Dans cet écrit, j’ai choisi de prendre comme référence le diagramme spécialement dessiné pour l’évènement du SITAC VII[1] − auquel s’attachent deux chemins simultanés et pas forcément convergents : d’une part, développer une image qui fonctionne comme « marque » ou « emblème » de l’évènement ; d’autre part, dessiner un diagramme qui aide à le penser[2]. Double tâche : « marquer » et « penser » – pas nécessairement dans cet ordre. Si un dessin – carte, diagramme – est appelé à servir d’outil pour la production de pensée, c’est parce que le désir de penser autrement est déjà posé, penser sensiblement, sensoriellement, penser l’encore non-articulé, l’impensé. Et l’on veut aussi laisser des marques, produire une marque sensible ; alors ce dessin est surtout un geste, une action qui interfère et laisse un registre, une trace. Le résultat s’effectue, donc, en tant que production d’un diagramme + emblème, qui entend l’action de penser comme geste qui laisse des traces, produit des marques. Tout penser est politique, dans sa dimension publique de production de traces : construction d’une mémoire artificielle non-abstraite à envahir le corps, telle est l’ambition d’attachement et d’imprégnation du dessin-diagramme dans son format de coeur noir déchiré.
J’ai dernièrement travaillé le diagramme comme outil – en l’employant pour ouvrir et occuper un genre d’espace intermédiaire entre discours et oeuvre d’art[3]. Il y a un processus de construction pour l’obtention de cet espace, en agglutinant les mots et en tissant un espace dynamique avec des lignes et divers éléments visuels. Surtout, il y a le souhait d’instaurer dans le dessin des indices de rythme et de pulsation : sans un modèle rythmique adéquat, le diagramme ne fonctionne pas. Oui, pulsation, production de résonance, vibration rythmique – c’est ce qui garantit que le diagramme se meut et produit les inscriptions nécessaires, sans lesquelles il demeurerait une abstraction qui n’intervient pas, qui ne meut aucun espace et qui n’occupe aucune région.
Cuauhtémoc Medina, directeur de l’évènement, a été poussé par la provocation selon laquelle le diagramme de SITAC VII pouvait fonctionner de manière homologue au dessin de Joaquìn Torres Garcìa, Upside Down Map (1943)[4]. Il peut être très intéressant de lancer les deux dessins (aux origines distinctes et propositions diverses) côte à côte, en provocation réciproque. Il semblerait plus raisonnable de refuser toute comparaison – car il s’agit de moments historiques tout à fait différents. Torres Garcìa se mouvait dans un contexte historico-utopique moderne et cherchait à insérer l’Uruguay – et l’Amérique Latine – comme centres générateurs de puissance culturelle. Dans ses deux versions, l’une plus géographique, l’autre plus symbolique – les coordonnées de l’Uruguay sont signalées sur les cartes et maintenues quand le dessin est inversé ; c’est là un Sud posé au-dessus, supérieur au Nord, qui s’étend par-dessus l’équateur, se plaçant alors de façon « non infériorisée ». L’identification du continent sud-américain est immédiate et le geste clairement subversif : la convention cartographique est démontée et mise upside down – ce que l’on cherche est figurer sur la carte, se centraliser, délinéer des possibilités d’action et d’intervention.
Quant à la carte Sur, South, Sul, elle présente une délocalisation délibérée : on ne se trouve dans aucune région cartographique facilement identifiable ; on ne sait pas ce qui est mer ou terre, ni si cette région cartographique s’inscrit sur une planète identifiable. Mais quel est cet endroit ? Il s’agit d’une certaine localisation que l’on veut démarquer, sur laquelle on peut intervenir. Cela peut être une île, cela peut être un continent. Les éléments cartographiques sont remplacés par des mots et quelques signaux graphiques – ce sont surtout les mots qui indiquent les localisations, qui ne sont plus cartographiques pour se constituer avant tout comme indicateurs dynamiques d’un état de choses ou d’une intervention voulue. La délocalisation a lieu en faveur d’un espace de problèmes : comme l’indique la grande lettre « X » au-dessus de la carte – là sont placées diverses inconnues, les « x » des problèmes, les questionnements. Les processus de pensée ne sont pas faits de certitudes, mais de convictions de vulnérabilité, d’indéfinitions en tant qu’aventure, d’attention aux terrains et aux contextes qui sont créés. Tandis que Torres Garcìa pouvait simplement et génialement travailler sur une image clairement ordonnée et en modifier la gravitation, en la lançant au centre des choses – et il y a là l’investissement militant de quelqu’un disposé à faire face aux luttes de son temps, en s’engageant dans les combats politiques des avant-gardes –, l’investissement de cette carte/diagramme a lieu en tant que forme imprégnante, déchirée, entrecoupée et conçue en termes de modèles rythmiques. Le soin rythmique que j’attache à celui-ci et à d’autres diagrammes que je produis, comme outils d’intervention, est important.Telle est la modalité de l’insertion désirée : percevoir les dynamiques existantes et vouloir être en leur milieu, dans un tourbillon quelconque – non pas selon le mode « cacophonique » de simples contacts manqués, simples chocs, mais plutôt selon le mode polyrythmique. Où il y a l’ambition de produire des marques, il y a un modèle rythmique, des pulsations, des résonances ; où il y a du rythme, quelque chose devient publique : il y a de la politique, de la politique de tambours. Constituer d’autres paysages, d’autres scènes, imaginaires, non seulement pour trouver des endroits mais surtout pour se localiser – à partir de l’eau : comment se donnerait le rapport entre l’inversion terre/eau et l’inversion Nord/Sud ?
Une chose est certaine et m’intéresse de façon constitutive : les coupures et déchirures, atteintes à partir de l’incorporation de l’opération de découverte et de production de lignes organiques, selon ce qu’a proposé Lygia Clark (1954) – trous productifs dans la clôture des choses, rencontre de surfaces différentes – s’articulent sur le diagramme comme pulsation. Reproduction, répétition, marques sur les corps, mémoire : ligne organique + politique de tambours.
Ainsi que d’autres cultures dudit monde post-colonial, l’art brésilien a aussi dû se construire à partir d’une condition de modernité au-delà des matrices européennes – un espace conquis activement, depuis l’élaboration de diverses manoeuvres, en un mélange de matrices, jusqu’à des « dévorements » extrêmes et des combinaisons de différences. De la même façon qu’elle s’articule sur la carte, la répétition sur, sur, sur, sur… est un prétexte pour bâtir un autre contexte, au-delà des frontières politiques, où le territoire devant être configuré n’est pas disposé à tout abriter – ou tous. Il ne s’agit pas d’exclusion, mais de constitution d’appartenance à quelque chose de plus grand et de plus intéressant. Lorsque l’on introduit l’expression « conceptualisme du sud » – même si l’on veut la rendre plus précise – ce qui est en jeu est la quête et la compréhension des outils de la construction de cette autre appartenance, partielle, locale, mais en réseau dans plusieurs pays et groupes ; localisation, forme d’action, geste d’intervention. Ce qu’il y a, ce sont des inscriptions dans un champ – et pourquoi ne pas construire à la fois le contexte et sa possibilité d’inscription ; imaginer la carte de ce paysage et la rendre effective pour pouvoir le parcourir, le transformer, le déformer et même – comme l’a fait Torres Garcìa – l’inverser quand le moment sera venu ?
L’un des aspects les plus « dépotentialisants » des relations Nord x Sud, tel qu’il est apparu dernièrement, est peut-être la difficulté d’émission de voix par l’intermédiaire des réseaux hégémoniques : participer à des conversations, se faire entendre, prendre part à d’amples émissions. Il ne s’agit pas tout simplement d’être présent dans les espaces institutionnels à émission forte ; il ne suffit pas de vouloir être là, de conquérir le droit de performer dans le centre hégémonique : cette tâche consisterait à former d’autres parcours qui peuvent – ou pas – s’imposer nécessairement comme résultat d’une action collective au-delà des frontières politiques. Retracer des cartes serait aussi enregistrer des voix dans une autre géographie : donner de l’emphase à l’importance des véhicules que nous sommes en train de produire ; renouveler des stratégies de contamination, construire cette autonomie de déplacement. La particule qui envahit le diagramme, en haut à gauche, est un type de signe verbivisuel tel qu’un virus extra-artistique[5]. Un dispositif pour actions, modelé en contact direct. Il faut établir des réseaux d’action au-delà des frontières locales ; en contaminer d’autres, se laisser contaminer.
Un monde partagé par des conventions géographiques ne peut être compris qu’à partir des aspects symboliques de ce partage : un petit déplacement de point de vue suffit à démonter toute cette géographie, à déterminer des visées ayant d’autres positionnements. Telle division conventionnelle ne répond pas à la diversité et à la complexité du monde. Lorsque l’on veut communiquer quelque chose, on va chercher un réseau affectif d’affinités – à, nous avons un centre (transitoire, inconstant, volatil, qu’importe) : tracer de telles lignes, les démarquer sur la carte, est déjà une action d’intervention considérablement contondante, car on se trouve à contre-courant de l’habitude, faisant que d’autres chemins et territoires possibles fassent surface. C’est donc cela que le diagramme-carte-marque Sur, south, sul cherche à indiquer : des politiques de subjectivation (moi x toi) jusqu’aux luttes territoriales, on ne cesse d’ouvrir des brèches, dans le corps individuel et le collectif : ce qui existe, ce sont des contacts, des relations, des conflits, des combats. C’est une carte sans géographie, une anti-carte en tant que circuit, conglomérat organique agrégé à l’organisme et lieu de mouvance collective, de transit de beaucoup de monde. Il n’y a pas d’échelle définie a priori : le dessin peut être en train de circuler dans notre corps (particule, marque de l’expérience) et de configurer les chemins pour des rencontres hic et nunc, parmi d’autres (territoires de transit entre toi et moi, nous et eux) – à la fois très petit et très grand (inaccessible à un seul coup d’oeil).
Si, comme résumé de ce que propose cet évènement, nous avons le « Conceptualisme du Sud » en tant que « contre-offensive culturelle » − une « histoire de la militance et de la marge » à partir de la « spécificité locale avec l’ambition de signification globale »[6] –, c’est parce que nous croyons que cela peut se trouver simultanément en dehors et en dedans de nos corps.
Traduit du portugais du Brésil par Dominique Grandy
Révision technique par Cecília Cotrim