Les universités sont moins en état de « crise » qu’en phases multiples de fusions : perfusion, surfusion, confusion, diffusion. En France, ainsi que dans de nombreux pays européens (voire plus récemment en Californie), elles n’apparaissent exsangues, sous perfusion, que parce que des politiques de démagogie fiscale, de bradage des biens publics et de bridages des nouveaux espaces de liberté refusent d’y investir les sommes qui sont nécessaires à leur bon fonctionnement. Ce discours de la perfusion sert à produire des effets de soumissions : « Les caisses sont vides, donc laissez les élites payer leur éducation au prix fort, et contentez-vous d’une formation de masse (les ‘fondamentaux’) ! » ; « Vous n’aurez pas de débouchés dignes d’une éducation véritablement supérieure, donc acceptez des bas salaires, des horaires allongés et des tâches serviles ! » ; « On ne peut plus financer votre laboratoire, donc vendez vos recherches aux plus offrants, qui sauront en faire l’objet d’appropriations exclusives ! » [[Nous remercions Antonella Corsani et Carlo Vercellone qui nous ont aidés à monter ce dossier..
Pour contrecarrer les effets néfastes de ce discours de la perfusion, l’investigation théorique du capitalisme cognitif peut lui opposer un discours (et des pratiques) de surfusion. Les universités n’apparaissent comme misérables que parce que la majorité d’une classe d’âge y a soudainement accès : la crise n’est que l’envers d’un essor historique absolument inouï et infiniment prometteur. Et c’est peut-être parce que cette promesse menace les dominations établies que les universités sont attaquées et activement appauvries par les dominants actuels (cf. l’article de Newfield). Les universités sont au capitalisme cognitif ce que les usines étaient au capitalisme industriel : des lieux cruciaux de production et de condensation de richesses, où bat et s’approvisionne le cœur même de la machine capitaliste, des lieux où les voies insondables de la marchandisation ne conduisent pas forcément aux pires cercles de l’enfer (cf. Edu-Factory ainsi que Cottet et al.).
Pris en étau entre les complaintes de la perfusion et les promesses (lointaines ?) de la surfusion, le petit monde des étudiants, des enseignants et des chercheurs paraît surtout caractérisé par la confusion. Les mouvements de résistances ont souvent été réactifs dans leurs dynamiques et confus dans leurs revendications : c’est un triplement des budgets de l’éducation supérieur qu’il faut exiger, de nouvelles conditions de construction et de transmission des compétences et des savoirs qu’il faut inventer – plutôt que de demander simplement le retrait de tel ou tel alinéa d’une loi plus consternante par sa bêtise que scélérate par son projet (cf. le manifeste des Signataires Anonymes). Si le mouvement du printemps 2009 a réussi à regrouper une base de résistance très large, depuis de respectables professeurs sorbonnards aux traditionnels agitateurs lycéens, il a manqué de paramètres globaux (macro-économiques, épistémologiques, internationaux) pour comprendre les transformations universitaires en cours.
Ce sont justement ces paramètres plus généraux que ce dossier de Multitudes essaie de mettre en place. Une première partie fait un point provisoire sur les éclairages (ambivalents) que le cadre conceptuel du capitalisme cognitif apporte à la compréhension des systèmes universitaires. En quoi les réformes universitaires en France témoignent-elles de l’émergence d’un cognitariat dont le malaise est porteur des dynamiques sociopolitiques qui domineront les décennies à venir (Cottet et al. – voir aussi « Universités : une réforme à inventer », dans le n° 32 de Multitudes) ? Par quelles stratégies les leaders politiques et l’inventivité gestionnaire du capitalisme sont-ils parvenus pour l’instant à neutraliser les potentiels dont est virtuellement porteur ce cognitariat (Newfield) ?
Une deuxième série de textes propose des contre-attaques à la fois théoriques et pratiques. Au-delà de la déploration, prenons acte et tirons parti du fait que les universités sont les usines à connaissances du capitalisme de demain (manifeste Edu-Factory). Exigeons un statut salarial pour les « précaires cognitifs » qui sont des travailleurs essentiels, depuis les années de Master, le doctorat et les post-doc jusqu’au premier emploi stable ; poussons jusqu’au bout la logique de « projets » promue par les réformateurs pour dissoudre les signatures d’auteurs individuels dans des « auteurs-collectifs », dont le nom soit appropriables par tout groupe de chercheurs (Bourfouka). Repensons les discours du savoir à partir de leur frontière extérieure, la traduction : derrière les facilités de l’anglais global, koinè des universitaires mondialisés, mesurons ce qui se gagne et ce qui se perd dans les passages en traduction, mesurons quelle perspective commune des connaissances humaines s’enrichit de leurs spécificités linguistiques locales (Solomon et le n° 29 de Multitudes).
Un troisième versant de ce dossier propose de multiples décentrements de perspective, afin de dépasser le champ hexagonal des luttes « contre les lois Pécresse ». Entre la corruption post-soviétique, l’air frais d’une internationalisation synonyme de néolibéralisme anglophone, les fumisteries des nouvelles sciences du business, les reconfigurations disciplinaires post-marxistes et les ambivalences des tentatives de résistances « par le bas », c’est l’altérité d’un miroir étrangement familier que nous offre la situation russe, analysée ici de deux points de vue complémentaires (Maiatsky, Magun). L’image d’Epinal du « modèle universitaire américaine » est par ailleurs battue en brèche par une présentation synthétique des stratifications qui structurent le système états-unien, ainsi que par le récit des résistances rencontrées par les réductions de salaires imposées à l’Université de Californie durant l’été 2009 (Newfield). Loin de ne nous envoyer que les inquiétants classements de Shanghai, la Chine peut aussi nous inspirer une réflexion de fond sur le besoin d’une langue commune (putonghua) (Solomon). Enfin, un article analyse le mouvement qui s’est élevé contre les réformes de l’éducation supérieure en Italie, sous le titre d’Onda anomale, pour ouvrir d’autres perspectives de mobilisations politiques (Giordano).
L’axe de réflexion qui traverse tous les articles de cette majeure fait surtout apparaître les mouvements de résistance à la privatisation de l’enseignement et de la recherche comme lieux de fermentation des nouveaux savoirs et des nouvelles pratiques du commun émergentes dans nos nouvelles formes de vie sociale. Les Universités Nomades mises en place depuis plusieurs années, les « universités populaires » émergées à l’occasion des grèves de ce printemps, les campus alternatifs, les tracts et les journaux militants, ainsi que toutes les autres formes d’auto-organisation activiste fraient la voie dont doivent s’inspirer les universités de demain pour être à la hauteur des défis et des possibles de notre époque. Loin des lamentations de la perfusion, ce dossier propose donc d’inscrire l’avenir des universités dans une réalité caractérisée par la diffusion : l’enseignement, le savoir et la recherche sont appelés à concerner, de façon diffuse, l’ensemble des citoyens. C’est la séparation (institutionnelle et conceptuelle) entre « chercheur » et « non-chercheur », « étudiant » et « non-étudiant », « enseignant » et « non-enseignant » – c’est à dire entre un « dedans » et un « dehors » de l’université – qu’il faut remettre fondamentalement en cause. Nous sommes appelés à être tous de perpétuels étudiants-enseignants-chercheurs. S’il faut savoir préserver les universités comme des lieux privilégiés où sont amorties les pressions de l’utilité et de la profitabilité immédiates, il faut aussi savoir les imaginer comme des lieux de multiversitudes, favorisant la multiplicité de savoirs qui se renouvellent sans cesse et dont le potentiel de diffusion est historiquement inouï. Il nous reste à inventer les nouvelles modalités – forcément diffuses et multiversitaires – d’auto-organisation des savoirs.
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