La biopolitique comme pratique
Dans le livre Avian Reservoirs: virus hunters & birdwatchers in Chinese sentinel posts 1 l’anthropologue Frédéric Keck présente des pistes prometteuses pour un déplacement du concept de biopolitique, dans le cadre de l’anthropologie des épidémies2. Au-delà d’autres influences, la recherche de Keck se situe dans une ligne singulière de la critique de Foucault, ouverte depuis 1980 par l’anthropologue américain Paul Rabinow et de jeunes professeurs tels qu’Andrew Lakoff et Stephen Collier3. Chez ces auteurs, le concept de biopolitique se déploie à partir d’études empiriques liées aux notions de biosécurité et de biosocialité, s’insérant directement dans les pratiques des sujets engagés dans la gestion du « matériel du vivant » : entrepreneurs, scientifiques, pouvoirs publics, créateurs de nouvelles technologies, associations civiles, médias, etc.
Aujourd’hui, les mécanismes de contrôle des épidémies pointent vers la valorisation des pratiques de chasse, d’anticipation et de sentinelle, au détriment des technologies dites « pastorales ». Cela nous oblige à quatre déplacements de taille intéressants: tout d’abord, nous avons affaire à une modalité du pouvoir qui se distingue des autres formes que sont la souveraineté, la discipline et la biopolitique pastorale ; deuxièmement, cela fait écho à des analyses historiques du processus de colonisation en Amérique du Sud qui peuvent être revues dans cette perspective; troisièmement, la valorisation des figures de la chasse et de la capture ne se limite pas aux formes de pouvoir, mais aussi à la production de différence, à l’instar de la tradition anthropophagique brésilienne et du perspectivisme amérindien; enfin, pour reprendre le débat contemporain sur les épidémies, il s’agit de se demander si les conflits actuels en Amazonie peuvent être lus à partir de la relation entre les mobilisations basées sur la chasse / traçage / sentinelle et la résistance démocratique.
Pouvoir pastoral et pouvoir cynégétique
Dans sa synthèse sur les caractéristiques du pouvoir pastoral, Foucault affirme que cette forme de pouvoir est orientée vers le salut individuel et collectif (par opposition au pouvoir politique) ; oblative (par opposition au principe de souveraineté) ; individualisante (par opposition au pouvoir juridique) ; coextensive à la vie (constituant sa propre extension) ; et enfin, liée à la production d’une vérité intérieure au sujet4. En 1973, lors d’un bref commentaire sur la domination coloniale en Amérique du Sud, Foucault mentionne les missions des Jésuites au Paraguay comme exemple d’application des mécanismes disciplinaires aux peuples conquis, mécanismes qu’il relira plus tard comme étant des dispositifs pastoraux. Selon le philosophe, au XVIIe siècle, lesdites « républiques guaraníes » formaient des microcosmes disciplinaires qui s’opposaient à l’axe souveraineté-esclavage, dans une modalité de pouvoir de surveillance permanente, dans un système pénal flexible, dans l’individualisation du logement indigène et dans l’emploi total et productif du temps5.
Cependant, dans le conflit entre le pastorat jésuite et les couronnes espagnole et portugaise, il est possible de percevoir une troisième forme de pouvoir que Foucault n’aurait pas analysée. Pour Grégoire Chamayou6, le pouvoir pastoral n’est pas initialement opposé au pouvoir souverain, mais à l’autre forme de pouvoir, parfois négligée dans les généalogies politiques, le pouvoir cynégétique. Sa fonction n’est pas liée au gouvernement d’un troupeau, mais à la constitution d’un collectif par la chasse et la capture violente. Dans les récits talmudiques, alors qu’Abraham apparaît comme le roi berger, c’est en Nimrod que le pouvoir de commandement et la pratique de la chasse se rejoignent. Pour devenir roi, Nimrod désobéit à Dieu et décide de réunir les hommes par la force, devenant le Chasseur Suprême.
La distinction entre pouvoir pastoral et pouvoir de chasse, élargissant le cadre de l’analyse foucaldienne, est renforcée par des études historiques qui perçoivent la spécificité du colon-chasseur dans la colonisation ibérique. Une anecdote, racontée par l’historien John Monteiro, dans son livre Negros da terra7, peut illustrer cette spécificité. En 1651, un membre notable de la Compagnie de Jésus, Padre Antônio Vieira, évoquant l’expédition du bandeirante 8 Antônio Raposo Tavares, qui traversa tout le sertão brésilien (intérieur du pays) de São Paulo au delta du fleuve Amazone, fut plus étonné par les raisons « prosaïques » du voyage que par sa durée incroyable. À la surprise de Vieira, le but de ces expéditionnaires n’était pas l’accumulation traditionnelle d’or ou de territoire, mais de déraciner « par la force ou par la volonté [les Indiens] de leurs terres, de les amener à São Paulo et de les utiliser là-bas comme d’habitude9 ».
Aujourd’hui, nous savons que le motif prosaïque repéré par Vieira était, en fait, l’un des principaux moteurs de la colonisation du sertão brésilien et paraguayen, ce qui a mené à une série de conflits violents entre jésuites et colons. Dans la région de Guairá, par exemple, on estime que 13 des 15 missions jésuites ont été complètement détruites, provoquant la saisie d’environ 60 000 Indiens guarani. Parmi les méthodes utilisées dans les expéditions bandeirantes, il y avait la culture de la chasse et du traçage utilisée par les Indiens eux-mêmes, dont beaucoup ont été intégrés à l’entreprise. Dans le choc entre le pouvoir pastoral et le pouvoir de chasse, il y a donc un élément fondamental pour comprendre la colonisation ibérique et la perception que le Brésil est, dès le départ, constitué par de violents processus biopolitiques10.
Pouvoir cynégétique et épidémies
Que se passerait-il si cette forme de pouvoir, déjà présente dans la généalogie de la colonisation, devenait une tendance de la biopolitique contemporaine ? Assistons-nous à une nouvelle relation entre le pouvoir pastoral et le pouvoir de chasse ?
Depuis les années 1990, rappelle Frédéric Keck, l’image du virologue en tant que « chasseur de virus » a pris de l’importance dans le domaine épidémiologique, notamment depuis la propagation du virus Ebola et du VIH. Selon ce raisonnement, nous ne sommes plus seulement dans le monde de Pasteur, Koch ou Oswaldo Cruz, qui ont mené la « guerre biologique » en créant de nouveaux systèmes de défense (immunisation) et d’attaque (stérilisation) dans le milieu urbain et rural. La nouvelle figure qui émerge – pensez au virologue américain Nathan Wolfe – apparaît « habillée » pour un autre type de guerre : il quitte le laboratoire pour s’immerger dans les forêts tropicales d’Afrique, d’Asie du Sud-Est ou d’Amérique du Sud, collectant des échantillons de sang d’animaux, visitant de petits marchés de viande et traçant les voies possibles de transmissibilité.
Wolfe est souvent décrit comme une sorte d’« Indiana Jones », se laissant photographier au milieu de la forêt en interaction avec les chasseurs des communautés traditionnelles. Cependant, la similitude n’est pas aussi évidente : après son immersion dans la forêt, il retourne dans la Silicon Valley et dirige une équipe d’informaticiens, d’analystes de systèmes et de biologistes spécialisés11. Ainsi, à la différence de la figure classique du gestionnaire de santé, responsable des mesures de prévention basées sur l’analyse des courbes de cas dans une population (modèle historique que Foucault analyse dans la lutte contre la variole), le chasseur de virus se propulse dans les liens intimes entre les espèces, cherchant à comprendre la transmissibilité du point de vue du virus ainsi que les types de relations entre les différentes espèces.
Le passage de la pastorale à la chasse, opéré dans la biopolitique contemporaine, suppose en outre de nouvelles techniques et formes sociales. Dans ses recherches sur la biosécurité, Andrew Lakoff a déjà appelé « instruments sentinelles » les techniques de prévention développées pour faire face à un éventuel désastre de sécurité12. Frédéric Keck utilise la même terminologie pour désigner les formes de signalisation et de communication présentes à différents niveaux ontologiques: le rôle des cellules sentinelles dans le corps humain; les animaux non immunisés dans les grands réservoirs de la chaîne alimentaire; les pays ou villes choisis comme « entrepôt sentinelle », notamment Hong Kong; les mouvements sociaux, écologiques, politiques et culturels ; les instruments créés par les « chasseurs de virus » en articulation avec les instances locales et mondiales de gouvernance de la santé publique.
Le fonctionnement des instruments sentinelles insérés dans les différents seuils entre humains et non-humains suppose, enfin, un changement dans la cosmovision même du monde dit occidental. La nature n’est plus une res extensa qui articule les espèces et un environnement spécifique, mais une source inconnue et inépuisable d’interférences inter-espèces, d’échanges biologiques, d’interactions inattendues et de mutations virales qui fermentent constamment de nouvelles menaces possibles. Ces interactions produisent des signaux ou des informations qui devraient alimenter une base de contrôle organisée selon les principes de la gestion des flux de big data ou dans des projets liés à la soit-disant big science.
Les manières de penser le social changent également, suivant le même mouvement. La société n’est plus uniquement perçue comme un environnement naturel soumis à une intervention technico-légale, selon un modèle statistique et un calcul des probabilités (prévention), ou comme une culture spécifique dans laquelle les individus partageraient des normes morales et sociales, pouvant participer aux politiques de vaccination et de soins (précaution). Le socius est considéré comme un espace d’échanges sémiotiques qui se produisent dans des différents niveaux et échelles ontologiques, à partir desquels il est possible de surveiller et de capturer de nouveaux signes d’un événement pertinent (l’anticipation).
Chasse et différence : l’anthropophagie brésilienne
Tout cela pourrait nous faire croire qu’une société de surveillance et de contrôle absolu est le résultat inévitable de la nouvelle biopolitique. Cependant, les appareils de chasse et de sentinelle peuvent également être vus à contre-emploi. Au Brésil, tout au long du XXe siècle, plusieurs efforts ont été faits pour valoriser l’idée de chasse et de prédation comme éléments de résistance contre le passé colonial et contre les tentations néocoloniales toujours réactualisées. Ces efforts peuvent être synthétisés à partir de deux exemples : l’anthropophagie moderniste et le perspectisme amérindien.
La publication des Manifestes de la poésie Pau-Brasil (1924/1990) et Anthropophagique (1928/1990), de l’écrivain moderniste Oswald de Andrade, a inauguré une ligne de pensée qui verra dans le « dévorement universel » une pratique de production de différence, qui s’oppose à la fois à la reproduction non critique de la culture européenne, ainsi qu’à la métaphysique nationaliste ou fasciste, en ascension à l’époque. Selon le philosophe Benedito Nunes, dans la littérature d’Oswald de Andrade, la pratique de la chasse et de la « dévoration anthropophagique » – inspirée de la cérémonie guerrière Tupi – est mobilisée comme un symbole sanglant face à des ennemis toujours réincarnés, qui sont : l’appareil politico-religieux forgé par la colonisation, la société patriarcale avec ses modèles de conduite morale, et l’extermination des indigènes comme condition de la civilisation toujours promise13.
Contrairement à cet héritage, lié à la conquête du Brésil à partir de 1500, Oswald établit comme acte inaugural de notre histoire la « déglutition » de l’évêque Sardinha par les indiens Caetés (1556), moment qui n’est pas celui d’une répulsion négative envers l’ennemi, mais d’une digestion cannibale du colonisateur. Ce processus d’incorporation de l’ennemi s’oppose radicalement à deux tendances dans la genèse de la modernité brésilienne. La première reconnaît la force originelle du noir et de l’indigène, mais seulement pour l’intégrer dans les mythes de la fondation de l’État. La seconde vise à protéger les peuples autochtones de la violence des conflits territoriaux, mais seulement pour les intégrer au progrès technique et industriel.
L’anthropophagie d’Oswald de Andrade dévore les deux tendances en produisant quelque chose d’entièrement nouveau. Le mythe indigène se transforme en énergie psychique et collective propice à la liberté et à l’égalité, comme inscrite dans la genèse même de la Déclaration des droits de l’homme (« sans nous, l’Europe n’aurait même pas sa pauvre déclaration des droits »). L’idéal du progrès industriel se transforme en possibilité d’une société de loisirs basée sur l’appropriation de la technique et par la déglutition du civilisé par le barbare (« c’est en Amérique que se créent le climat du monde ludique et le climat du monde technique ouvert pour l’avenir »). Dans la philosophie d’Oswald, ces digestions seront synthétisées en deux concepts : la Révolution Caraíba et le Barbare technicisé.
Néanmoins, pour les besoins de ce texte, ce qui importe c’est de réaliser que l’anthropophagie, à travers le rituel de capture et de déglutition de la différence, propose une alternative aux deux formes de pouvoir qu’Oswald considérait comme patriarcales et messianiques : le pouvoir souverain, avec sa recherche d’un pacte basé sur une âme fondatrice, et le pouvoir pastoral, avec sa recherche d’une assimilation technique basée sur la catéchèse et l’obéissance. Ce qui en découle, c’est l’abandon d’idéaux transcendants au profit de la possibilité d’une altérité difficile et toujours ouverte à des risques et à des dangers : « la dévoration amène l’imminence du danger et produit la solidarité sociale qui se définit dans l’altérité14 ».
C’est précisément cet art politique ouvert aux risques que l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro identifie dans le perspectivisme amérindien, caractérisé par la valorisation symbolique de la chasse et l’importance du chamanisme. En plus d’un besoin purement biologique, la chasse, dans les sociétés amazoniennes analysées par l’auteur, est liée à une dimension cosmologique conférée à la prédation animale, à la subjectivation spirituelle des animaux et à la conception que l’univers est peuplé de perspectives extra-humaines15. Pour Viveiros de Castro, l’idéologie des chasseurs est avant tout une idéologie de chamans. C’est-à-dire, la capacité de certains individus à franchir les barrières ontologiques et corporelles pour adopter les perspectives des subjectivités non humaines, en jouant un rôle actif dans l’interlocution et le dialogue trans-spécifique.
Comme chez Oswald de Andrade, l’art politique qui découle de cette rencontre – cet échange dangereux entre différents points de vue – exige l’exercice d’une diplomatie qui voit dans chaque événement une action, une expression d’états ou des prédicats intentionnels d’un agent16. L’idéologie du chasseur permet donc que les différents points de vue ne soient pas appropriés par un point de vue Supérieur, laissant ouverte la possibilité d’une diplomatie sans souverains et sans pouvoirs univoques.
Amazonie Sentinelle
Une des questions que l’on peut se poser à partir de cette réflexion est de savoir si la tradition anthropophagique accompagne le tournant cynégétique au sein de la biopolitique contemporaine. Frédéric Keck va jusqu’à comparer les chasseurs de virus actuels aux chamans indigènes qui doivent se rapporter aux points de vues et aux actions extra-humaines des êtres invisibles. Extrapolant l’argument, la Silicon Valley deviendrait un immense tambour chamanique destiné à faciliter la communication avec d’autres êtres et mondes, traçant et anticipant des événements possibles non perceptibles par la plupart des humains. Cela signifie-t-il pour autant que les projets transcendants sont automatiquement abandonnés au profit d’un art politique ouvert à des perspectives différentes ?
La réponse, bien sûr, est négative. Cependant, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de sujets engagés et d’alliances hétérodoxes capables d’effectuer certains « dévorements » des dispositifs d’anticipation et de surveillance contemporains. Keck, dans ses commentaires sur l’alliance entre virologues, ornithologues, mouvements écologiques et manifestations de rue à Hong Kong, utilise l’expression « sentinelles démocratiques » pour désigner ces engagements. Au vu des débats provoqués par la pandémie de la Covid 19, le terme peut aussi être utilisé au Brésil, surtout si l’on pense aux conflits et mobilisations qui se produisent en Amazonie.
En effet, depuis quelques années, la cosmovision liée à la forêt amazonienne migre d’une représentation basée sur l’opposition classique « paradis édénique/enfer vert » à celle d’un réservoir émetteur de signaux et source d’échanges biologiques imprévisibles. Quelques exemples peuvent être cités. En 2015, le Instituto Nacional de Pesquisas da Amazônia [Institut National de Recherche de l’Amazonie], en partenariat avec le Max Planck Institute, ouvre un observatoire environnemental à l’intérieur de la forêt grâce à la construction d’une immense tour de 325 mètres (ATTO – Amazon Tall Tower Observatory). L’objectif est de mesurer les impacts du changement climatique mondial sur la forêt, en surveillant une série de variables environnementales. En 2018, sur un autre front, des biologistes américains ont publié une enquête sans précédent sur les oiseaux qui agissent comme des sentinelles en Amazonie, envoyant des signaux à d’autres espèces et encourageant les alliances interspécistes qui étaient auparavant inconnues17. Dans la même ligne, le circuit brésilien des ornithologues amateurs croît de façon exponentielle, s’associant aux activités de préservation de l’environnement et collaborant avec les experts.
En avril 2020, un groupe de scientifiques brésiliens ou basés au Brésil (parmi lesquels, un prix Nobel, Philip Fearnside) a publié un article sur les effets de la déforestation et de la perte de biodiversité en Amazonie, les reliant à la croissance des maladies infectieuses émergentes, telles que le Zika, la dengue, le chikungunya et la fièvre jaune, et se demandant si le prochain coronavirus proviendrait de cette forêt tropicale18. Le groupe soutient que les investissements dans l’assainissement de base, la santé publique et l’éducation (prévention) doivent être combinés avec la diffusion de dispositifs sentinelles chez les humains, les non-humains et dans l’environnement (anticipation). Dans cette optique, la protection de la biodiversité est désormais considérée non seulement comme un moyen de préservation de l’environnement, mais aussi, comme un moyen de rendre les échanges biologiques entre espèces plus complexes et sécurisés. En outre, la participation de la société civile n’est pas seulement considérée comme un droit collectif et démocratique, mais aussi comme un moyen de diffuser les sentinelles environnementales dans la forêt et dans les zones urbaines.
La même inflexion peut être observée en ce qui concerne les terres indigènes, qui sont de plus en plus considérées comme des alliées pour la préservation de la forêt et de la biodiversité. Une étude récemment publiée, réunissant des scientifiques et des organisations de différents pays, souligne le rôle des terres indigènes en tant que buffers (tampons) contre les émissions de carbone à grande échelle, empêchant la déforestation et la perte de biodiversité19. Cette fonction tampon était de longue date pratiquée par les peuples indigènes eux-mêmes. Ils s’expriment désormais lors des forums internationaux sur le changement climatique, en particulier après l’Accord de Paris de 2015, et cherchent à relier leur rôle de surveillance environnementale à la défense des droits collectifs et territoriaux. Dans un sens encore plus radical, lors de la dernière Assemblée des peuples indigènes de Roraima (état amazonien du nord du Brésil) en 2019, les peuples Ingariko, Macuxi, Wapichana, Wai Wai, Yanomami, Patamona, Sapará, Taurepang ont approuvé la formation de « groupes de surveillance, de protection et de suivi » destinés à garantir la protection territoriale et environnementale.
Dans ce contexte, l’urgence sanitaire provoquée par la Covid 19 complique encore plus une vie quotidienne déjà marquée par l’augmentation de l’exploitation aurifère, l’exploitation forestière illégale, le brûlage et la spéculation foncière. Pour reprendre les mots de Davi Kopenawa20 en 2015, les « épidémies de fumée xawara » arrivent, encore une fois, associées aux « blancs mangeurs de terre », dans une vague de dévoration qui atteint la forêt, les peuples indigènes et les blancs eux-mêmes. Le 2 juillet 2020, la Covid 19 infectait déjà 121 peuples indigènes, avec 10 341 cas confirmés et 408 décès. Plus largement, la région nord du Brésil (région comprenant l’Amazonie) continue de souffrir du taux de létalité le plus élevé du pays par rapport aux autres régions, atteignant 9 631 décès.
Sans aucun doute, ces résultats alarmants sont liés à la précarité historique du système de santé de la région, mais ils sont également le résultat de l’action criminelle du président Bolsonaro quant à la gestion de la pandémie. Dans ce domaine, le concept de « sentinelle » peut nous aider, car le populisme autoritaire se manifeste par la tentative de détruire toutes les instances qui fonctionnent comme des « sentinelles démocratiques », ou des lanceurs d’alertes, y compris les propres activités étatiques de contrôle, de surveillance et de gestion de données.
Mais en réaction, nous voyons émerger des alliances de plus en plus larges à travers le pays. Les tentatives pour saboter le contrôle de la pandémie se sont accompagnées de protestations appelées « panelaços », au cours desquelles des milliers de personnes se rendent aux fenêtres, frappant sur des casseroles, produisant sons et bruits qui servent d’avertissements contre les attaques à la démocratie. De plus, depuis la pandémie, les sociétés scientifiques brésiliennes se sont réunies de façon inédite pour dénoncer le démantèlement des agences environnementales, sanitaires, scientifiques et culturelles. Au moment où ce texte est écrit, les peuples indigènes s’adressent à la Cour suprême fédérale pour contraindre l’Union (le pouvoir fédéral) à garantir la protection des terres indigènes contre la propagation du virus, mais également contre les envahisseurs humains. Tous ces éléments peuvent indiquer qu’en Amazonie, et dans tout le Brésil, nous vivons une « bataille des sentinelles » pour défendre la vie, la santé et la démocratie.
1 Keck F., Avian Reservoirs: Virus Hunters and Birdwatchers in Chinese Sentinel Posts, Durham, Duke University Press, 2020.
2 Keck F. et al (eds), The anthropology of epidemics, Londres, Routledge, 2019.
3 Collier S., Lakoff A., & Rabinow P., « Biosecurity. Towards an Anthropology of the Contemporary », In Anthropology Today 20, p. 5–7, 2004.
4 Foucault M., « Sujeito e Poder », in Rabinow P. et Dreyfus H., Michel Foucault. Uma trajetória filosófica – para além do estruturalismo e da hermenêutica, Rio de Janeiro, Forense Universitária, 1995.
5 Foucault M., Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France 1973-1974, Paris, Seuil, Gallimard, 2003.
6 Chamayou G., Les chasses à l’homme, La Fabrique, 2010.
7 Monteiro J. M., Negros da terra, Índios e bandeirantes nas origens de São Paulo. São Paulo, Companhia das Letras, 1994.
8 Bandeirantes : aventuriers qui, à partir du XVIIe siècle, pénétrèrent à l’intérieur du Brésil à la recherche de richesses minières ou d’indigènes à réduire en esclavage au moyen d’expéditions dénommées bandeiras (mot qui signifie actuellement « drapeau »).
9 Op. cit., p. 7, traduction de l’auteur.
10 Cocco G. Cava B., New neoliberalism and the Other: biopower, anthropophagy and living Money. New York, London, Lexington books, 2018.
11 Keck F, 2020, op. cit., chapitre II.
12 Lakoff A., « Preparing for the Next Emergency ». In : Public Culture 19, p. 247–271, 2007.
13 Nunes B., « Antropofagia ao alcance de todos ». In: De Andrade O., A utopia antropofágica, Obras completas de Oswald de Andrade, São Paulo, Globo, 1990, p. 16.
14 De Andrade O., A utopia antropofágica. Obras completas de Oswald de Andrade. São Paulo, Globo, 1990, p. 159.
15 Viveiros De Castro E., A Inconstância da Alma Selvagem e Outros Ensaios de Antropologia, São Paulo, Cosac & Naify, 2002, p. 357.
16 Op. cit., p. 356-359.
17 Martinez A. et al. « Fear-based niche shifts in neotropical birds » In: Ecology, 0(0), 2018, p 1–8.
18 Ellwanger J. H. et al. « Beyond diversity loss and climate change, Impacts of Amazon deforestation on infectious diseases and public health » In: Anais da Academia Brasileira de Ciências, 2020, 92(1), p. 1-33.
19 Walker W. et al. « The role of forest conversion, degradation, and disturbance in the carbon dynamics of Amazon indigenous territories and protected areas » In : PNAS, February 11, 2020, vol. 117 (6), p. 3015-3025.
20 Chef chaman et porte-parole international du peule Yanomami.
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