L’objectif de cette brève étude est de mettre en évidence la dimension spéculative de l’œuvre d’art entre sa propre représentation et les textes du discours théorique. Autrement dit, quels sont les arguments susceptibles d’exprimer une critique théorique dans le lieu et le domaine de la pratique artistique ? Je tenterai de répondre à cette question en situant le Butcher boys (1985-1986) de Jane Alexander dans l’entre-deux de la pratique politique et de la théorie postcoloniale dont les arguments seront principalement empruntés à Homi Bhabha. Le but final étant (parallèlement au décryptage de Butcher boys) de situer l’œuvre d’art au centre des défis théoriques que se pose une écriture de l’Histoire.
Entendons-nous bien cependant sur la nature théorique du discours artistique. Butcher boys ne doit être considéré comme le lieu d’une critique théorique qu’au titre de l’ambivalence qui rend aussi sa dimension politique possible. De ce point de vue, je me réfère à Homi Bhabha et à son étude de la critique théorique (sémiotique, poststructuraliste, déconstructionniste, etc.). En se basant sur Michel Foucault et Stuart Mill, Homi Bhabha décrit l’énoncé théorique comme émergeant dans le jeu d’une ambivalence interne à sa propre économie. Il œuvre dans un double mouvement dialogique au sein duquel il est l’objet d’une dialectique (négociation) d’arguments antagoniques et contradictoires. Par cette prise de position, Homi Bhabha admet la nature hétérogène de la critique et par là même la fonction de la théorie.
Dans la perspective de cette étude, la dimension critique de Butcher boys s’appuiera sur la mesure de l’œuvre comme performance politique et sur l’affinité qu’elle entretient avec la critique déconstructionniste. Cependant, en prenant en compte l’ambivalence, la dimension politique et la déconstruction, il ne s’agit pas pour autant d’affirmer que Butcher boys forge une critique théorique au sens strict du terme. Nous sommes en face d’une autre forme de discours lié au médium de l’image-objet. La dimension théorique de Butcher boys résultera du fait qu’il traduit une synthèse d’arguments abstraits en échos aux idées et concepts du déconstructionnisme. Afin d’en administrer la preuve, je m’appuie sur l’hypothèse selon laquelle la problématique de l’ambivalence et la critique de la temporalité sont les deux points d’ancrage qui placent Butcher boys au centre du discours déconstructionniste postcolonial.
Ambivalence :
Indétermination du sujet et anxiété du sens
L’œuvre de Jane Alexander est influencée par le cadre sociopolitique de l’Afrique du sud et ses thèmes sont puisés dans les relations entre l’individu et la société, la nature de l’autre et la haine, la violence et les relations de pouvoir de même que la signification de l’identité personnelle et collective. Elle « a créé un langage métaphorique unique, et ce faisant une grande famille composée d’étranges personnages allégoriques, dont les histoires et les modalités restent aussi énigmatiques que l’impression qu’ils suscitent en nous ». Butcher boys est l’une des pièces les plus emblématiques de son travail. Réalisée au moment de la déclaration du Second État d’urgence, cette œuvre est une des plus riches pages de l’art sud-africain. Elle est composée de trois créatures grandeur nature, moitié homme, moitié animal, faites de plâtre, d’objets trouvés et peints à l’huile. Les orifices de leur visage sont effacés par un museau écrasé sur leur figure. La texture et les aspérités des cornes de bélier portent le témoignage d’un temps qui s’écoule. Leurs yeux noirs semblent s’ouvrir sur un espace intérieur vaste, obscur et étrange. Le dos ouvert par une large fissure leur donne l’aspect de cadavres sous autopsie. Héritiers de plusieurs espèces, ces personnages sont des créatures hybrides et des mutants dont les corps sont captés à un stade ultime de métamorphose. Ils sont assis sur un banc et leurs postures reflètent aussi bien l’insouciance, l’angoisse que l’amertume. Ils sont là et ils attendent comme des anges déchus.
Les Butcher boys sont une métaphore humaine des antagonismes découlant des traumatismes de l’apartheid dont ils traduisent la difficulté d’en énoncer les sévices. Ils expriment l’avilissement de l’oppresseur qui s’est dénaturé dans le processus même de l’oppression où il a perdu son humanité. Mais ce que Jane Alexander exprime par ces corps hybrides, c’est le repli sur soi, le conflit intérieur, l’incompréhension visible et l’anomalie du dialogue interculturel. Les Butcher boys ne signent pas une décrépitude de l’homme mais celle du corps social.
Toutefois, dépassons cette lecture primaire pour voir comment ces êtres hybrides qui rendent poreuses les frontières entre l’homme et l’animal, traduisent au niveau théorique, les problématiques du discours postcolonial. Quels sont les rapports qu’établissent les Butcher boys avec le temps, la mémoire et l’Histoire ? Comment opèrent-ils une radicale révision de la temporalité sociale ? Comment explorent-ils les manières de se pencher sur le temps de la mémoire par rapport à l’exil intérieur, la proximité qui éloigne, le déplacement et l’errance. Comment cristallisent-ils un temps historique unique et focalisent-ils les questions en vigueur dans la narration de l’État-nation ? Jusqu’où portent-ils la rhétorique du discours postcolonial, sans tomber ni dans la simple illustration ni dans la corruption d’un discours identitaire isolé ? Répondre à ces interrogations nécessite de considérer deux étapes dans la démarche analytique. Il faut d’abord prendre l’hybridité physique des personnages (par laquelle l’ambivalence advient) comme point de départ de l’énoncé critique de l’œuvre. Ensuite, cette hybridité doit être enchâssée dans l’ambivalence que le discours postcolonial emprunte au poststructuralisme. Or, saisir les enjeux de cette dernière correspondance, importe de s’arrêter au préalable sur les interactions entre le poststructuralisme et le discours postcolonial dans l’interstice duquel l’ambivalence des Butcher boys prendra tout son sens.
Les rapports entre le poststructuralisme et le discours postcolonial ont été analysés par Simon Gikandi dans un article où Homi Bhabha est lu sous l’ombre de Jacques Derrida et principalement à travers De la Grammatologie. Simon Gikandi pour qui un discours postcolonial ne peut être pensé sans la théorie poststructuraliste précise que c’est en tant que méthode d’analyse culturelle et mode de lecture déconstructionniste que le poststructuralisme devint central dans le projet postcolonial. En revenant sur l’écriture et la différence, il rappelle que Derrida considère simultanément la nature des signes comme une forme double d’absence et de présence. Selon Derrida, si la signification du signe dépend d’une opposition entre ce qui est présent et ce qui est absent, le présent est aussi important que l’absent. La signification n’est pas ainsi l’évocation d’une simple opposition entre ce qui est et ce qui n’est pas, elle en est la représentation simultanée. L’exemple nous est donné par un mot, éliminé par une marque (différance), présent devant nous, mais effacé en même temps. Sa signification demeure dans son existence simultanée à son effacement.
Cette ambivalence de Derrida sera soulignée par François Dosse qui la situe dans une histoire des idées. « Derrida [dit-il] prélève ses concepts ambivalents dans la tradition pour la lui retourner en boomerang, […] À Platon, il reprend le terme de Pharmacon, qui n’est ni un remède ni le poison, ni le bien ni le mal. À Rousseau, il reprend le supplément : ni un plus ni un moins. À Mallarmé l’hymen, qui n’est ni la confusion ni la distinction. Toutes ces notions, qui sont autant d’instruments de la déconstruction, ont un point commun : “toutes raturent l’opposition du dedans et du dehors” […] Cette déconstruction s’en prend, dans le champ philosophique, non seulement à la phénoménologie, en décentrant le sujet, mais aussi à la dialectique hégélienne dont elle dissout les notions d’unité et d’identité ». Ainsi décrite, la déconstruction de Jacques Derrida s’appuie sur l’ambivalence qu’il fait ressortir dans l’existence du signe. Homi Bhabha s’inspire de cette démarche à double titre. D’une part, il s’approprie la déconstruction en définissant la Théorie Postcoloniale comme une forme de recodage des signifiés dans lesquels doivent s’inscrire de nouvelles identités culturelles. D’autre part, il récupère le schéma de l’ambivalence en le considérant comme un outil qui transcende le binarisme. Ce qui le pousse à insister sur le fait que la différence et l’altérité peuvent fonctionner dans la fantaisie d’un même espace culturel. Dès lors, l’idée d’un autre absolu ou d’une identité fixe ou même exclusive est menacée, « la différence dans laquelle elle prenait sens se décompose ».
Il est possible de se représenter chez les Butcher boys l’équivalent de cette différence. Celle-ci intervient certes au niveau de leur physique (formel), mais aussi dans une dimension psychique puisqu’ils traduisent (comme nous allons le voir) une hémorragie du sujet et le malaise intérieur de l’homme. La combinaison de vision formaliste et narrative crée, selon Marylin Martin, le leitmotiv du travail de Jane Alexander, qu’elle nomme en deux mots : Ambiguïté et Métamorphose. « Pour chaque concept, chaque idée et chaque émotion, il existe son contraste. Souvent ils sont vus comme des oppositions binaires, mais pour moi [dit Marylin Martin], ils symbolisent tous la douleur, ce sont des transitions ou des intersections d’actions ou de significations qui agissent dans le processus qui consiste à rendre visible l’invisible ». Le contraste dont parle Marylin Martin fonctionne très bien dans l’ambiguïté qu’impose l’hybridité des Butcher boys. Cette hybridité fait écho à la différance telle que pensée par Jacques Derrida et reprise par Homi Bhabha. Car, outre le fait que les personnages représentent quelque chose qu’ils ne sont pas en promettant une présence et une absence simultanément, ils figurent deux dimensions de l’ambivalence. D’une part, la représentation de l’Autre n’est pas séparable de la représentation du Moi. L’autre est en nous-mêmes, le bourreau est victime de soi. D’autre part, les termes sont interchangeables entre l’homme et la bête.
Le mimétisme convoqué par Homi Bhabha dans la situation coloniale se glisse ici dans l’interstice d’une question : qui imite qui entre l’homme et la bête ? « La menace que fait peser le mimétisme est sa double vision qui, en dévoilant l’ambivalence du discours colonial, démolit aussi son autorité ». Dans cette représentation où l’observateur est l’observé, les Butcher boys tournent en dérision la capacité du pouvoir et de l’autorité à être des modèles. C’est dans ce registre que l’indétermination des personnages épouse les trajectoires de la critique poststructuraliste puisqu’elle introduit l’anxiété du sens, l’ambivalence et le trouble. C’est aussi en ces termes que Jane Alexander construit un discours politique, dans la mesure où les Butcher boys ne représentent ni une comparaison ni une dissociation, mais une négation des catégories et de la différence. Cependant, cette ambivalence sur laquelle repose toute la puissance critique de l’énoncé annonce une autre dimension, cette fois temporelle.
Corporéité de la mémoire et écriture de l’Histoire
L’ambivalence telle que traitée par Jacques Derrida ouvre sur une dimension répréhensive du discours. Contrairement à l’affirmation que le discours promet immédiatement la présence de la vérité et du sens, cette loi cachée du langage soutient que le procédé linguistique qui inaugure le discours déconstruit aussi le sujet parlant. Jacques Derrida donne ainsi des outils de lecture aux théoriciens postcoloniaux dans leur critique de l’interprétation des textes. Homi Bhabha récupère cette ambivalence de deux manières qui nous concernent ici. D’une part, il pose la stratégie de l’ambivalence du discours (l’entre-deux, la négociation, la traduction, la différance) comme le préalable d’une écriture des histoires nationales. D’autre part, conscient de l’exercice du pouvoir colonial et de la construction du sujet colonial à travers le discours, son entreprise fut de s’appuyer sur l’ambivalence du discours colonial pour souligner la fragmentation du sujet dans l’instant même de l’énonciation. « L’agent du discours devient, dans le temps même de l’énonciation, l’objet inversé, projeté, retourné contre lui-même de l’argument ». La double identification des Butcher Boys est une métaphore de la fissure du sujet dans l’acte de l’énonciation, dans le sens où elle figure l’antagonisme de deux pôles distincts mais liés.
Par conséquent, les Butcher boys ne sont pas dans un acte d’énonciation tel que l’entend Homi Bhabha, l’acte de parole ici est réprimé par un silence étouffant. Le mutisme qui déforme le visage est la pression d’une réalité sociale difficile à réprimer et dont le refoulement s’exprime par les mensurations du corps ouvert. Les Butcher boys ne présentent pas le corps mutant projeté dans le devenir fictif de notre espèce quand « les frontières entre l’humain et la technique s’estompent » et que cette dernière s’insère dans le cyborg, greffe, clonage, transplantation. Mais ils nous livrent la trace, les empreintes, les séquelles d’un corps qui se souvient. Ce corps est une aberration et un codex de la mémoire, un livre de confidences muettes, de traumatismes et d’altérations pris entre les violences du passé et du présent. À travers la corporéité de la mémoire, Jane Alexander figure alors le passé historique à partir de la lourdeur du présent. « Placé dans le scénario de l’inconscient, le “présent” n’est ni le signe mimétique de la contemporanéité historique (l’immédiateté de l’expérience), ni la fin visible du passé historique (la téléologie de la tradition) ».
La relation entre le corps et la mémoire représentée par Butcher boys relève d’une démarche qui n’est pas isolée dans l’art contemporain sud-africain. Dans Il Ritorno d’Ulisse (1998) de William Kentridge, l’artiste est à la recherche du corps comme métaphore de notre relation à la mémoire et à l’inconscience. La trace laissée par le dessin effacé (mémoire/amnésie) est une façon de traiter la subjectivité tout en considérant le corps comme un organe étranger. Ce procédé très présent dans l’œuvre de William Kentridge transparaît le mieux dans son film Felix in Exile à propos duquel l’artiste laissait entendre qu’une des idées principales était de montrer combien le paysage absorbe l’Histoire. Cette technique, où la mémoire du corps est fossilisée dans l’espace fait écho à une dimension singulière de la sculpture de Jane Alexander. Car, de même que le paysage restitue les traces de massacres, de désastres ou de guerre, la mémoire de la violence de l’apartheid prend forme sur le corps des Butcher boys.
En conséquence, les Butcher boys (qui portent plus sur le Temps que sur l’Histoire) métaphorisent la dualité de la commission Vérité et Réconciliation qui, quelques années plus tard, orchestre l’exorcisme de l’apartheid par une archéologie brutale du passé de l’État‑nation. Ce deuil fait entrer la nation tout entière (cette fois hétérogène) dans une autre temporalité sociale supposée être une nouvelle naissance. Jane Alexander opère à l’intérieur d’une critique sociopolitique où le corps (l’expérience), principal support de l’affectivité personnelle, place l’individu dans une nouvelle temporalité sociale. Dans ce temps ressurgi de l’Histoire, le sujet postcolonial est pris entre la douleur morale et la fixité de l’homme devant cette densité de l’Histoire dont parle Frantz Fanon. Car si dans d’autres pays (comme l’Algérie), la naissance de la postcolonie signifie le départ du colon, en Afrique du Sud il s’agissait de vivre ensemble. Cet état introduit une autre manière de considérer l’Histoire tout comme le temps qui désormais devient la vérité de durées multiples. Par cette hétérogénéité, les Butcher boys font de l’histoire douloureuse sud-africaine une histoire commune tout en traduisant la complexité qui sied à la fabrique de celle-ci. Dans cette représentation, le temps subjectif de la conscience bouleverse le temps homogène de l’Histoire qui fut le credo du nationalisme afrikaaner. Les Butcher boys reflètent ainsi des formes de mémoires sud-africaines estampillées sur le corps politique qui se souvient et oublie à moitié.
« Dans une telle temporalité discursive, l’événement de la théorie devient la négociation d’instances contradictoires et antagoniques qui ouvrent des sites hybrides et des objectifs de combat, et détruisent ces polarités négatives entre le savoir et ses objets, entre la théorie et la raison pratique-politique ». Homi Bhabha montre que la théorie n’est pas forcément un méta récit du politique mais qu’elle émerge dans une négociation avec celui‑ci. En cela – et contre une proposition de Fanon – il refuse de séparer le lieu (le réel dans lequel l’homme politique inscrit son action) du temps (l’Histoire dans laquelle l’homme de culture situe la sienne). La subjectivité de l’expérience et le savoir totalisant se trouvent alors dans un même registre de négociation. Et Bhabha de rejoindre Sartre qui présente l’intellectuel comme « le théoricien du savoir pratique ». Le parallèle qui pourrait être fait ici avec Jane Alexander ne serait pas forcément correct, par contre, dans l’image des Butcher boys dépourvue d’angélisme – et dans un contexte historique dense de surcroît – l’artiste apparaît comme la théoricienne d’une histoire difficile à décrire.
Aborder l’histoire sud-africaine à partir des Butcher Boys et non du point de vue d’une approche historiographique classique, c’est faire transparaître une histoire dialectique que seule l’ambivalence de la fiction peut faire ressortir. Jane Alexander apporte une vision du monde (entre le Temps et l’Histoire) que l’historien professionnel est incapable de saisir. Et dans cette condition, Butcher boys traduit les contradictions incarnées dans l’Histoire par un découpage de divers angles de la réalité sociale : les corps lézardés sont les corps d’une société fissurée dans un état de siège, leur mutisme est l’expression d’une conscience torturée et leur attente ne signifie que le poids du présent. Jane Alexander n’illustre pas une histoire chronologique autrement dit, l’œuvre ne prétend pas au statut de document support de connaissance historique. Mais elle ne peut pas se résumer non plus au simple statut de support imagé d’une histoire, ni à une expression symbolique d’une réalité existante. En vérité, Butcher boys n’est pas l’illustration d’une quelconque théorie déconstructionniste, mais doit être considéré comme critique théorique elle-même.
Dans la dimension ambivalente de cette pratique artistique, le principe de révision progressiste des valeurs, du temps et de l’Histoire aboutit à rompre les barrières entre la théorie et son objet. C’est alors l’identité de la théorie elle-même qui est en jeu, car ses frontières avec la pratique se rétrécissent. Le rapprochement entre ces deux sphères est d’ailleurs plus visible dans d’autres secteurs de la création artistique. Cette frontière est devenue exiguë dans la pratique du commissariat d’exposition (mettant en jeu des aires culturelles différentes) qui s’est beaucoup nourri des théories déconstructionnistes avec comme focal la théorie postcoloniale.
Les travaux portant sur la nature du signe et sa contamination par l’idéologie (Hall, 2007), sur son binarisme et son ambiguïté postcoloniale (Bhabha, 2007), sur sa localité et ses diverses stratégies de construction endogènes (Appadurai, 2005) ont conduit plusieurs critiques (comme Joëlle Busca qui a consacré une thèse sur la question) à voir les œuvres artistiques sous la lumière des théories postcoloniales. L’œuvre cesse d’être analysée par son essence et ses valeurs esthétiques. Elle est le document des rapports de force entre communautés. Les commissaires d’exposition exploitent surtout ces acquis de la théorie culturelle afin d’élaborer de véritables critiques historiographiques comme il sera le cas dans l’exposition Unpacking Europe. Le discours de cette exposition maintient de fortes affinités avec les auteurs subalternistes comme Dipesh Chakrabarty, orientalistes comme Edward Saïd et ceux de la déconstruction de l’historiographie européenne comme Martin Bernal. Pour la plupart de ces auteurs, qui se trouvent par accident ou naturellement dans le champ de la Théorie Post-coloniale, la révision de l’Histoire passe essentiellement par une enquête sur la naissance et le développement des différents aspects qui déterminent une « identité » européenne. La théorie, vue dans le jeu abstrait du concept et des idées, est bien ici dans l’action historique et concrète du commissaire d’exposition.
Le procédé que j’ai choisi pour lire cette pièce de sculpture de Jane Alexander a consisté à tisser son commentaire dans le texte théorique d’Homi Bhabha. Un tel défi a permis d’interroger l’identité de la théorie dont la nature et le curseur ont profondément glissé dans le champ des arts contemporains africains de ces dernières années. Mais il dévoile également l’anachronisme de l’image comme source pour mieux saisir la dimension dialectique de l’Histoire. Arrivé à ce stade on peut se poser une question : l’hybridité, l’ambiguïté et l’ambivalence des Butcher Boys sont-elles – à y penser de près – le siège de la dialectique du discours artistique ? En jetant le doute, tout semble indiquer que l’anachronisme en est le principal vecteur. En définitive – et pour en revenir au point de départ – Butcher boys n’est pas une simple « pratique oppositionnelle », mais elle fournit une réponse appropriée à ce qu’Homi Bhabha aurait attendu d’une critique radicale engagée qui s’énonce depuis la pratique culturelle. Celle qui porte une perspective théorique en prenant l’hybridité comme point de départ et non comme fin en soi.
LABEX C.A.P (Création, Arts et Patrimoines)
Centre de Recherches sur les Arts et le Langage (CNRS-EHESS, UMR8566)
Bibliographie
Appadurai (Arjun), Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2005
Bhabha (Homi), « L’engagement envers la théorie » in Les Lieux de la Culture. Une théorie postcoloniale,
Éditions Payot & Rivages, Paris, 2007
Derrida (Jacques), L’écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967
Dosse (François), Histoire du structuralisme, Tome 2, La Découverte, Paris, 1991
Enwezor (Okwui), « (Un) Civil engineering: William Kentridge’s Allegorical Landscapes », in Carlos Basualdo (ed.), William Kentridge: tapestries, New Haven, Londres, Yale University Press, Philadelphie, Philadelphia Museum of art. Cop., 2008
Gikandi (Simon), « Poststructuralisme et discours postcolonial », in Neil Lazarus,
Penser le postcolonial. Une introduction critique, Éditions Amsterdam, Paris, 2006
Hall (Stuart), Identités et cultures. Politiques des cultural studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2007
Hassan (Salah), Dadi (Iftikhar), Unpacking Europe, Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen, 2001
Marchal (Hugues), « Corp (us) mutant, parcours de textes », in Le corps mutant, galerie Enrico Navarra, 2000
Martin (Marilyn), « Art in a State of Disquiet & Metamorphosis. Reflections on the work of Jane Alexander »,
in Sculpture, vol. 22, janvier-février 2003
Miki (Akiko), « Making visible relationships visible: Jane Alexander and the act of sculpting », in Jane Alexander,
DaimlerChrysler Award for South African Sculpture, DaimlerChrysler AG, 2002
Oguibé (Olu), « Jane Alexander », in Fresh Cream, Phaidon Press Limited, 2000
Pieterse (Jan Nederveen), « Unpacking the West: how European is Europe? », in Ali Rattansi and Sallie Westwood (éd.), Racism, Modernity and Identity, Cambridge, Polity Press, 1994
Rogoff (Irit), « What is a theorist », in The State of Art Criticism, Londres, New York, Routledge, 2008
Savery-Busca (Joëlle), L’art Contemporain Africain : Entre Colonialisme, Postcolonialisme et Autres Illusionnismes,
thèse en philosophie, présentée et soutenue à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne, sous la dir. de Marc Jimenez,
1999, 315 pages, INHA MF 223/3150