Icônes 46

Entretien avec Simon Boudvin

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Caroline Soyez-Petithomme : Ta sélection de photographies puise dans deux séries qui illustrent la reconversion des avions (pages 1 à 7) et des châteaux d’eau (pages 42 à 47). Le thème et l’organisation sérielle ou typologique évoquent l’œuvre de Bernd et Hilla Becher. Outre cette référence, pourquoi ces bâtiments ou ces appareils t’intéressent-ils ?

Simon Boudvin : Toutes les formes construites m’intéressent. Celles-ci ont l’avantage d’avoir eu des programmes simples qui les ont lisiblement modelées. Les fonctions révolues y sont encore discernables, comme par empreinte.
Il existe une collection de vues frontales de citernes en béton dans le fonds Hennebique[1]. Au tournant du XXe siècle, cet industriel développa une campagne publicitaire pour faire connaître son nouveau procédé de fabrication : le béton armé.
Un demi-siècle plus tard, Bernd et Hilla Becher photographiaient les typologies des constructions industrielles. Ils se souciaient déjà de l’avenir de ces bâtiments, en préfigurant les ruines, leur démarche était donc aussi archéologique et historique. En Europe, chaque commune possède un clocher et, depuis le XXe siècle, un château d’eau. Un beffroi technique et vital (son volume correspond à la consommation en eau des habitants). Mais cette génération de fûts en béton arrive en fin de vie (leur fonction ou leur structure décline). Ils sont finalement transformés en remblais ou habitations. Les altérations de ces constructions modernes sont symptomatiques des solutions bricolées qui répondent aux problèmes de gestion d’un patrimoine récent. Mes photographies de châteaux d’eau étaient récemment exposées[2] avec d’autres exemples qui documentent le devenir de nos grands encombrants matériels. Des legs durs, des déchets monumentaux, des matières sans mémoire de formes, des tas, mais aussi des formes réinvesties par de nouvelles fonctions. Plusieurs observations, peu d’hypothèses, sinon celle d’une continuité matérielle dans le bâti et d’une possible interprétation de la ruine entre mission patrimoniale et positivisme économique.

C. S.-P. : Ton travail gravite autour de l’architecture moderne et contemporaine, de ses évolutions techniques et de son histoire socioculturelle. Ce sont autant les formes érigées que les cycles de déplacement, d’utilisation et de recyclage de la matière qui te fascinent. Dans le même registre que les châteaux d’eau reconvertis en habitat domestique, tu as entrepris, depuis 2004, la série des avions. Ces appareils, trop vétustes pour voler, sont aujourd’hui utilisés comme des architectures à part entière. Pourrais-tu nous en dire davantage sur cet autre type de « grands encombrants » ou de débris qui s’insèrent dans le paysage urbain ?

S. B. : On pourrait dire d’un bâtiment, comme d’un objet, qu’il meurt quand il perd sa fonction ou quand il perd sa forme. Le matériau qui le constitue doit disparaître ou être requalifié. Selon moi, une histoire de l’architecture partant de la matière et non de la forme serait possible. Par exemple, l’asphalte est l’héritage matériel le plus important du XXe siècle, c’est la plus vaste empreinte artificielle sur les terres occidentales. Cette boue noire qu’est l’asphalte résulte directement du raffinage du pétrole. C’est donc le pendant résiduel de la motorisation (au même titre que le CO2) et il a fallu en normaliser l’emploi, l’utiliser pour créer des rues, des parkings, des toits. Si la plupart des constructions en Amérique ont des toitures planes, ce n’est pas tant par respect de la charte moderniste mais plutôt par nécessité d’écouler une production considérable d’asphalte.

Les avions que j’ai photographiés en Corée du Sud auraient pu être démantelés et l’aluminium recyclé. Cependant, ils ont été reconvertis en restaurant et ont été installés sur des terrains, parfois en pleine ville. Ils sont ce que les historiens de l’architecture appellent des canards, dans lesquels fusionnent la face communicante du bâtiment (l’enseigne) et la fonction première (l’abri)[3]. Ce qui est singulier ici, c’est le rythme d’obsolescence de l’image. La photographie offre une vision d’une ère post-pétrolière où des carcasses volantes se retrouvent en ville pour d’autres usages. Mais ce cycle de reconversion donne à l’appareil ou à la construction un statut de plus en plus court, le nouveau constat parle de lui-même: tous ces restaurants sont aujourd’hui fermés.

Ce qui est commun à la reconversion des avions et des châteaux d’eau, c’est la réduction des fonctions d’un programme technique et spécifique à des pratiques premières, vernaculaires voire domestiques.

C. S.-P. : Ta pratique photographique est documentaire mais tu ne conçois pas ces séries uniquement à des fins historiques, sociologiques ou archéologiques par exemple. Tes images offrent un imaginaire qui participe d’une certaine forme de romantisme, d’esthétique de la ruine avec ces constructions déchues qui se font l’écho de la fin d’une période socio-économique. Les avions évoquent davantage une esthétique rétro futuriste ou le paysage d’un roman de science-fiction. Ces productions humaines au futur imprévisible et incongru sont comme suspendues, figées dans leur nouvel état que l’on imagine volontiers transitoire. Ces images, tu aurais pu les trouver sur Internet ou les fabriquer de toutes pièces, cependant tu préfères continuer à explorer des territoires pour capter ces sortes de « clash » culturels et temporels. Par rapport à cette facilité avec laquelle il est possible de modifier les images et à la constante remise en question du réel par les images, comment définirais-tu ton approche de la photographie ?

S. B. : La photographie comme la sculpture documentaire permet de sortir des problèmes inhérents à l’art ou plutôt cela oblige à considérer la réalité comme prédéterminante des méthodes de l’artiste. J’entends par là que ce n’est pas l’outil qui définit le travail. Le choix de représenter des formes déchues ne résulte pas d’un simple souci esthétique : les territoires de la décroissance sont réels, pas toujours visibles, parfois masqués. C’est donc assez juste que les artistes travaillent sur ces espaces, les explorent pour proposer d’autres lectures ou interprétations.

Ces images d’avions auraient pu être composées. Quand j’ai vu ces avions en Corée, je réalisais des photomontages assemblant des fragments de constructions. Je détournais et imbriquais des portions de ville, de bâtiments, de structures, pour fabriquer des chimères (des assemblages de pavillons, un hangar perché sur un pylône, etc). Avec la série des avions, c’est comme si la logique du photomontage avait contaminé le réel et elle réside doublement dans ces situation : il y a d’un côté la réutilisation d’un objet existant et de l’autre, l’effet spectaculaire produit par son déplacement. Je n’ai fait que photographier ces avions mais c’est comme si le montage avait précédé l’image.