Egnatia est une route qui relie Rome et Constantinople, les capitales ouest et est de l’empire romain. Elle traverse les Pouilles, l’Albanie, la Thrace, la Macédoine, et la Turquie occidentale. Au XXème siècle, traités et guerres, redécoupages territoriaux et échanges de population chassent des millions d’Albanais, Arméniens, Bulgares, Grecs, Juifs, Slaves, Turcs, Kurdes de leurs pays et les jettent sur cette route, les obligeant à chercher refuge vers l’est ou vers l’ouest. Les Stalkers, collectif d’artistes connus pour leur empathie avec le déplacement des corps, des frontières, des savoirs, des lieux, des techniques, qu’ils ont pratiqué avec des groupes d’habitants sédentaires ou migrants, un peu partout dans le monde, ont choisi en 2004 de se mettre en mouvement sur la route Egnatia afin de recueillir « les mémoires déplacées ».

Artistes et architectes de l’osservatorio nomade sont partis à la recherche des populations migrantes qui se sont établies le long de la via Egnatia ou qui, après diverses pérégrinations contraintes et accidentelles, ont échoué dans les capitales européennes. Ils ont recueilli les récits des errances, des vies de transit de plusieurs générations. Ils ont filmé les usages et les rituels transmis en dépit des ruptures géographiques et culturelles mais ils ont aussi cherché à saisir les valeurs devenues créatives de l’hybridation forcée. La constitution d’archives audio, vidéo, photographiques, textuelles de ces migrations a été doublée d’enregistrements filmiques et géographiques des parcours des artistes lancés eux-mêmes sur la route romaine. La superposition du présent au passé, le redoublement des voyages à rebours de temps, devaient les prémunir du risque de chosification de la mémoire, et de fétichisation des lieux. Les artistes qui ont refait le voyage des communautés déplacées, ont transformé les chemins parcourus entre les terres d’asile, en zones de passage et d’interconnexion entre les couches de mémoires et le présent. Et c’est encore à vivifier le présent des souvenirs comme à en fluidifier la transmission qu’avaient pour but les rendez vous quotidiens dans les cafés Egnatia où étaient restitués au public les musiques, les images, les récits glanés sur la route de l’exil. Des émissions palimpsestes tv et radio étaient également diffusées chaque jour pendant plusieurs mois sur un canal satellitaire. Les cultures partiellement effacées, mais recomposées au cours des voyages et des installations précaires ou définitives, les formes de résistance développées contre l’assimilation sont selon les Stalker le creuset d’une créativité artistique, culturelle et sociale, européenne négligée et à laquelle les Stalker voulaient redonner sa complexité et sa puissance existentielle.

Les archives ne devaient pas seulement reconstituer un passé et des destins fracassés, elles devaient provoquer des échanges, générer un réseau européen de connexions entre des populations migrantes, qui se connaissaient ou pas, et les autres dont les Stalkers étaient des spécimens. Dans les grandes villes Berlin, Athènes, Paris, Salente, etc. où les artistes avaient des relais, lieux alternatifs où différentes communautés se croisaient, des journaux, des cartographies, des concerts, des photos rendaient compte des flux migratoires musicaux, architecturaux, linguistiques, culinaires qui s’étaient accrochés à tel ou tel quartier, telle ou telle périphérie.

Et le monument transnational des mémoires dispersées est devenu un site web où des diagrammes renvoient aux sites parcourus, où des constellations de points interactifs ouvrent sur des séries de documents fabriqués dans le lieu dont les noms ont été réactivés par les passages des artistes. La carte virtuelle est un nouveau territoire qui pendant un an a pu s’enrichir de fragments de vies passée et présente. Ce site est différent du territoire en ce qu’il n’a pas de bord ; par son potentiel de connexions il est illimité. Ainsi le site transforme t-il la dissémination des communautés migrantes en un réseau de situations interconnectées dont le nombre, la localisation, le contenu, les échanges sont exponentiels. Le site est exemplaire d’une relève des liens géographiques défaits par des liens satellitaires fragiles incertains mais capables de relancer l’imagination et la création de nouveaux liens. Le projet Egnatia croise des lieux sur les routes de l’émigration et les points sur les routes de l’information. Il relie les migrants dispersés en Europe aux autres, déplacés ou non ; il est un outil de production collective grâce auquel les récits s’enrichissent des versions multiples, les lieux interfèrent les uns avec les autres, les actions, ici, peuvent être captées et participer aux événements là-bas.