Kinshasa est une ville-artiste. Une ville-performance. Les ateliers d’artistes sont partout ; il y a des installations même au marché, l’ambiance… Un artiste congolais ne peut jamais manquer d’inspiration. En manquer, ici au Congo, c’est être aveugle.
Pourtant, on identifie encore les artistes à des voyous. On considère qu’ils sont moins intelligents. Ça peut même aller très loin : on les qualifie de « mystiques », « sorciers » ou « sorcières » et, plus particulièrement, quand il s’agit des femmes-artistes, on les traite de « lesbiennes ». Très peu de gens comprennent les enjeux de la création artistique. Or l’art a à voir avec une certaine vérité figurée dans le mouvement, dans l’objet. Ce qui se passe sur la scène artistique kinoise contemporaine est important : l’art, à Kinshasa, possède une force politique ; il met à nu des problèmes que l’État refuse de traiter et de nommer.
J’ai vraiment commencé ma vie d’artiste en découvrant l’art Yombé. Les Yombés sont un peuple du « Kongo central ». Cette région, qui est celle de mes parents, est une des plus petites, derrière la ville-province de Kinshasa. Elle accueille le fleuve Congo, qui après un long parcours, s’étale majestueux et se jette dans l’océan Atlantique. L’histoire du Kongo central est très riche ; elle est aussi marquée par la violence de la traite négrière. Cette province a ouvert la porte au métissage des peaux et des cultures en RDC. J’ai connu l’art Yombé en 2018, après mes études à l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa en 2013. Si je m’appuie sur les œuvres Yombés, ce n’est pas seulement pour trouver un style ou développer une écriture singulière mais c’est aussi une démarche personnelle : pour entretenir ma racine, qui se dissipe peu à peu. Plus les générations passent, plus l’histoire s’efface. Les traces sur le corps de nos ancêtres ont disparu. Que vais-je, moi-même, léguer ? Le tronc dira-t-il à la mangue qu’elle ne vient pas du manguier ? Parce que certaines mangues sont mûres, d’autres vertes, les autres seraient-elles pourries ?
J’ai fait de nombreuses recherches sur l’art Yombé. Et ce qui me submerge, c’est le sentiment de la perte : la perte du lien avec ce que nous ont transmis nos ancêtres. J’interroge cette perte dans mes œuvres. La perte de nos langues locales, de notre écriture, du Luzitu – terme qui signifie « respect intense » en kiyombé, ma langue maternelle. Mon travail se fonde sur l’exploration de ce qui a été perdu. L’ancêtre, c’est celui qui est passé avant nous, qu’il soit ou non de la famille. Il a vécu ce que nous n’avons pas encore vécu. Pour traverser une rivière, un chemin, j’ai besoin de celui qui était avant moi. Il peut m’indiquer où mettre les pieds. Il sait si la rivière est profonde ou pas, si le chemin que j’emprunte est mortel ou pas.
Ce sentiment de la perte explique mon double rapport à l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa. Les enseignements de cette école ont été fondamentaux pour ma construction en tant qu’artiste. Mais, concernant l’histoire de l’art, la plupart des œuvres des artistes congolais du passé restent anonymes. J’ai le sentiment d’avoir été privée de certaines connaissances. Des formes d’expression artistique ne sont pas étudiées, comme la performance. J’ai beaucoup appris sur Léonard de Vinci, Michel-Ange Buanarroti et d’autres artistes appartenant à l’histoire classique de l’art occidental. Mais les artistes congolais du passé étaient à peine nommés. Certes, l’École a toujours évoqué les grands artistes congolais contemporains, Liyolo, Lufwa Mawidi, Roger Botembé… Mais je me suis toujours demandé si ces artistes connaissaient le nom de créateurs d’œuvres antiques, comme le Nkisi Nkondi… Une mise à jour de l’enseignement est nécessaire. Comment nommer celles et ceux qui sont restés anonymes ? Comment raconter notre propre histoire de l’art ? Le Nkisi Nkondi est une des antiquités majeures du Kongo central. En Kikongo, « Nkisi » veut dire « médicament », « remède » et « Nkondi », « chasseur ». Ces sculptures Bakongo sont des chefs-d’œuvre. Comme les masques Yombés, elles influencent mon travail artistique. On devrait enseigner aux jeunes étudiants et artistes l’histoire de la statuaire Kongo, comme on leur enseigne la Renaissance Italienne, ou l’art moderne européen. Picasso, par exemple, est présenté comme celui qui a opéré une révolution dans l’art. Or, son inspiration, il l’a tirée d’un ensemble d’œuvres venues du continent africain. Dans le champ de « l’art contemporain », j’en déduis donc que nos ancêtres avaient une longueur d’avance !
L’art contemporain, c’est surtout une révolution de la sensibilité, liée au présent. Aujourd’hui, les formes contemporaines de l’art apportent une liberté extrême. Lors de son intervention aux ateliers de la Biennale Yango II, en février 2020 à Kinshasa, Achille Mbembe a dit que c’était en Afrique que le monde s’était mis debout pour la première fois. Il n’a pas seulement évoqué toute la richesse naturelle que nous possédons, mais aussi la richesse de nos imaginations artistiques. L’art contemporain, en RDC, c’est la manifestation de toute cette richesse. Il n’est pas nécessaire de lui imposer des cadres pour la reconnaître.
Ainsi, je ne reproduis pas de masques Yombés mais je m’inspire d’eux pour en créer d’autres, inscrits dans notre présent. Beaucoup de Congolais associent ces masques à de la sorcellerie – triste mensonge, entretenu par les prêtres, l’église chrétienne dès la colonisation. Celles ou ceux qui ont conçu ces objets ont déposé quelque chose de leur âme en eux, même si ces objets ont un rôle, une fonction sociale à remplir. La différence entre les masques que je réalise aujourd’hui et ceux qui furent créés dans le passé, tient dans leur forme et leur matière. Les antiquités étaient produites avec les matériaux liés à l’environnement des artistes, tels que le bois, les clous… Mes choix de matériaux sont liés, aussi, à mon environnement qui est rempli de plastique. Autour de moi, l’environnement est saturé de plastique. J’ai décidé d’en faire mon medium. La durabilité du plastique défie la durabilité de nombreux matériaux, des vies humaines elles-mêmes. La durée de vie des déchets plastiques va au-delà de 500 ans. Les générations qui viendront après moi verront mes œuvres ; elles ne seront ni anonymes, ni perdues. Mais, symboliquement, ce plastique ne comble pas les trous de mémoire. Mon histoire, je la cherche encore. Il y a eu une cassure de mémoire. Un dépouillement, lié à l’histoire de la colonisation. Notre présent est devenu le passé des autres ; et notre passé – le socle du futur des autres. Notre présent, privé de son propre passé, est instable. Il est impossible de retrouver le passé, pur. Mais le connaître, même par bribes, aiderait beaucoup.
Une autre mémoire a été greffée sur la RDC. Et même, une autre culture a été greffée sur l’Afrique. Aussi, le choix du plastique, comme matériau, est truffé de paradoxes. Cette matière, en polluant, défie l’usure et le temps, mais elle incarne aussi notre actualité pure : le plastique domine le présent. Le contemporain, c’est le plastique.
Ma technique d’utilisation du plastique s’appelle « Matsuela », qui signifie « les larmes », en kiyombé. Quand on fond le plastique dans le feu, pour lui donner une forme, il se transforme en gouttes liquides qui ressemblent à des larmes. Même avec des larmes, on peut faire de grandes choses, reconstruire ce qui a été détruit. Une de mes sculptures, « koko matsuela », faite à partir de chaises en plastique, illustre bien cette idée. « Matsuela », c’est aussi mon postnom. Le geste artistique m’a permis d’invertir le sens de mon postnom. Les larmes, que mon postnom incarne, ne sont plus des larmes d’échec mais l’expression d’une force. La société congolaise est hiérarchisée – la valeur d’un individu varie en fonction de la clarté de sa peau. J’ai une peau foncée ; dans ma famille, tout le monde a le teint plus clair. On m’a beaucoup infériorisée, mais la pratique artistique m’a redonné de la puissance, de la beauté et de la fierté. L’art est ce miracle. Il a transformé mes larmes en victoire.
Un jour, en recherchant des matériaux, je suis tombée sur des chaises en plastique cassées. Je les récupère dans les terrasses de la ville de Kinshasa. Quand elles arrivent dans mon atelier, je réfléchis à la manière de les recoller. En recomposant, ré-assemblant ces morceaux de plastique, j’engage un processus de métamorphose. Je suis la même démarche pour créer les costumes de mes performances artistiques. Je fais le tour des poubelles de la ville de Kinshasa pour recycler des déchets, dénicher de la matière. Les costumes que je fabrique sont des sculptures en mouvement – l’artiste peut y pénétrer et les animer. Pour la création de mes sculptures mouvantes, je me suis inspirée de « L’homme Canette », l’œuvre de l’artiste Eddy Ekete, qui s’est lui-même inspiré de la statuaire Kongo (notamment du Nkisi Nkondi). Le nom du premier costume que j’ai produit est « Kiadi kibeni » – « Pauvre de moi » ou « C’est triste pour moi », en kiyombé.
J’appartiens à un collectif d’artistes-multimedias très actif, qui se trouve à « Ndaku ya la vie est belle », dans la commune de Matonge, à Kinshasa. La naissance de cette coopérative est liée au festival KINACT fondé par l’artiste Eddy Ekete et tout un groupe d’amis, en 2015. Dans cette coopérative, nous travaillons beaucoup sur la performance. L’artiste Patrique Kitete a créé le costume « L’homme Miroir », qui évoque le reflet de Kinshasa. Selon lui, le miroir voit au-delà de ce que l’on ne voit pas. Quand on est en face du miroir, on ne se voit plus physiquement mais spirituellement. Kilombochi, surnommé « Pape Noir », endosse le costume de Mèche et de Caoutchouc. Les mèches évoquent la perte d’identité des femmes congolaises qui préfèrent perruques et tissages à leur chevelure naturelle. Le caoutchouc, c’est la pollution. L’artiste Fallone Mambu incarne « L’homme Électrique » : les problèmes d’électricité sont à l’origine de l’insécurité qui peut régner à Kinshasa. Nada Tshibuabua est « L’homme Tshombo ». « Tshombo » est un mot lingala qui signifie « téléphone ». À l’Est du pays, les gens meurent à cause de l’extraction des richesses du sol. Mais cette même richesse, qui sert à fabriquer les objets de grande consommation (téléphones, ordinateurs…), se transforme, en bout de course, en déchet. Quant à Junior Mongongu, il anime l’œuvre « Bolole Kemi » : « Je suis bête ! ». Celui qui jette dans la rue les bouteilles qui lui servent pour boire, aller chercher de l’eau, contribue à salir la ville. Elie Mbansing, le réalisateur du groupe, capture nos performances. La photo et la vidéo les immortalisent et nous permettent de constituer nos archives. Les archives arrêtent le temps ; grâce à elles, on peut revivre le passé et ne pas le perdre. Elles sont nécessaires pour la reconstruction de notre histoire – comme les morceaux d’un vécu qui, dès lors qu’on les assemble, produisent une narration, sur laquelle on peut s’appuyer.
Nous voulons que Kinshasa redevienne « Kinshasa, la belle ». Nous descendons dans la rue pour attirer l’attention, pousser les habitants à se confronter aux artistes, et interpeller les passants sur l’état de notre ville. La rue, c’est notre terrain : quand nous sortons avec les costumes, tout le monde nous suit. Les artistes doivent descendre dans la rue, s’exposer directement aux regards, prendre le risque de la critique.
Aussi, d’un point de vue pratique, comme nous n’avons pas vraiment de galeries d’art à Kinshasa, la rue est importante pour nous. Un festival comme KINACT, festival de rencontre internationale d’artistes performeurs, qui existe depuis 2015, défend l’idée que l’art appartient à tout le monde. Je me rappelle une de mes performances de rue, qui a eu lieu lors de ma première participation au festival en 2019. Elle portait sur l’usage du préservatif et l’importance de vérifier la date d’expiration. J’ai connu beaucoup de jeunes de moins de 23 ans qui sont morts du sida. Cette performance s’est très mal passée. Le public m’a insultée et, si j’ai pu m’enfuir, d’autres artistes, qui performaient ce jour-là, ont été arrêtés par la police. Parmi les personnes embarquées, il y avait des artistes étrangers. Nous avons fait pression, soutenus par la Halle de la Gombé ou encore le ministère provincial de la culture, pour qu’ils soient libérés. Ils l’ont été dans la soirée.
Cette performance sur le « préservatif » doit pourtant être comprise comme une sorte de « kasala ». « Kasala », en tshiluba, signifie « cris » et « disala », dans la même langue, désigne la « plume ». L’un de mes parents, qui est luba, m’a expliqué qu’il s’agissait d’une plainte, d’un cri pour interpeller les individus quand il y a un problème (guerre, famine, maladie…) et ainsi pousser la communauté à agir. Dans la performance artistique l’artiste, en action, devient sculpture, peinture, il devient lui-même medium pour véhiculer un message, percuter la foule.
Pour les performances, comme dans la sculpture, je m’inspire aussi de ma culture. Chez les Bayombés, quand les Nganga ou de simples individus sortaient les masques, c’était pour véhiculer un message, engager un rituel. Quand il y avait un problème ou un événement important, il y avait une sortie de masque et des personnes déguisées. Chaque masque avait un rôle précis. Masque d’initiation ou d’éducation. Masque pour enterrer un cadavre… On retrouve des pratiques similaires dans les danses Zebola, chez les Mongos.
La performance artistique possède une histoire africaine. Elle ne renvoie pas uniquement à des pratiques venues d’Occident. Les arts de nos ancêtres étaient vivants. Les sorties de masques sont des actions. Elles supposent une réaction immédiate du public. Personne n’est passif. Ces rituels ancestraux exhibaient les costumes, les corps, impliquaient l’engagement de tous. C’est ce que nous faisons aussi dans la performance artistique, quand nous traversons, en costume, les communes de Kinshasa. Bien avant de commencer mes recherches là-dessus, je pensais, avec d’autres, que la performance était une pratique exclusivement occidentale. C’est la raison pour laquelle la question de la perte est si importante dans ma démarche artistique. C’est à partir des trous que je figure ou performe mon histoire.