clastres et Marshall Sahlins ont proposé un autre regard sur les sociétés qu’ils étudiaient. Cf. Pierre Clastres La Société contre l’État, Minuit, 1974. Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’Économie des sociétés primitives, Gallimard, 1976.).
Mais il n’est pas nécessaire d’aller si loin. Lorsque Jeanne Favret-Saada explore la littérature ethnographique autour de la sorcellerie dans le Bocage([[Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la mort, les sorts, Gallimard, 1977.), elle s’aperçoit que l’unique chose que les anthropologues considèrent comme observable sont les actes d’accusation, le reste étant considéré comme erreur et imagination indigène. Ne pas s’inscrire dans cette configuration à deux valeurs avec d’un côté la vérité, le réel, l’observable (les faits, les actes, les comportements) et de l’autre l’imaginaire, l’inobservable (les croyances et la parole indigène), avoir accès à autre chose qu’au paysan arriéré et crédule implique pour l’anthropologue d’accepter d’être situé([[Dans « Être affecté » (Gradhiva, 8 :3-9, 1990), Jeanne Favret Saada montre bien qu’en sorcellerie, il n’y a pas de place pour un observateur non-engagé. Accepter d’être affecté passe par la pratique d’une anthropologie autre qui peut certainement être rapprochée de « l’anthropologie partagée » qu’à tentée, tout au long de ses expériences ethnographiques, Jean Rouch. Voir entre autres le jeu de miroir inversé que propose le film Petit à petit, 1971, coffret DVD, Editions Montparnasse.) et de prendre en compte ce qui le fabrique.
L’anthropologue n’est pas un être a-culturel, il est attaché de toute part à la modernité. Sa singularité est d’appartenir à un monde où pour s’émanciper les Hommes ont dû s’affranchir de leurs préjugés, croyances primitives ou populaires. Ce qui en ferait des individus rationnels, seul représentants de l’espèce humaine.
Pour qui s’essaye à une anthropologie du proche, il est frappant de voir le nombre de constructions qui ont vu le jour à partir de cet étalon qu’est l’homme universel et qui de ce fait sont exportables en tout temps et en tout lieu. Ces constructions, ces modèles, sont solidaires entre eux et ont ceci de spécifique : ils partagent un ensemble de notions communes (moderne, raison, rupture). Ils adoptent la même attitude face à ce qui les met en danger, leur résiste ou leur fait obstacle – rejet, disqualification, assimilation. Une fois stabilisés, ils apparaissent comme allant de soi, « naturels », ce qui devait être fait. Cette légitimité qu’ils doivent à leur caractère « naturel » passe par l’oubli de l’histoire, qui se solde par la disparition du processus de construction et des conflits, violences qui ont été nécessaires à l’acquisition du statut de modèle.
C’est cette valise pleine de constructions universelles et naturelles qu’emporte avec lui l’anthropologue lors de ses déplacements. C’est pourquoi il se sent autorisé à juger et à éduquer. Partir de soi pour penser l’autre quand le soi est si frileux à la rencontre, quand il est si peu préparé à se voir transformé par cette rencontre, coïncide très souvent avec « tirer à soi([[Repérer le naturel, l’universel sous les mots culturels a un effet performatif qui consiste à créer du semblable.) » qui est un des sens du mot éduquer.
En se confrontant à la notion d’éducation et au métier d’éducateur, Deligny propose un autre regard sur ce qui n’est pas soi et expérimente un type de rapport beaucoup plus fécond, qui me semble pouvoir nourrir la pratique anthropologique. C’est par là qu’il me permet de voir ce qu’est parfois, ce que pourrait devenir plus souvent, une anthropologie qui, à partir de cet héritage, arrive à produire autre chose, un autre type de rapport, un autre type de savoir([[Je tiens ici à rendre hommage aux auteurs cités dans ce texte (anthropologues ou non) qui sont passés au-delà de cette frontière entre Nous et les Autres et qui par là même participent à la production d’une anthropologie réfractaire.).

Étranger le proche
Nous ne sommes pas un modèle extraordinaire, et une façon de s’en convaincre est d’expérimenter ce que peut vouloir dire Étranger le proche. Cette formule qu’utilise Deligny pour qualifier la fonction des cartes et des tracés dans la tentative des Cévennes est une invitation qui peut s’entendre de diverses manières.
Se méfier de ce qui se présente avec trop d’évidence. Accepter de voir remis en question ce qui nous apparaît comme allant de soi, même s’il s’agit de soi-même. « Il arrive que le tout naturel soit vénéneux. Pour ce qui nous concerne, nous qui ne sommes pas des champignons, ce tout naturel tel que nous le ressentons découle d’une certaine image très culturelle de l’homme, modèle théorique que tout un chacun promène par-devers soi, croyance([[Fernand Deligny in La Peste gagne le grand psy, Collectif Réseau Alternative, 1978, p. 303.). »
Apprendre à Voir autre chose que soi-même, arrêter de « tourner sur soi », seul moyen de s’ouvrir à d’autres perceptions et d’expérimenter des rapports et des rencontres qui ne soient pas de l’ordre du « faire comme », de l’ordre de l’imitation. « Le mimétisme est un très mauvais concept, dépendant d’une logique binaire, pour des phénomènes d’une tout autre nature. Le crocodile ne reproduit pas un tronc d’arbre, pas plus que le caméléon ne reproduit les couleurs de l’entourage([[G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, op.cit. p. 18.). »
Se tenir à l’écart des appareils à homogénéiser quels qu’ils soient, des démarches dont la mise en rapport de termes hétérogènes s’apparente à rendre semblable ainsi que des discours prophétiques où tout est joué d’avance, les étapes à suivre, le résultat à atteindre.
Étranger le proche, une nécessité si l’on ne veut pas (s’)asphyxier sous le poids de notre propre enfermement.