80. Multitudes 80. Automne 2020
Réponses Coranovirus

Il faut défendre les invulnérables.
Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid

Partagez —> /

À nos ami·es qui croient encore que ce sont des raisons scientifiquement fondées et humanistes qui les ont fait cesser de se soucier de la pandémie de covid

Précision : les personnes qui ont contribué à ce texte l’ont fait dans le cadre de l’association Winslow Santé Publique et souhaitent que celle-ci soit reconnue comme son auteur collectif.

Sur le covid, on peut avoir l’impression que la gauche et les écologistes ont suivi le courant sans apporter grand’chose. Certes, certaines franges de ces mouvements se sont fait remarquer en ébauchant des convergences avec l’extrême droite, sur la contestation du “pass sanitaire”, le soutien aux soignant·es non vacciné·es suspendu·es, et, chez certaines figures (par ex. Michèle Rivasi) l’opposition frontale à la vaccination. Néanmoins, pris entre l’union sacrée sanitaire avec le gouvernement macroniste, et des oppositions conspirationnistes trop évidemment mal famées, les partis n’ont dans l’ensemble rien affirmé de très mémorable sur ce sujet et, pressés de passer à autre chose, ont surenchéri dès 2022 sur le narratif gouvernemental de la sortie de la pandémie.

Même s’il est vraisemblable que beaucoup de choses se sont jouées à un niveau infra-discursif, sans justification explicite, les argumentaires variés qui ont pu sous-tendre le ralliement au récit de la fin du covid nous intéressent. Sous quelles formes a-t-on tenté de structurer en argumentaires cohérents, et supposés ancrés dans les valeurs de gauche, les humeurs diffuses et confuses de ce camp politique face à la pandémie ?

Nous nous pencherons sur le cas d’Alice Desbiolles. Médecin de santé publique, déjà connue sur le thème de “l’écoanxiété”, elle a publié en janvier 2023 un opuscule, Réparer la santé, qui tire un bilan critique de la gestion macroniste (jamais nommée comme telle) de la pandémie, et trace des perspectives pour l’avenir de la santé publique. Si ce livre est intéressant, c’est moins en lui-même que parce qu’il représente une version plus élaborée des convictions que les forces politiques progressistes (et leurs soutiens) ont plus ou moins clairement embrassées au sujet d’une pandémie considérée comme révolue. En retraçant son argumentaire, on espère contribuer à désenchevêtrer certaines des confusions dans lesquelles nous sommes collectivement englué·es, y compris au sein de milieux militants où l’on aurait aimé trouvé des allié·es.

En organisant les notes prises lors de notre lecture de Réparer la santé, quatre principaux terrains de désaccord sont ressortis : 1° la dénonciation de la solidarité exorbitante qui, selon A. Desbiolles, aurait été extorquée aux bien-portant·es sous prétexte de pandémie ; 2° les façons de faire intervenir la science dans les politiques de santé ; 3° la définition d’une solidarité “proportionnée” face aux pathogènes, et 4° les appuis philosophiques ou idéologiques des prises de position face au covid. Sur ces quatre terrains, nous déploierons, à chaque fois en trois mouvements, l’argumentaire de Réparer la santé et les critiques que nous lui adressons. Nous nous appuyons sur des citations du livre (entre guillemets, avec un numéro de page, différenciées des citations d’autres sources par des italiques). Nous reformulons également plus explicitement, avec une part d’interprétation, ce que nous lisons entre les lignes d’un texte qui ne peut pas dire tout ce qu’il implique.

La gestion du covid, oppression des valides au nom des fragiles ?

Le livre noir de la surréaction à la pandémie

Le livre d’A. Desbiolles se veut une critique du récit triomphaliste (qu’elle ne contextualise guère mais dans lequel on reconnaît l’autosatisfaction gouvernementale) assimilant la gestion institutionnelle de la pandémie de covid à l’apothéose d’une santé publique priorisée “quoi qu’il en coûte” (selon E. Macron) face au reste de la vie sociale, par une société se révélant plus solidaire qu’on ne pensait. Nous n’adhérons pas plus qu’A. Desbiolles à cette fable complaisante. Comme les auteurs de ce texte, nous sommes très loin de louer le bilan du gouvernement dans ce domaine, et nous sommes convaincu·es des limites d’une lecture “strictement sanitaire” de la pandémie. Mais nous nous méfions aussi du tableau noir que dresse A. Desbiolles d’une surréaction catastrophique face à un virus qu’elle considère somme toute comme assez anodin.

Soucieuse de la “balance bénéfice-risque” (89), elle souligne surtout les coûts humains (faillites, chômage, fermetures d’entreprises, violences conjugales, etc.) “de nombreuses interventions non validées scientifiquement – confinements généralisés, masques pour les enfants, couvre-feux ou pass ‘sanitaires’” (36). Dans un article de recherche en santé publique publié en 2021 dont elle était coautrice, A. Desbiolles s’inquiétait déjà de “L’impact de la COVID-19 sur la santé des enfants, groupe «protégé» de l’infection”. Les confinements, les fermetures d’école et le port du masque n’allaient-ils pas exposer encore davantage les enfants à la sédentarité, aux écrans, aux accidents domestiques, et aux violences intrafamiliales, ralentir leur développement cognitif et social, et provoquer des retards de soins dommageables à leur santé ? De même, dans Réparer la santé, elle affirme que “nous avons fait pour partie peser sur le développement des enfants et des adolescents la charge de la protection supposée des plus âgés. Nous n’avons pas hésité à leur imposer des mesures très contraignantes et disproportionnées, tant au regard de leur risque (très faible) vis-à-vis des formes graves de Covid que de leur capacité à supporter de tels protocoles” (46).

Bénéficiaires de cette maltraitance intergénérationnelle, les plus âgés s’en seraient surtout trouvés plus isolés, sur fond d’une conflictualisation exacerbée : “durant la crise du Covid, nous en sommes venus, sur la base d’un statut vaccinal, à monter des citoyens contre d’autres” (77), en une “discrimination basée sur le statut immunitaire au SARS-CoV-2 […] condamnant des millions de citoyens à une ostracisation et à un exil social dans leur propre pays” (53). Lourdes d’autant d’effets négatifs, “[l]es mesures anti-covid initialement déployées – tels [sic] que le confinement, le port du masque et le pass, identique pour tous et partout – signent une stratégie sanitaire peu proportionnée” (72). La pandémie aurait vu “les tentatives irraisonnées d’éradiquer SARS-CoV-2 quoi qu’il en coûte, l’instrumentalisation de la science et des peurs, les contraintes fortes sur les adultes et les enfants” (87). En bref, on aurait “suspend[u] la vie pour la protéger” (78). En tous cas suspendu celle des plus vivant·es, pour protéger les vies qui le seraient le moins : vieilles, handicapées, malades. L’indignation contre l’excès de contrainte imposé aux valides est bien l’affect moteur du livre.

La prévention, un risque à prévenir

Et pour se protéger de quoi ? D’un virus à la fois bénin pour les valides et impossible à contenir d’après l’autrice. La série des “profils les plus à risque de forme grave de Covid” (20) qu’elle retient, ceux qui auraient donc été susceptibles de bénéficier des tentatives de limiter la circulation du virus, se limite à quelques facteurs par lesquels la plupart des gens ne se sentiront pas concernés : “obésité”, “pathologies cardiovasculaires et respiratoires”, et “âge” avancé (20) – c’est peu dire qu’il en manque ; on va y venir.

Mais A. Desbiolles continue : “Au temps du Covid [heureusement révolu?], l’un des indicateurs roi pour justifier toutes les mesures, mêmes les plus iniques, et entretenir la peur, a été le nombre de décès attribués au nouveau coronavirus” (61). Nous trouvons pour notre part que c’est une donnée cruciale, mais insuffisante pour guider la réponse au virus, parce qu’elle ne prend pas en compte ses impacts tels que l’augmentation des invalidités, handicaps ou dégradations de l’état de santé, voire des morts différées, et donc sous-estime ses effets globaux sur la santé publique. Alice Desbiolles lui fait le reproche inverse : celui d’exagérer le risque. Car “la plupart des décès surviennent chez des personnes fragilisées par une maladie, âgées, voire au crépuscule de leur vie” (61). Ainsi, le virus se serait contenté de pousser légèrement des vieillards et des “comorbides” déjà au bord du tombeau. Le “nombre brut de décès […] n’encourage [donc pas] à des mesures proportionnées et ciblées selon le risque et les vulnérabilités de chacun” (61). Ces vulnérabilités très spécifiques seraient donc non seulement minoritaires mais surtout bien démarquées de la résistance normale de la population, et de peu de poids pour imposer à une vaste majorité d’invulnérables les lourdes contraintes de la prévention.

De plus, A. Desbiolles oppose à la fragilité sanitaire les fragilités sociales qui auraient été exacerbées par les mesures sanitaires : “la fragilité n’est pas le monopole des personnes les plus à risque de développer une forme grave de covid” (47) : précarité, violences intrafamiliales, isolement des personnes âgées, aggravation de la détresse des Sans Domiciles Fixes, sont d’autres fragilités qui “mériteraient a minima autant de considération, d’attention et de moyens que ceux accordés à la lutte contre SARS-CoV-2” (47). Fragiles contre fragiles, comme si chaque moyen de prévention était soustrait aux efforts pour remédier à la détresse humaine, et comme si les vulnérabilités sociales immunisaient contre le risque viral (alors que les deux coïncident souvent).

Enfin, si coûteux que soient les efforts de jugulation de la pandémie, A. Desbiolles les voit comme vains. En effet, “au regard du mode de transmission essentiellement aérien et manuporté [d’un coronavirus], il est difficile d’agir durablement et de manière soutenable sur sa propagation” (45). D’ailleurs, l’éliminer provisoirement d’une population humaine ne ferait que retarder la contamination, du fait de ses réservoirs animaux : “Le SARS-CoV-2 étant présent chez de nombreux animaux, rendant de fait son éradication illusoire” (18), il faudra bien finir par le rencontrer, comme si la permanence d’un réservoir oblitérait tout effort de prévention. On pourrait aussi renoncer au port du préservatif tant qu’il n’y aura pas de perspective crédible d’éradication du VIH. A. Desbiolles impose une alternative binaire entre l’espoir d’éradiquer et l’impératif de subir. D’où une déresponsabilisation générale : s’“il convient de n’endosser de responsabilités que ce sur quoi l’on peut agir” (45), “Nul n’est coupable ou responsable de la transmission du SARS-CoV-2” (45), Corollaire : nul ne peut demander à d’autres d’éviter de lui transmettre ce virus ?

D’ailleurs il est trop tard pour la prévention, ce sont les “émergences” (37) qu’il faut combattre, dans une perspective One Health. C’est selon A. Desbiolles une erreur d’”essayer de contenir et de contrôler les maladies après leur survenue” (37), il faut d’abord juguler l’élevage intensif qui les fait survenir. Il n’est d’après nous pas inintéressant de réinscrire la pandémie de covid dans les désordres infligés aux conditions de la vie terrestre. Mais pourquoi opposer les deux ? Pourquoi faire du paradigme sanitaire de “l’élevage intensif” (40) non seulement une des causes de l’émergence de la pandémie de covid (ce qui est recevable), mais encore dessiner sous ses traits, comme modèle techniciste de biosécurité médicalisée, les tentatives de prévention ? Les modes de gestion sanitaire en élevage jouent ici un rôle (trop) suggestif pour dramatiser l’opposition de deux approches en santé humaine : veut-on se gérer de façon technicisée et médicalisée comme dans le cas des élevages dits intensifs et industriels, ou vivre comme les élevages agro-écologiques, en renforçant notre système immunitaire par le pâturage de plein air et la diminution des doses de vaccins et d’antibiotiques ? Mais cette opposition est-elle transposable à la relation d’une population humaine avec un pathogène déjà-là ? Il est trop tard pour nous rêver broutant librement vers l’“immunité de troupeau”, sans antibiotiques, dans de verts pâturages. Le monde dont on hérite est déjà pandémique ; le covid appelle une prise en charge en tant que “commun négatif” (Monnin, 2023), et baisser la garde de la prévention face à lui ne nous aidera pas à contenir les prochaines émergences virales.

Quoi qu’il en soit, Réparer la santé est clair : les vaines tentatives pour enrayer la circulation du covid étaient très excessives. On aurait “exigé” le “sacrifice” des (médicalement) non-fragiles “sur des bases factuelles fragiles” (80). Dans l’émission de Sud Radio où Alice Desbiolles était invitée en 2022, résumant les messages envoyés en direct par les auditeurs, le journaliste André Bercoff s’est écrié : “tout ça pour ça !” Autrement dit : on a bien fait d’en finir avec la prévention, dans laquelle il aurait mieux valu ne jamais s’engager.

Vous avez dit “bases factuelles fragiles” ?

À Winslow Santé Publique, la pandémie nous a diversement conduit·es à nous intéresser à elle, et à ses conséquences sur les corps. Sur un sujet où les rapports entre les discours et la réalité se sont souvent montrés élastiques, nous avons tiré parti des moyens électroniques pour mutualiser à la fois nos expériences vécues et nos accès aux publications scientifiques. De ce point de vue, force est de constater que, si l’enchaînement proposé par A. Desbiolles de la minimisation au laisser-faire pandémique en passant par le fatalisme (dans le détail : 1° le virus est bénin ; 2° les gens qu’il tue étaient déjà presque morts ; 3° on ne peut rien faire pour l’empêcher de nous contaminer) présente une certaine cohérence logique interne, son rapport avec la réalité (et avec les valeurs dont l’autrice se réclame) est plus douteux.

S’alignant sur une communication gouvernementale tronquée, l’autrice ne prend en compte que les risques liés au “severe acute respiratory syndrome”, en une logique binaire : le virus tuerait les faibles, et serait sans danger pour les gens dits “normaux”. Les publications médicales disponibles en 2022 étaient pourtant déjà amplement suffisantes pour éviter de (se) rassurer à bon compte sur l’innocuité du covid, ou pour restreindre la vulnérabilité à une petite frange de comorbides* lourds (*nous reprenons sans y adhérer ce terme médical emblématique de la façon dont les corps ont été classés face au covid). Les connaissances disponibles en 2024 s’éloignent encore davantage de ce rassurisme, et allongent très au-delà des premières semaines post-infection la durée sur laquelle des effets imputables au virus s’observent.

S’il est vrai que certaines caractéristiques définissent des profils pour lesquels les risques de la phase aiguë de l’infection sont décuplés, celle-ci semble agir de façon chronique à une très large échelle. Une littérature médicale foisonnante sur les “post-acute sequelae” du covid relève que les (ré-)infections augmentent la fréquence d’une série de problèmes de santé : diabète, problèmes cardiovasculaires, y compris chez de jeunes gens en bonne santé, maladies autoimmunes, dommages dans de multiples organes, et dégradations cognitives permanentes. Avec des variations selon les profils et la fraîcheur de la dernière vaccination, chaque (ré)infection par le covid augmente significativement le risque de déclencher, même chez des sujets jeunes et sains et pour une durée indéfinie, un covid long (qui n’existe heureusement pas dans Réparer la santé) aux symptômes variés. La question d’un rôle de SARS-CoV-2 dans le déclenchement et l’aggravation de cancers est aussi posée par certaines recherches.

A. Desbiolles s’indigne que les enfants aient été confinés et masqués alors qu’ils n’auraient pas été concernés par les risques du covid. Pourtant, le covid faisait partie en 2021-2022 des principales causes de mort chez les enfants et adolescents aux Etats-Unis. Bien que dans une proportion moindre que chez les adultes (sous réserve de possibles biais de sous-déclaration), il a été su assez tôt que les enfants étaient sujets au covid long, autrement dit qu’ils sont aussi concernés par les post-acute sequelae, qui semblent notamment peser sur leur développement cognitif. A. Desbiolles loue le choix de la Suède d’un protocole sanitaire minimal, en vue d’accéder au plus vite à une immunité collective acquise par infection. Or les diagnostics de diabète de type 1 chez les enfants y ont explosé depuis le début de la pandémie. Si les enfants ont été otages de quelque chose dans cette affaire, c’est d’un narratif âgiste qui a mis en scène leur jeune robustesse comme victime de l’égoïsme d’une vieillesse fragile, pour justifier la mise en danger de tou·tes au nom du retour à la normale.

Le fatalisme sur le caractère inévitable des contaminations ne tient pas davantage la route. En effet, les mesures de prévention, qu’il s’agisse de la qualité de l’air intérieur ou du port de masques de qualité suffisante, sont très efficaces pour réduire la transmission. Enfin, c’est tout le cadrage temporel d’A. Desbiolles (que l’on pourrait baptiser la théorie du covid court) qui est tronqué. Elle réduit la chronologie de la pandémie aux années où elle a fait l’objet d’une gestion de crise par l’Etat, alors que le suivi des concentrations du virus dans les eaux usées montre la récurrence des vagues, et elle borne la durée des impacts individuels à “l’infection aiguë”, alors que les séquelles durent et que et le virus lui-même a tendance à persister dans les organismes.

Ces connaissances brouillent les frontières nettes que Réparer la santé érige entre les sains et les “comorbides”, et élargissent aux premiers des périls supposément réservés aux seconds. Ce que dit la Dr. Desbiolles sur le covid et la santé publique est, comme l’essentiel du discours public sur ce sujet, un reflet très déformé de ce qui est scientifiquement établi sur la pandémie. Mais peut-être notre insistance sur ce point relève-t-elle d’un “scientisme” délétère ?

Le refus de (faire) savoir

La dénonciation du “scientisme” “covidiste”

Réparer la santé prend sur la politique sanitaire un surplomb épistémologique. La surréaction qui y est dénoncée découlerait d’un mauvais agencement des savoirs. A. Desbiolles lui donne un nom : “L’épistémè ‘covidiste’” (35), conjuguant un concept foucaldien désignant un régime de savoirs, et un terme stigmatisant cher aux internautes complotistes, qui tend à réduire la réalité de la pandémie à la servitude volontaire zélée de ses supposés militants (les “covidistes”).

Sous ses dehors sophistiqués, l’expression recouvre un reproche simple : on aurait refoulé le pluralisme des opinions. A. Desbiolles déplore ainsi “l’imperméabilité entre les champs de connaissance” (26). Celle-ci aurait favorisé de la part des experts médicaux mandatés par le gouvernement un peu collégial refus de la “disputatio”, alors que “les confinements de masse” avaient divisé “la communauté scientifique et médicale” (28). Leur “scientisme” (31), arc-bouté sur les “arrière-mondes statistiques et algorithmiques” (85) et sourd aux objections n’a-t-il pas été le contraire d’une véritable “démarche scientifique[, …] intrinsèquement et ontologiquement liée au doute, au questionnement, à l’incertitude” (31) ? Derrière cette invitation à l’humilité épistémique (“accepter que l’on ne sache ni ne maîtrise tout” (26)), nous entendons le regret que l’assurance de savoir ait précipité l’audace d’agir, là où le doute aurait pu (dû?) entretenir l’abstention. Le “principe de précaution” que suit l’autrice est, à l’inverse de celui inscrit dans la constitution (qui invite à agir par prudence en cas de doute), un principe d’inaction : elle obscurcit d’une main les connaissances établies, et élève de l’autre le seuil de certitude en deçà duquel il n’y aurait pas lieu d’agir.

Surtout, selon elle, la gestion de la crise aurait consacré la prise de pouvoir de l’épidémiologie quantitativiste (celle des “modélisateurs d’épidémie” et “infectiologues” (18)), au détriment de la palette large des savoirs (professionnels et profanes) qu’embrasse la “santé publique” (entre les savoirs médicaux et les avis des “assistantes sociales ou chercheurs en sciences sociales” (18), voire simples citoyens). D’où, déplore-t-elle, “une lecture uniformisée et étroite de la crise du covid” (19) exclusivement comme “pandémie infectieuse” (20). Focalisé sur quelques métriques abstraites (le nombre de morts, par ex.), ce “biomédicalisme” (16) aurait ignoré les connaissances sur les “effets indésirables” (17) des mesures préconisées. Il y a certes matière à discuter quant à la façon de faire intervenir la modélisation dans la gestion de la pandémie, mais où voit-on un excès de présence des sciences biomédicales dans le rapport au covid aujourd’hui en France ? Et en quoi étaient-elles trop présentes dans les mois qui ont précédé la parution de Réparer la santé, lorsque le gouvernement affûtait son narratif de fin de la pandémie à grands renforts d’“immunité hybride” ? Le scientisme a bon dos ; c’est avec la science qu’A. Desbiolles a un problème.

Quelle démocratie sanitaire ?

Comment une politique de gestion pandémique peut-elle concilier, dans l’urgence, des éclairages scientifiques et un respect démocratique des gouvernés ? En prolongement de la critique d’un “scientisme” “covidiste”, un autre grand reproche est que la pandémie aurait vu l’essor d’une “‘expertocratie”‘, que Desbiolles accuse de “conflits d’intérêt […] avec l’industrie pharmaceutique” (65), et qui aurait imposé au citoyen une “véritable délégation de souveraineté intellectuelle” (66). Pour y remédier, A. Desbiolles plaide pour une démocratie épistémique : “l’opinion, le jugement [non expert] a aussi sa légitimité” ; (67) “la science et le savoirs sont pluriels” ; “ils s’élaborent aussi hors les murs” des institutions de recherche professionnelle (18). En 2020, il aurait donc fallu ouvrir le débat aux “associations venant en aide aux personnes précaires, [aux] victimes de violence, et [aux] citoyens en général” (19), et plus généralement aller vers un “juste équilibre entre […] experts académiques et […] savoirs expérientiels” (67).

Pourquoi pas ? Cette proposition à première vue généreuse pose néanmoins une question de fond : qu’est-ce qu’un “savoir expérientiel” d’une pandémie ? En effet, celle-ci ne se donne pas à connaître directement à l’expérience individuelle. Bien sûr, tout·e un·e chacun·e a pu faire l’expérience des politiques sanitaires, et parfois de symptômes (très inégalement durables et graves), lors de contaminations. Mais ce n’est pas pour autant, ou alors en un sens très restrictif, l’expérience de la pandémie, de même que les “savoirs locaux et indigènes”, que le GIEC appelle, à juste titre, à prendre en considération dans les politiques climatiques territoriales, ne sont pas d’emblée un savoir du climat. La pandémie en tant que telle n’est connaissable qu’à travers le réseau d’observation des systèmes de soin, qui s’appuie sur des instruments techniques calibrés, produisant des données qui convergent vers des laboratoires capables de les ordonner en un ensemble intelligible au regard de connaissances médicales qui supposent elles-même des institutions scientifiques pour les produire, les évaluer, les enseigner, etc. Et des vulgarisateurs intègres pour les résumer au public.

Il y a encore plusieurs difficultés : faut-il placer sur le même plan des expériences dont la densité et la consistance ainsi que l’engagement subjectif qu’elles impliquent sont profondément hétérogènes (par ex. entre l’agacement suscité par quelques semaines de confinement, et l’expérience d’une vie quotidienne durablement bouleversée par le handicap, et par la précarisation qu’il implique) ? Y a-t-il un sens à prendre tout le monde (ou du moins tout avis disposé à s’exprimer) également au sérieux, et si non, comment hiérarchiser ? Et faut-il (et si oui comment) départager les “savoirs expérientiels” des croyances par ouïe-dire colportées sur les réseaux sociaux, surfant sur leur puissance d’interpellation affective ? Peut-on composer un forum citoyen sur la politique pandémique dans un contexte où les expressions les plus véhémentes relèvent moins de l’expérience de première main que de cadres d’interprétation transmis, et où certains de ces cadres sont délibérément forgés pour défaire du savoir ?

Le pari optimiste de l’intelligence collective bute sur la qualité inégale des “enquêtes” ordinaires, et sur leur sabotage intéressé. Avoir “fait sa propre enquête” sur le covid peut relever du meilleur ou du pire. Prôner des modes de décision plus participatifs et démocratiques sans prendre soin des conditions d’un débat articulant réellement l’expérience de chacun·e avec les connaissances scientifiques disponibles (ce qu’avait réussi à orchestrer, dans une certaine mesure, la Convention citoyenne sur le Climat, par ex.) est une hypocrisie. Le penseur pragmatiste John Dewey avertissait contre les risques de dissimulation et de déformation des connaissances à partir desquelles le public est appelé à enquêter sur ses “problèmes” : “Il ne peut y avoir un public sans une publicité complète à l’égard de toutes les conséquences qui le concernent. Tout ce qui entrave et restreint la publicité limite et déforme l’opinion publique, et entrave et dénature la pensée sur les questions sociales” (John Dewey, Le public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 2010 (trad. fr), p. 264). L’exaltation abstraite de la participation démocratique favorise l’hétéronomie épistémique à l’œuvre dans la formation des opinions.

Association de patient·es, de médecins et de profanes, nous nous battons pour une participation citoyenne à la définition des politiques de santé publique. Mais sans réflexion sincère sur les conditions d’accès à une information de qualité, ni prise en compte de la composante complotiste des critiques de la (très critiquable) gestion gouvernementale de la pandémie, l’idéal de démocratie sanitaire revient en fait à un appel à mieux intégrer l’opinion conspirationniste dans la prise de décision publique.

Dr. Desbiolles & Mrs. Great Barrington

La Dr. Desbiolles, qui dénonce comme une “fabrique de l’ignorance” (26) la fermeture du Conseil Scientifique aux critiques de la vaccination (27), participe par sa minimisation et son fatalisme à une entreprise de désarmement du public face à un désastre encore en cours. Elle n’est pas seule à le faire, et s’inscrit dans un mouvement international qui présente toutes les caractéristiques des manœuvres de production d’ignorance décrites par les enquêtes “agnotologiques”. Sa signature, retirée du site mais encore visible dans les archives d’internet, figure en effet sur la Great Barrington Declaration. Cet appel, lancé à l’automne 2020 par des médecins soutenus par des think tanks libertariens gravitant dans le réseau des fameux frères Koch, invitait à lever les mesures de prévention et à se contenter d’une hypothétique protection ciblée pour la minorité vulnérable, le plus grand nombre, à commencer par les enfants, étant supposé développer une immunité de groupe grâce aux infections.

On y reconnaît la colonne vertébrale de Réparer la santé. Son autrice se présente en gardienne de la raison tout en engageant son autorité de médecin de santé publique dans un discours scientifiquement faussé. Elle contribue ainsi à la confusion sur ce que dit réellement la science, suivant une dynamique bien expliquée par Oreskes et Conway. Les semeurs de doutes et d’ignorance sur la question du covid sont les mêmes que pour le climat, et les stratégies (et parfois les stratèges) se retrouvent à travers des dossiers tels que le tabac, l’amiante, ou les pesticides.

Cependant, l’intérêt de lire Réparer la santé ne se limite pas à établir sa participation à une entreprise de désinformation économiquement motivée. C’est également de comprendre par quelles voies l’auteure tente, avec un certain succès si l’on pense à des discussions que l’on a pu avoir ça et là avec des ami·es, de faire passer le laisser-faire pandémique pour une politique de santé publique humaniste et émancipatrice.

Médecine “sensible” et solidarité “proportionnée”

La sacralisation de l’autonomie des invulnérables

On a vu plus haut que le bilan de la gestion de la pandémie en France dressé par A. Desbiolles insistait sur le caractère à ses yeux disproportionné des contraintes (confinement, vaccination) qui avaient été imposées à tous au nom de vulnérabilités minoritaires. La refondation de la santé publique qu’elle propose insiste donc, logiquement, sur la proportionnalité et sur la différenciation des interventions selon les niveaux de vulnérabilité (qu’elle binarise allègrement, alors que les connaissances disponibles, on le rappelle, font ressortir des différenciations graduelles, l’infection n’étant anodine pour personne). Son premier souci est donc de sacraliser l’autonomie, le “droit des personnes [mais desquelles?] à l’autodétermination” (73), et d’écarter toute tentation de mesures sanitaires universelles.

En effet, au nom du respect des singularités personnelles, “la médecine moderne[, … qui] se doit d’être la plus personnalisée possible” (72), devrait s’abstenir de “mesures globalisantes [qui] minimisent voire ignorent les risques et les fragilités” (ou au contraire l’invincibilité) “de chaque personne” (72). C’est le “concept” “d’universalisme proportionné” (72) : il “permet à l’ensemble de la population de bénéficier de soins, tout en accordant une attention particulière aux groupes les plus exposés à un risque” (72) (ou plus vraisemblablement : tout en les laissant compenser par une survigilance la négligence qui les entoure), et en veillant surtout à ne rien imposer à ceux qui ne risqueraient rien. Autrement dit, soigner ou prévenir avec “équité” plutôt que selon une ”approche égalitaire” (73).

On n’interdira pas (officiellement) aux personnes “vulnérables” de tenter de se protéger, mais on n’obligera pas celles qui ne le sont pas (rappel : personne) à prendre leur part de l’effort de prévention. Comme s’il était longtemps possible de se protéger unilatéralement d’un virus aéroporté dont le vecteur est l’air partagé. “Nul besoin de sacrifier la liberté ou l’autonomie à la santé, et vice-versa” (79), écrit A. Desbiolles qui dénonce les “faux dilemmes” (78) – mais n’y a-t-il pas aussi de fausses conciliations ? Une bonne illustration serait le fonctionnement actuel de la plupart des hôpitaux en France : ni le personnel ni les patient·es (y-compris dans des services, comme l’oncologie, où les patient·es sont souvent immunodéprimé·es) ne sont systématiquement masqué·es (⇒ liberté !), mais il n’est pas interdit de l’être (⇒ santé ???) – enfin, cela dépend des soignant·es. Cette “proportionnalité” (que nous serions tenté·es de confondre, malgré la dénégation de l’autrice, avec “une approche libérale ou libertarienne de la santé”, (73) permettrait seule, selon A. Desbiolles, “une véritable solidarité, désirable et non sacrificielle” (73), c’est-à-dire n’impliquant pas de “s’oublier” (43). Autrement dit, une solidarité où la protection des vulnérables n’impose rien aux bien-portant·es.

Pourtant, au-delà de la caricature, le coût d’une solidarité des moins fragiles avec cell·eux qui le sont davantage serait-il si exorbitant ? Réparer la santé insiste sur les mesures les plus autoritaires de 2020-2021 (confinement et pass sanitaire), mais les souhaits des personnes qui aimeraient être protégées ne relèvent pas forcément de la verticalité jupitérienne brutalisant la société : une information juste du public sur les effets du virus, sur sa transmission, et sur les façons de s’en prémunir, une véritable politique de sécurisation des lieux de soins, un plan de qualité de l’air dans les écoles et les lieux publics clos (utile face au réchauffement climatique comme aux futures pandémies), une normalisation du port de masques FFP2 ou des demandes d’aération et/ou de purification dans les transports en commun et les lieux de travail, un retour à l’habitude de se tester en cas de suspicion et de s’isoler si l’on est positif·ve, l’alignement des pratiques sur les besoins des personnes les plus fragiles dans la pièce plutôt que, par le bas, sur les plus désinvoltes, bref une gestion collective de santé publique plutôt qu’individualisante. Cela semble-t-il un égoïsme tellement extravagant de la part des fragiles ?

Silenciation des fragiles et fragilité épistémique

S’il est entendu pour A. Desbiolles que la refondation de la santé publique doit s’interdire toute “ingérence physique sur les individus” (88) non-concerné·es par les risques (c’est-à-dire personne, d’après la littérature scientifique sur le covid), le sort des gens à risque peut poser question. La vulnérabilité extrême des personnes immunodéprimées, par exemple, leur permettrait-elle de revendiquer des égards de la part de celles qui croient encore avoir un système immunitaire invincible ?

Pour assigner aux immunodéprimé·es leur juste place dans le débat, A. Desbiolles érige en unique ligne de conduite acceptable celle d’une “amie médecin, qui avait traversé dans sa jeunesse une période d’immunodépression” due à un cancer (51) : “Quand j’entends les immunodéprimés ou autres vulnérables hurler qu’on ne les protège pas du Covid, je repense à mes 17 ans. Ayant compris les risques et comment les limiter, je ne fréquentais plus les cinémas, les piscines ou autres lieux de regroupement, pour ma propre sécurité. Il ne me serait pas venu à l’esprit que le reste de l’humanité s’inflige le même traitement” (51). Il vient par contre à l’esprit de l’auteure d’assigner cette ligne de conduite stoïque à l’ensemble des “vulnérables”, accusé·es de “hurler” trop fort. Après beaucoup d’autres minorités, c’est donc au tour des immunodéprimé·es d’entendre des personnes bienveillantes leur murmurer à l’oreille, au nom de leur dignité et de leur intérêt bien compris, qu’il faut prendre exemple sur les moins revendicatifs de leurs membres. Le cas ici mis en avant, qui émane de conditions particulières (l’immunodépression heureusement momentanée d’une future étudiante en médecine, qui bénéficiait peut-être de conditions de vie plus protectrices que la moyenne), suffit-il à engager moralement l’ensemble de la catégorie visée à supprimer volontairement sa vie sociale ?

A. Desbiolles vante une santé publique respectueuse de la citoyenneté et attentive à la variété des expériences et des opinions, mais expulse les “fragiles” de sa démocratie sanitaire idéale. C’est redéfinir la santé publique comme la vie dans le silence des moins valides. Cela suppose que l’expérience de l’immunodépression n’a rien à enseigner aux autres. Nous pensons au contraire que les vulnérabilités sanitaires particulières sont d’intérêt collectif au sens où elles donnent une raison vitale de se tenir au plus près du front de recherche médical (souvent davantage que des professionnels de santé) et d’expérimenter des façons de vivre qui en tirent les conséquences. Ainsi, même sur le plan éthiquement très minimal de l’intérêt bien compris, les personnes réputées moins vulnérables bénéficient de l’expérience et de la vigilance de celles qui le sont davantage, et auraient intérêt à prêter attention à ce qu’elles ont à dire (ou parfois à hurler). Refonder la santé publique peut donc reposer, non pas sur la silenciation des vulnérables, mais sur la reconnaissance d’un continuum de vulnérabilités. Faire taire les fragiles fragilise des capacités de veille collective qui sont d’intérêt général face aux incertitudes sur les risques sanitaires. Au contraire, les égards pour les plus vulnérables affinent la vigilance ordinaire sans laquelle une société perd prise sur ce qui peut advenir. Il n’y a pas que les oiseaux qui peuvent tenir le rôle de “sentinelles des pandémies”, et ce rôle peut ne pas se limiter à une capacité passive de lancer l’alerte en tombant malade (le moins que l’on puisse dire est d’ailleurs que cela ne suffit pas).

On peut même retourner le sens de la fragilité : les dernières années ont montré la fragilité épistémique des “bien-portant·es” (les supposé·es non-concerné·es, souvent sujet·tes à la négligence, à la complaisance et à la manipulation) là où l’intérêt vital immédiat des “vulnérables” à ne pas se laisser raconter d’histoires a pu les conduire à davantage de lucidité, à des “enquêtes” individuelles et collectives plus exigeantes, et à des comportements plus conséquents. Au lieu d’un pluralisme fermé aux vulnérables, on pourrait inclure dans la refondation de la santé publique l’intérêt épistémique d’accorder une reconnaissance particulière au pluralisme des états de santé, sur fond de vulnérabilité commune. C’est cette solidarité que préfigurent déjà, à travers leur composition médicalement variée, les collectifs d’autodéfense sanitaire.

Syndémie, SIDA, et minimisation

Suivant des voies rhétoriques solidement éprouvés, la charge anti-”scientiste” d’A. Desbiolles débouche sur une exigence de “respect” des personnes, comme si les sauver en paroles du réductionnisme déshumanisant de l’objectivation biomédicale importait davantage que de se donner les moyens de mesurer précisément les risques et les marges d’actions face à une pandémie. Dans le prolongement de cette mise en scène doucereuse d’un choix des “personnes” contre “le scientisme”, A. Desbiolles propose deux qualificatifs pour le système de santé qu’elle promet de refonder : “holistique” (c’est-à-dire pensé à l’échelle de la totalité ; un concept qui inspire aussi l’écologie…) et “syndémique“. Qui ne préfèrerait pas au “scientisme” (insensible) une “approche globale et sensible” (32) ? Au “technicisme sanitaire” une “approche globale des patients” (34) ? Et au paradigme réducteur de la “biosécurité” (40) “une véritable politique de santé publique syndémique” (26) ?

A. Desbiolles indique, et c’est vrai, que le concept de syndémie est “né dans les années 1990 aux Etats-Unis par l’étude des interactions entre VIH/SIDA, abus de substances (drogues, alcool) et violences subies dans l’enfance ou par un partenaire” (20). S’apercevant que certaines populations (et pas seulement les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes) présentaient des surrisques importants, des médecins se sont intéressés à la façon dont “les interactions entre maladie infectieuse, maladies non transmissibles et âge se potentialisent, aggravant les symptômes et le pronostic de l’infection” (20). Tel qu’il a été développé autour du SIDA dans les années 1990-2000 aux Etats-Unis, le concept de syndémie est donc une stratégie solidaire et épidémiologiquement fondée de surprotection préventive et d’accompagnement médical renforcé des personnes les plus à risque, dans le cadre de la circulation d’un virus dont la dangerosité extrême en population générale n’est pas relativisée pour autant. Autrement dit, le concept originel de syndémie n’a rien à voir avec la minimisation d’un danger pandémique scientifiquement attesté.

Est-ce le cas dans Réparer la santé ? La dimension empathique d’un ciblage des efforts envers les plus fragiles est bien mise en avant. Passer “[d]e la pandémie à la syndémie” (19), ce serait ainsi passer de la médecine réductionniste ou virocentriste à une médecine respectueuse de “la diversité et la singularité de nos fragilités potentielles relatives à notre condition physique, mentale, ou encore à notre environnement de vie” (19). Qui serait contre le respect des singularités ? “Dans le cas du covid, et comme pour de nombreuses pathologies, infectieuses ou non, la prévalence et la gravité de la maladie se voient amplifiées en raison de la prévalence des épidémies de maladies chroniques” (20), surtout chez les “fragiles économiquement et cumulant les comorbidités” (20). Lues à la lumière du reste du livre, ces lignes donnent l’impression que le covid se réduirait à sa dimension syndémique (il faudrait cumuler les facteurs de vulnérabilité pour être à risque) et que l’enjeu est encore une fois la légitimation de “l’universalisme proportionné” qui permet de dispenser les gens “normaux” de toute vigilance et démarche préventive, en circonscrivant le risque à l’altérité folklorique des hypermorbides.

Il est intéressant qu’A. Desbiolles, qui a déjà fait allusion au SIDA comme contre-modèle par rapport à la gestion pandémique participative et ouverte aux patient·es qu’elle appelle de ses voeux, y revienne à travers le concept de syndémie, parce que l’ensemble de sa démarche fait effectivement écho à un moment dans l’histoire du SIDA. Cependant, ce n’est pas celui des stratégies médicales développées dans les années 1990, mais plutôt celui de la rhétorique de minimisation diffusée dans les années 1980. Des membres d’Act Up Paris et de Winslow Santé Publique ont résumé ce discours : “Le SIDA ne serait pas une conséquence directe du VIH puisque pour avoir une chance non nulle de développer le SIDA après une infection au VIH, il faudrait remplir tous ces critères : avoir un historique d’infections multiples en particulier avec les virus de la mononucléose et les cytomégalovirus, être en mauvaise santé et avoir un système immunitaire affaibli par le stress, utiliser des drogues (en particulier le poppers), avoir des prédispositions génétiques ou encore souffrir de malnutrition. Mais si vous êtes hétéro et en bonne santé, il n’y a absolument rien à craindre”. Des chercheurs donnaient crédit à ces discours : “Même après que l’hypothèse d’un lien entre VIH et le SIDA ait été formulée, beaucoup de scientifiques continuèrent à soutenir que les désordres autoimmuns étaient déclenchés par des conditions multifactorielles qui ne pouvaient pas être expliquées par la seule action du VIH” (notre traduction de Jin & al. in The Lancet, p. 5).

Le silence d’A. Desbiolles sur les multiples effets du covid (dont, justement, une immunodéficience acquise…) chez des personnes sans antécédents médicaux montre que son usage de la “syndémie” est plus proche de la rhétorique rassuriste des “comorbidités” dans les discours de minimisation du SIDA des années 1980, que du sens médicalement pertinent de ce concept. Ces discours ont ralenti l’organisation et la prévention face au VIH. De même, les interventions médiatiques d’A. Desbiolles (et de tant d’autres) ont solidifié le consensus public sur l’abandon de toute pratique de prévention face au covid.

Vitalisme exclusif ou autodéfense sanitaire

Covid, validisme et invention de nouvelles formes de vie

Malgré sa brièveté, Réparer la santé se veut une réflexion philosophiquement inspirée. Par quoi ? Un premier niveau, banal, est celui où, par exemple, l’autrice cite un poète latin qui claironne la fière liberté des impavides : “‘Celui qui vit dans la crainte ne sera jamais libre’” (78). Le rôle aliénant et asservissant de la peur est un lieu commun en philosophie politique, on ne risque rien à le rabâcher. Mais la répression de la peur (celle de la guerre atomique, des pesticides, du changement climatique, ou des pathogènes) est aussi une démarche de domination, et des militantes écoféministes ont montré que dans certaines conditions, lorsqu’elle était collectivement assumée et prise en charge par une “autodéfense affective”, la peur pouvait faire partie de stratégies émancipatrices.

Au-delà, la première ombre philosophique à surgir de Réparer la santé est celle de Nietzsche. Elle affleure par exemple lorsqu’au détour d’une fiche de lecture convenue sur conviction et responsabilité chez Max Weber, les sources nietzschéennes du sociologue allemand teintent la description du contrôle mutuel du respect des “gestes barrière” comme morale du ressentiment : “une approche normative et puritaine” (77), qui distingue “des bons et des mauvais”, et pointe des “coupables” (77). La surveillance du port du masque, portée par l’esprit de vengeance des faibles contre les forts ? Ailleurs, une sorte de vague vitalisme nietzschéen apparaît en pointillé dans l’éloge “de la pleine santé, de l’autonomie créatrice et innovante” contre la réduction (covidiste) de la santé “à l’éradication, quoi qu’il en coûte, d’un agent infectieux ou d’une pathologie” (62).

Ce nietzschéisme vulgairement validiste, visant à éviter que la vitalité des forts pâtisse des efforts pour éviter aux faibles la rencontre de ce qui pourrait les tuer, peut aussi se retourner. Les vies bancales et fragiles accusées d’avoir été à la faveur de la pandémie un poids insupportable pour les bien-portants sont un foyer d’invention de nouvelles formes de vie, et d’exploration des façons de faire avec des vulnérabilités qui nous concernent tou·tes plus ou moins directement (à travers nos proches) et/ou potentiellement à plus ou moins brève échéance. Elles contribuent à la multiplicité des allures de la vie, et sont un terrain de militantisme radical et créatif (voir par ex. le dossier de MultitudesJustice handie pour des futurs dévalidés”). Si l’on veut vraiment être nietzschéen·ne aujourd’hui, c’est vers les communautés militantes “crip” (abréviation de “crippled”: éstropié en anglais) qu’il faut se tourner, plutôt que vers la défense étriquée du droit des “normaux” à une vie normale au détriment des autres (et d’eux-mêmes).

La santé à la limite ? Némésis eugéniste

Quoi de plus philosophique, depuis Socrate, que la mort et “[l]’art de mourir” (59) ? Et en effet, de façon peu originale, l’un des thèmes dominants du livre d’A. Desbiolles est celui de l’acceptation ou du refus de la finitude et des limites naturelles, à l’échelle individuelle comme à celle des sociétés. L’autrice rappelle avec solennité que “Prendre soin de la vie, c’est aussi accepter sa fin” (59), et que seuls les “transhumanistes” le refusent (59). Le covidisme serait-il donc un transhumanisme ? La pandémie aurait vu triompher “[u]n récit où une seule émotion domine : la peur, et une ambition règne: l’éradication de notre propre finitude” (87) ; “poussée trop loin, la quête de la santé peut devenir malsaine” (58) ; “une médicalisation et une pathologisation extrêmes” peuvent “[t]ransformer la société en vaste clinique [ce qui…] nuit, à terme, à la santé – publique – et à notre vitalité” (57). Cette tentation de l’“illimitisme mortifère” oublieux du “sacré” (91) serait celle des “sociétés surindustrialisées” (90) ; c’est l’“hubris techno-industrielle” (90) d’une société qui “ne reconnaît désormais presque aucune limite” (88).

On aura reconnu l’influence, revendiquée par A. Desbiolles, d’un des penseurs de l’écologie au 20e siècle : Ivan Illich, auteur notamment de Némésis médicale, consacré aux effets pervers de la surmédicalisation des sociétés industrielles. C’est bien Illich qui, dit A. Desbiolles, nous désillusionne quant à l’espoir de “solutions scientifiques ou techniques”, et nous rappelle “l’obligation quotidienne d’accepter la contingence et la fragilité de la condition humaine” (90). Lui aussi qui nous exhorte à avoir la “sagesse” d’“assumer une part inconfortable d’impuissance” (88). Mais qui, ici, n’assume pas “la contingence et la fragilité”, si ce n’est A. Desbiolles, dont la ligne tout au long de son essai aura été la défense d’un hypothétique peuple de covido-invulnérables contre une supposée tyrannie des fragiles ? Qui est trop mal à l’aise avec la condition humaine au temps des pandémies pour reconnaître qu’il vaut mieux, pour tou·tes, porter des masques et aérer, que contracter chaque nouveau variant en espérant que ça renforcera notre système immunitaire ? Qui pontifie sur la finitude humaine le doigt pointé sur les surnuméraires de la vulnérabilité pandémique ?

Mais revenons à son inspiration illichienne. L’ancien prêtre jésuite est à première vue très différent de Nietzsche, qui n’est pas connu pour sa sensibilité aux “limites”. Pourtant, ils ont un point de convergence : le vitalisme. Dans Politiser le renoncement, le philosophe Alexandre Monnin fait remarquer l’essor récent de cette famille de pensée, marquée par le souci du déploiement de forces vitales. “Loin de s’opposer à la mort, le vitalisme l’intègre au coeur d’une vision dominée par l’entropie, destin des êtres vivants qui retournent à la matière organique” (Monnin, p. 135), et fatalité naturelle contre laquelle il serait vain de s’insurger, voire qu’il ne faudrait même pas chercher à aménager. “En ce sens”, ajoute Monnin, “le vitalisme s’oppose à l’humanisme” (p. 135). Il peut conduire à envisager des politiques de la vie comportant des décisions cruelles lorsqu’elle est vue comme menacée. Il y aurait alors urgence à revenir aux lois du vivant, et les porte-paroles de ce dernier pourraient passer du vitalisme théorique à l’eugénisme pratique, c’est à-dire au tri de qui va vivre ou mourir, suivant des critères, par exemple, de force vitale (au pôle positif), et de dépendance aux artifices techniques (au pôle sacrifiable). Plusieurs courants de pensée en prennent aujourd’hui le chemin.

Pour un inventaire des formes élaborées de déni pandémique

Dans la famille vitaliste, Réparer la santé ne représente pas la version la plus ouvertement agressive. En une apparente posture d’apaisement et de raison, elle se montre au contraire soucieuse d’“équilibres” ; elle propose de “réparer” la santé (du mal que lui auraient fait les mesures destinées à préserver les vulnérables). Elle illustre en cela ce que beaucoup peuvent penser en croyant se tenir dans la limite du raisonnable et à la lumière des connaissances disponibles (nous avons vu qu’il n’en était rien). Elle doit être replacée dans le contexte des façons plus ou moins virulentes dont des pensées qui se veulent critiques et émancipatrices ont embrassé le laisser-faire sanitaire depuis 2020, souvent avec une nuance de vitalisme.

Un pôle radical serait le courant anti-industriel (lui aussi friand d’Illich), dont une frange s’est engouffré dans la contestation complotiste des politiques sanitaires, vues comme une extension totalitaire du règne des machines.

Un pôle plus lyrique et plus académiquement intégré, mais comportant des débordements tout aussi vitalistes est celui des pensées post-latouriennes, promptes à s’émerveiller des cohabitations mutuellement enrichissantes entre vivants, qu’il s’agisse de loups, de champignons, de tiques ou de microbes. Inutile de lutter contre ce qui nous traverse et nous constitue, le concept de “pathogène” est un fâcheux malentendu ; il faut renoncer aux imaginaires mortifères de la “stérilité” et de “l’immunité”, se reconnaître “holobiontes”, embrasser la “contamination” et apprendre à vivre avec : “Gloire aux microbes !”. La rencontre avec les virus se nimbe alors d’une aura presque religieuse ; elle se charge d’une promesse de retour à l’harmonie, et de fermeture heureuse de la parenthèse moderne. On le voit par exemple chez la journaliste Marie-Monique Robin, qui oppose à nos microbiotes appauvris par l’hygiénisme la vigueur de ceux que l’on trouverait en Afrique, où “la pandémie [de covid] n’a pas provoqué d’hécatombe” (suivant le titre d’un chapitre de son nouveau livre). Les trop rares études disponibles y montrent pourtant une empreinte sanitaire lourde. La désinvolture avec laquelle on traite habituellement ce continent permet-elle d’y projeter cette réinvention de la figure du “bon sauvage” à l’heure de la “révolution microbienne” ? Par ailleurs, les collectifs de malades ne sont pas tous prêts pour l’enchantement anti-pasteurien. Une chercheuse qui a enquêté parmi les groupes “Lyme” remarque ainsi leur “style guerrier” dans la gestion quotidienne de leur infection, à l’opposé des injonctions à “vivre avec”.

Autre variant du vitalisme, spécialisé en développement personnel : le terme de “conspiritualité” a été forgé pour caractériser la convergence de sources conspi(-rationnistes) et spiritualistes : 1° un groupe plus ou moins secret contrôle ou essaye de contrôler l’ordre social ; 2° l’Humanité est en train de basculer dans un nouveau paradigme spirituel et moral qu’il faut accompagner, en substituant à la science moderne et à la politique démocratique une vision animiste du monde, saupoudrée d’écologie. En 2023, Naomi Klein pointe le rôle facilitateur des industries du bien-être (“entraîneurs, professeurs de yoga, instructeurs de CrossFit, masseuses, champions d’arts martiaux, chiropracteurs, consultantes en lactation, doulas, nutritionnistes, phytothérapeutes, coachs de ménopause, et thérapeutes certifiés en soin par les jus de légumes”, suivant la liste évocatrice qu’elle dresse dans Doppelganger. A Trip into the Mirror World, Penguin, 2023, p. 169, notre traduction) dans la convergence, autour d’un récit paranoïaque de la pandémie de covid, d’une gauche anti-autoritaire et écologiste et d’une droite libertarienne (ce que d’autres ont appelé le diagonalisme). Attisé par la versatilité des paroles et des décisions gouvernementales, par exemple sur les masques, le pôle conspirituel répugne à toute perspective de réponse collective au désordre du monde, au profit de pratiques censées ériger son propre corps en un temple inviolable. Il s’aligne assez spontanément avec les intérêts des capitalistes libertariens – ceux que l’on a mentionnés plus haut pour leur soutien à la Great Barrington Declaration.

En guise de conclusion : controverser la théorie du covid court

Il faudra continuer ailleurs cette ébauche d’inventaire des formes intellectuallisées du déni pandémique. Les décortiquer, comme nous l’avons fait pour l’argumentaire d’A. Desbiolles, peut servir à rapatrier vers le domaine de l’explicite et du rationnellement discutable des suppositions et des associations d’idées qui sont, chez beaucoup de gens, sédimentées parmi les évidences sur lesquelles on ne revient plus, et que borde aujourd’hui une réticence à aller au bout de ses pensées. Le covid n’a qu’à peine donné lieu à des controverses en bonne et due forme au sens d’une contestation publique autour d’un ou plusieurs énoncés précis, faisant appel à des arguments se voulant scientifiques, tout en enrôlant éventuellement des acteurs aux implications plus diverses. Le contre-exemple de la controverse sur les vertus curatives de l’hydroxychloroquine a saturé l’attention publique au détriment d’autres questions. La configuration dominante a plutôt été la divergence de sphères ou “bulles” informationnelles trop radicalement opposées pour débattre, même si la relégation de la pandémie parmi les sujets à éviter est régulièrement contredite par des nouvelles contradictoires (dernière en date : covid et JO).

En épinglant une minimisatrice pandémique parmi d’autres, nous cherchons à abréger l’interminable phase froide de confusion à bas bruit et d’évitement, et à passer plus vite à la phase chaude d’une controverse, marquée par l’exposition publique de querelles savantes et par l’augmentation du niveau de réflexivité collectif sur le thème disputé. Nous voulons accélérer la collision d’espaces aujourd’hui vertigineusement disjoints : celui de la production scientifique, celui de l’expérience des vies malades, celui de la décision politique, et celui où chacun·e décide de sa conduite quotidienne.

On veut aussi montrer aux personnes qui partagent certains principes avec nous, mais ne sont pas (encore) convaincues de l’importance des luttes autour du covid, que c’est un des fronts sur lesquels se jouent (et actuellement : se perdent) des enjeux politiques essentiels. Camarades écologistes exaspéré·es par nos efforts de prévention sur le covid : vous êtes les libertariens négateurs de science que vous combattez sur le dossier du climat ! À ceci près qu’être milliardaire offre une immunité climatique plus crédible que la stimulation microbiotique et les huiles essentielles face à un virus systémique. S’habituer à gérer les crises en laissant jouer librement les différentiels de vulnérabilité, c’est-à-dire en rêvant que l’on fait partie d’une catégorie hors-d’atteinte et que le sort des autres ne nous engage à rien, n’aidera pas à négocier les solidarités d’une politique à la hauteur du dérèglement climatique.

Enfin, aux personnes porteuses d’une notoriété, intellectuelle ou scientifique, qui ont tenu ou tiennent encore des discours minimisateurs sur la pandémie : n’attendez pas qu’on vous lise comme on vient de lire Réparer la santé ; retravaillez le dossier, et faites connaître au public le covid peer-reviewed qui prend ses quartiers dans nos cellules, plutôt que la supposée grippette dont les gouvernements ont tourné la page début 2023. Sinon, le covid servira de modèle pour la gestion à l’étouffée et socialement stratifiée des pandémies suivantes, et vous y aurez été pour quelque chose.