85. Multitudes 85. Hiver 2021
Majeure 85. Planétarités

Les Terrestres ont besoin d’Extraterrestres

et

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Intro : et si les poulpes étaient nos extraterrestres ?

Les extraterrestres du film Premier contact (2016) de Denis Villeneuve sont fascinants. Car dans leurs douze vaisseaux arrêtés à quelques mètres du sol ou des océans, en forme de coque noire sans ouverture apparente, ces heptapodes aux sept pieds ressemblent à des poulpes géants venus de l’espace.

Le scénario est construit autour du décryptage impossible de leur langage, qui s’inscrit sur la paroi transparente interne de leur engin spatial tels les jets d’encre des pieuvres de nos mers terrestres. Il suscite chez le spectateur un sentiment contradictoire d’étrangeté et de familiarité, comme si ces êtres, tentant de communiquer avec l’experte en linguistique comparée Louis Banks, étaient les enfants d’un lointain futur de nos poulpes à nous. Comme si ces extraterrestres-là étaient descendus sur Terre pour mieux signifier notre honte d’avoir pendant si longtemps déconsidéré nos propres céphalopodes, si farceurs, si sensibles, si intelligents avec leurs villages sous l’eau, ce qui semble être leur « langage visuel », leurs capacités fabulatrices, leur faculté de reconnaissance, leurs huit tentacules si libres et leur peau capable de traduire les couleurs en subtils ressentis…

Denis Villeneuve avait peut-être lu l’extraordinaire fiction scientifique de recherche paranaturaliste de Vilém Flusser, Vampyroteuthis infernalis, rédigée dans les années 1980 et republiée en français en 2015, qui étudiait la vie non seulement sociale, linguistique et sexuelle des poulpes géants, mais aussi leur vie politique, culturelle et esthétique, pour en faire un envers symétrique de l’existence humaine, dans cet ailleurs sous-marin des grandes profondeurs où l’on reconnaissait sans peine un enfouissement saisissant du « cyberespace » numérique, alors juste en train de prendre son envol1.

Cinq ans après la sortie du long métrage de Denis Villeneuve, lire Autobiographie d’un poulpe de Vinciane Despret, sorti en avril 2021, rend les souvenirs ou un nouveau visionnage de Premier contact encore plus troublants et enthousiasmants. Car la philosophe et psychologue, extrapolant à partir de nos connaissances actuelles du céphalopode, construit le récit d’anticipation d’une tentative de traduction d’un texte littéralement écrit à l’encre par l’un de ces invertébrés au sang bleu. Dans la lignée des visions de la zoologue, biologiste et philosophe féministe Donna Haraway ainsi que d’une nouvelle de l’autrice de science-fiction Ursula K. Le Guin publiée en 1974, L’auteur des graines d’acacia, Vinciane Despret concrétise sur cet octopode si proche des heptapodes du film la pratique de la « thérolinguistique »… Soit, selon son glossaire des évolutions potentielles d’une science réinventée demain en mode terrestre, « la branche de la linguistique qui s’est attachée à étudier et à traduire les productions écrites par des animaux (et ultérieurement par des plantes), que ce soit sous la forme littéraire du roman, celle de la poésie, de l’épopée, du pamphlet ou encore de l’archive… »

La fiction de Denis Villeneuve semble terriblement improbable. Celle de Vinciane Despret, partant d’observations et d’expériences scientifiques avérées, donne le sentiment d’être moins déliée du réel, au point de susciter chez le lecteur quelque confusion sur ce qui relèverait dans son récit mutant de travaux de chercheurs ou d’affabulations plus ou moins crédibles. Mais les deux œuvres, sonnant si justes l’une à côté de l’autre, se rejoignent et se complètent. Le long métrage nous permet en effet de comprendre à quel point notre science a traité pendant des décennies le poulpe comme un objet, et non comme un être. C’est bel et bien l’extraterrestre, par décalage et ressemblance avec l’auteur céphalopode de l’autobiographie de la philosophe, qui nous incite à traiter dorénavant la pieuvre de nos océans comme un alter ego. À la reconsidérer telle une « autre », à la respecter enfin, à tenter de la comprendre, à la saisir avec cette empathie qui a tant manqué aux humains aveugles et inconsciemment destructeurs de l’Anthopocène.

Le rapport au temps, rompant la flèche du passé au futur, est une autre clé commune à Premier contact et à Autobiographie d’un poulpe. La linguiste du film de Denis Villeneuve, dès lors qu’elle comprend la langue écrite en cercles d’encre des extraterrestres, apprend à « courber le temps », à agir dans le présent sur une action future à même de transformer le passé, donc à changer par ricochets ce même futur. La théralinguiste de Vinciane Despret, quant à elle, découvre que le message du « poulpe s’adresse à celui qu’il sera, dans un avenir qui lui semble de plus en plus compromis. Ou peut-être entend-il ce cri comme un appel à lui adressé depuis un lointain futur, par celui qu’il souhaite (re)devenir – celui par lequel il pourra revenir – mais dont il craint que la mémoire ne se soit effacée2. » 

Autrement dit : le poulpe octopode et son double heptapode nous projettent dans notre futur et le leur afin, peut-être, de rendre notre monde plus à l’écoute de leur différence… Parlant le même langage ou presque, ils appartiennent tous deux à ces fictions à même de réinventer notre réel en mode permaculturel, voire en symbiose avec leurs visions, leurs vies d’animaux terrestres ou d’êtres extraterrestres.

Le poulpe géant aux sept pieds du film est le révélateur de notre poulpe à nous. Sa fiction nourrit notre réel d’histoires tout autres, loin des modèles en silos mortels de l’usine et de la plantation. Sa pertinence décalée montre à quel point l’extraterrestre, aussi improbable qu’il soit aux yeux de certains scientifiques, s’avère essentiel pour nous permettre d’envisager et de construire des mondes alternatifs au nôtre, gangréné par l’économisme, cette maladie poussant à tout concevoir sous le prisme de l’intérêt financier, de la production extractiviste et de la consommation forcenée.

La plante ou l’animal ignorés dans leur être sont, comme en retour, les extraterrestres non assumés de notre civilisation devant se réinventer.

C’est tout cela qui justifie de fermer nos oreilles lorsque Bruno Latour nous conseille d’oublier pour le moment les êtres potentiels des milliards de milliards d’étoiles.

C’est cela, aussi, qui nous incite à décrypter les fictions théoriques et les théories fictionnelles de l’Extra-terrestre et du Terrestre telles que les développe ci-dessous, sur le mode intellectuel et poétique, le fictionnaire et rencontrologue Dominiq Jenvrey…

Ariel Kyrou

Argumentaire : des Extraterrestres pour les Terrestres

Apprendre à bien parler de toutes les entités vivantes. Chacun pense d’abord aux Entités Terrestres. Et chaque jour s’en découvrent de nouvelles, inconnues jusque-là des savants. Mais regardant le ciel de tant d’étoiles, certaines nuits, nous pensons aussi à d’autres entités : aux Extra-Terrestres. Des E.T. de notre planète et d’autres planètes. Des E.T. dans les deux cas, permises à la pensée par l’identique acronyme.

Une pensée de l’Extra-Terrestre pour les Terrestres

Et si la figure de l’Extra-Terrestre apprenait aux Terrestres à mieux être ? Et si le Planétaire avait besoin de s’arracher à la planète Terre pour espérer comprendre le planétaire3 ? Et si l’E.T. était le télescope indispensable pour échapper à notre myopie native dans notre imagination du planétaire ?

Cette figure du dehors absolu, de l’autre maximal, appartient à l’Humain Moderne Occidental. Et c’est justement parce que cette figure lui appartient, au cœur de son imaginaire, par ses conceptions mêmes, qu’elle pourrait l’aider à se transformer en ce Terrestre qu’il lui faut devenir.

La transformation, il faut que cela vienne de soi.

Bruno Latour nous en informe et y invite tous les Modernes par l’intermédiaire de la métamorphose de Gregor Samsa4.

La transformation des Modernes en Terrestres, qui représente peut être la solution la plus adéquate, ne pourrait s’effectuer qu’avec une volonté consentante.

Or se trouve, puissamment caché en l’imaginaire des Modernes, l’idée des Extra-Terrestres. Une idée devenue une pensée, un imaginé devenu un imaginaire, une possibilité devenue de l’effiction, c’est-à-dire de la fiction active, à même de transformer le réel.

Il faudrait apprendre à ne plus confondre les E.T. de l’imaginaire des années 1950 et 1960 avec ceux des possibilités qu’analysent les exobiologistes et les explorateurs d’exoplanètes. D’un côté la Science-Fiction qui est fictionnelle, et de l’autre la Science qui est scientifique. Et au sein des deux, une même figure, celle de l’E.T., en plein accord avec la figure du Terrestre pour tenter de transformer les Modernes. Qu’ils ne soient plus demain des extractivistes, des pollueurs de Gaïa, des destructeurs de zone critique.

Le Terrestre ne sera extra qu’avec des Extraterrestres

La fusion du L’Entité Terrestre et de l’Extra-Terrestre est contre-intuitive.

La première figure est située, elle nous est propre et proche, la seconde est insituable, elle nous est extérieure et terriblement lointaine. Nous/les Autres.

Mais sans Extra-Terrestres peut-il y avoir des Terrestres ? L’Entité Terrestre, si inconnue des Modernes dans sa dimension vitale et fictionnelle, n’a-t-elle pas besoin de l’Extra-Terrestre de ces mêmes Modernes pour être mieux comprise ?

Le Terrestre, celui qui au maximum inclut toutes les E.T., ne peut pas se permettre, au risque d’amoindrir son expérience, de rejeter les E.T. potentielles de l’espace. Comment le Terrestre pourrait-il en effet justifier d’exclure ces E.T.-là, lui qui voudrait inclure toutes les Entités Terrestres ?

Car le Terrestre est celui qui considère au maximum toutes les Entités.

L’acronyme E.T., commun unificateur

E.T. est le point de jonction entre Entités Terrestres et Extra-Terrestres.

Un problème nouveau se pose plus que jamais. La séparation entre réel et imaginaire. Entre ce qui est réel d’existence et ce qui est imaginaire de fiction. La séparation totale entre le réel et ce qui a priori ne l’est pas, tout le reste, stoppe la pensée dans son exploration des limites d’aujourd’hui et de demain. Elle nous empêche de dépasser les conceptions actuelles du vivant et de ses modalités de vie, de communication et d’évolution.

Comment, par exemple, envisager au mieux le phénomène des personnes qui disent avoir été enlevées par des Extra-Terrestres ? Soit le phénomène est réel, c’est-à-dire qu’il s’agit bien d’entités Extra-Terrestres. Soit le phénomène est issu de l’imagination, il entre dans la grande catégorie de l’imaginaire, il ressort du fictif. En ce cas, il s’explique par la psychologie, et la manière dans nous faisons usage de nos capacités à imaginer en pensant que c’est réel. Nous avons des théories déjà existantes afin d’appréhender ce qui se passe au juste ainsi, il suffit de les améliorer quelque peu, d’en ouvrir les perspectives. Peut-être faut-il accepter une part d’incertitude et considérer comme réel ce leurre d’une présence extraterrestre ?

Car cette figure d’E.T. venue de l’Espace, vue par certaines et certains des Modernes, les soucoupes volantes, les petits gris, cette mythologie, constitue l’une des créations d’imaginaire les plus puissantes des Modernes. On sait quand la dater. Elle commence en 1947. On en connaît l’histoire précise. Les E.T. de l’Espace sont une création des Modernes.

Or Bruno Latour réclame des Modernes, afin qu’ils quittent leur état nuisible, afin qu’ils deviennent des Terrestres, il réclame qu’ils abandonnent l’Espace, non seulement d’y aller mais aussi de s’y imaginer, d’entrer en relation avec tout cet Espace.

Il faudrait que le Moderne se Terrestrise, apprenne à atterrir, à s’inTerresser à la terraformation de la Terre, ou plutôt à sa zone critique, à ce biofilm dont dépend notre habitabilité commune, et surtout, surtout, il ne faudrait plus qu’il s’extraterrise. Il faudrait retirer sa particule Extra au Terrestre. Le Terrestre oui, l’Extra-Terrestre non. Jusqu’au point qu’il serait dangereux pour le Terrestre d’avoir affaire à l’Extra-Terrestre, y compris en pensée, y compris en imagination. Selon Bruno Latour, cela l’empêcherait presque de devenir Terrestre.

Là est l’erreur à laquelle il faudrait remédier. Histoire de créer et d’apprendre de nouvelles remédiations entre le dedans et le dehors. Entre le dedans de Gaïa, la zone critique, le biofilm commun, et entre le dehors, tout l’Espace, tout cet Espace, le si vaste Univers, vers l’infini et au-delà !

Il ne peut y avoir du Terrestre que parce qu’il y a de l’Extra-Terrestre.

Et l’acronyme permet de les réunir.

L’acronyme commun permet de les envisager ensemble, et même, de s’envisager ensemble, le dedans et le dehors, chacun qui est et l’Autre qui est inconnu.

E.T. = Entités Terrestres + Extra-Terrestres.

L’idée est de mieux saisir cette expérience qui nous est demandée par Bruno Latour lui-même, cette transformation du Moderne en Terrestre. Peut-être au point de devenir un insecte, un cafard ou bien un poulpe des grandes profondeurs, et de le souhaiter, de rendre désirable cette transformation que pour le moment le Moderne perçoit comme monstrueuse, nous pourrions qualifier cette expérience de transformation générale : Expérience Totale5.

E.T. = Expérience Totale.

Ce qui est demandé au Moderne, c’est une Expérience Totale.

Cette Expérience Totale se ferait au nom de toutes les Entités Terrestres, et avec la pensée effictive des Extra-Terrestres.

Il faut des Extra-Terrestres et leurs effictions pour vivre l’Expérience Totale de se transformer en Entités Terrestres !

Apprendre à rencontrer : se faire rencontrologue

Réactualiser les données fictionnelles de l’Extra-Terrestre par la fiction théorique. L’E.T. reste à imaginer. Il a mal été imaginé. Il est issu d’un imaginaire qui doit être réactualisé.

L’Extra-Terrestre est l’imaginaire que le Terrestre doit conserver du Moderne, un bien précieux, une si belle invention, la plus intense des fictions, si ambitieuse, si maximale, totale, au point que certains Modernes en firent de l’effiction.

L’Extra-Terrestre est la plus belle des émotions. Chacun voudrait les rencontrer. Je suis prêt à mourir aussitôt après en avoir rencontré.

C’est ce terme que les Terrestres devront apprendre à conjuguer, rencontrer, pour devenir des rencontrologues.

Les Terrestres humains n’existeront pas s’ils ne sont pas capables de rencontrer les Terrestres non-Humains (cafards, poulpes). Tous les E.T. devront être rencontrés par les Terrestres humains.

Et si les êtres les plus ouverts aux rencontres étaient les chamanes ?

Considérons les chamanes, qui sont des humains particuliers, des humains singuliers, en tant que rencontrologues. Ils rencontrent des E.T. par un usage maximal de leur imagination sans support6. Et par cet usage de l’imagination, ils vivent des rencontres avec des entités, rencontres que les Modernes déconsidèrent comme impossibles.

Mais les Modernes à l’insatiable curiosité, s’ils ont préféré découvrir que rencontrer, et si leur soif de découvertes est devenue une légende mythique, ont pour certains d’entre eux rencontré, oui c’est l’expression qui est utilisée, des Extra-Terrestres. Aussitôt leur fut dit que c’était leur imagination, leur psychologie, que c’était un coup de l’imaginaire. Il faudrait en dire tout autant des chamanes étudiés par les ethnologues. Les Modernes l’ont dit. Mais nos anthropologues récusent aujourd’hui cette simplification.

Le chamane est singulier, alors que le voyant de soucoupes volantes est n’importe qui. L’un est devenu, par un lent apprentissage, un processus, une éducation, une naissance ; l’autre, cela lui tombe dessus. Et si les Terrestres humains devaient apprendre des deux ?

Se transformer en Terrestre par un processus d’effiction

Bruno Latour utilise le mythe de Gregor Samsa. Un matin, n’importe qui, un Moderne, un quidam de Prague, se réveille, après une nuit de rêves et de cauchemars, en monstrueux insecte, en cafard.

Un humain se transforme en insecte dans une fiction humaine. Il y croit au point d’être ainsi transformé. C’est une effiction fictionnelle. Mais avec le Terrestre en quoi nous devrions en tant que Moderne nous transformer, il s’agirait d’effectuer une fiction en action, une fiction effective : une effiction7. Les chamanes pourront nous aider.

Notons que Bruno Latour, afin de mieux faire comprendre aux Modernes cette transformation en Terrestre, utilise une fiction devenue un mythe, alors qu’il rejette à l’inverse les Extra-Terrestres du côté d’un imaginaire pauvre et insignifiant. C’est un paradoxe, et il n’en a pas mesuré les conséquences. Car ce que Bruno Latour montre sans en accepter la portée, c’est que le Moderne a besoin du mythe fictionnel, de sa puissance évocatrice, de l’opération d’effiction qu’elle est en capacité de réaliser, afin de pouvoir se transformer.

Le réel gêne le Terrestre

Le réel va considérablement gêner le Terrestre. Le réel, c’est ce que le Moderne ne voudra pas quitter. Pourtant Bruno Latour ne cesse, depuis la théorie de l’acteur-réseau, sa première invention conceptuelle, d’indiquer au Moderne, et d’abord au Moderne scientifique, tout un tas d’entités qu’il n’avait pas jusqu’ici identifiées comme réelles. Tout ce fatras de non-humain à démêler, puis par la suite cette injonction salutaire d’apprendre à nous situer. Apprendre à se situer, c’est prendre en considération tout le réel, jusqu’à ces détails que ne voulait pas envisager le Moderne. Car les fictions de tous les êtres terrestres, aussi bien de celles de l’Extra-Terrestre, participent bel et bien de notre réel à réinventer en mode terrestre, comme l’accomplit si bien Vinciane Despret avec ses histoires de poulpe.

Voici l’intuition qu’il va falloir penser. Les E.T., pour exister, ne cessent de confondre et de se confondre. Elles ne font pas de séparation entre le réel et l’imagination. Elles ne cessent de faire effiction. Leurs manières de faire action, c’est l’effiction.

Ouvrir notre réalité pour que les Modernes se transforment

Il y a un déficit de réalité de nos sciences humaines lorsqu’elles ne prennent pas en compte certains phénomènes, jugés comme superstitions, paranormaux, non existants, du domaine de la croyance naïve. Il ne s’agit pas de les déclarer vraies, mais de les rencontrer.

À un moment de ses enquêtes, Bruno Latour a été confronté aux difficultés et aux subtilités de cette rencontre, lorsque stagiaire chez Tobie Nathan il apprit de l’ethnopsychiatrie. Là se trouvaient les intentions d’entités invisibles, faites de psychologie et de sorts, là se trouvaient des puissances d’agir qui n’étaient pas considérées comme réelles, et qu’il a lui-même concrétisées en inventant pour elles le concept de Faitiche8. Mais il n’a pas voulu tirer toutes les conséquences de son nouveau concept, sans doute par peur d’être transformé par lui et les rencontres imaginaires qui en découleraient.

Rencontrer, c’est se défaire d’un réel se croyant la seule réalité et utiliser au maximum l’imagination, jusqu’à celle fictionnelle, car c’est par l’effiction que nous serons à même de rencontrer.

Et le Faitiche va nous être utile. Car le Faitiche permet de relier le fait et le fétiche. C’est ce dont le Moderne a besoin pour rencontrer son double E.T., à la fois terrestre et extraterrestre9.

À la différence du Gregor Samsa de Kafka réenvisagé par Bruno Latour, le Moderne devra faire usage de sa volonté pour se transformer en Terrestre. Cette transformation ne se fera pas naturellement.

Et il n’y aura pas non plus des Extra-Terrestres venus d’autres planètes afin de nous contraindre à modifier notre comportement, sauvant par leurs actions la planète10.

Un nouvel usage de la fiction et de ses Faitiches devrait aider.

Réactualiser les données fictionnelles sur les Extra-Terrestres

Il faudrait réactualiser les données fictionnelles sur les Extra-Terrestres. Il faudrait les envisager autrement qu’à la manière des Modernes. Il faudrait les envisager à la manière des Terrestres.

Et nous pouvons imaginer – du moins cette intuition pourrait être une puissance de transformation – qu’une pensée de l’Extra-Terrestre serait utile afin de donner envie et volonté aux Modernes de se transformer en Terrestres. Grâce à cette puissance d’excitation que provoque l’usage de l’Extra-Terrestre, tant en théorie qu’en fiction. Une double pratique, de fiction théorique et de théorie fictionnelle.

Si le Terrestre est celui qui peut faire au maximum usage de l’Extra-Terrestre, doté de cette capacité à l’effiction, alors le Moderne aura toutes les raisons de quitter ses anciennes conceptions, afin d’en adopter de nouvelles beaucoup plus excitantes.

Le Terrestre ne doit pas ressentir un « moins » par rapport au Moderne, il doit saisir sa capacité à devenir un « plus ». Et comme il doit être un « moins » dans ses usages des technologies les plus énergivores, il gagnerait à être un « plus » dans ses usages de toutes les imaginations, tel un autre chamane.

Le Terrestre deviendra un « plus » par son usage de l’imagination fictionnelle, car pour cela il n’a besoin que de son corps, et fera ainsi de l’effiction. Il abandonnera la tyrannie du réel simpliste de son état de Moderne. Le Moderne est tyrannisé par le réel, et c’est pour cela qu’il a cru à la croyance uniquement en tant que leurre, et non à la façon dont l’Humain se fabrique des Faitiches, sans chercher sans cesse à couper la fiction du réel.

En finir avec la tyrannie d’un réel simpliste et cloisonné

Cette tyrannie d’une caricature de réel, qui étreint le cœur et les émotions du Moderne au point de le tourmenter, c’est ce qui l’entraîne, ce qui l’oblige à son mode de vie de consommation d’objets, encore et encore. Puisque le réel se nicherait là, qu’il ne serait que matériel. En possédant, on se convainc d’être pleinement dans le réel. « Voyez tout le réel que je possède ! », serait l’injonction auquel est contraint le Moderne. Cette furie, identifiée à une prétendue « rationalité économique », détruit l’habitabilité de notre planète. Devenu Terrestre, il abandonnerait ce Réel-là, en majuscule, mais appauvri faute de fictions ouvertes en son sein. Il lâcherait son addiction à la possession d’objets soi-disant Réels, qui sans doute le possèdent.

Une fois Terrestre, il emploiera de la fiction. Il fera usage de la fiction afin d’apprendre à rencontrer toutes les E.T. et tous les E.T., et il élargira ainsi son champ non du Réel mais de la pluralité des réels…

Ce sera son occupation. Ce sera sa préoccupation.

Et cette occupation et cette préoccupation sont une excitation bien plus excitante que celle de posséder des objets et d’en faire usage. Entre posséder une Ferrari et rencontrer des Extra-Terrestres, chacun préférera choisir les E.T. Entre conduire une Ferrari que l’on croit posséder, et rencontrer des Extra-Terrestres, ne fût-ce qu’en effiction, chacun préférera confondre et se confondre avec les E.T.

Quitte à confondre, autant confondre avec ce qui est le plus inédit.

Préférez-vous apprendre à communiquer avec votre télévision, ou apprendre à communiquer avec un poulpe ?

Même le Moderne choisira le poulpe. Même lui…

Et parce qu’il choisira le poulpe, parce qu’il choisira la rencontre effictive avec des E.T., alors il voudra, il voudra d’excitation, se transformer en Terrestre ouvert à la multitude des possibles rencontrologiques, sur une planète élargie de l’intérieur par la prise en compte de son extérieur.

Dominiq Jenvrey

1 Vilém Flusser & Louis Bec, Vampyroteuthis infernalis, Bruxelles, Zones sensibles, 2015.

2 Vinciane Despret, Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, Actes Sud, collection Mondes sauvages, 2017, p. 117.

3 C’est la thèse que défend Benjamin Bratton au début de La Terraformation 2019, Dijon, Presses du réel, 2021. Voir aussi Frederic Neyrat, « Nous les planétaires, vers la première externationale », in Lignes no 61, 2020, p. 151-167. Et l’entretien radiophonique que nous avons eu ensemble www.emissiondufictionnaire.com

4 Bruno Latour, Où-suis-je ?, La Découverte, 2021.

5 Il y a une quinzaine d’années, c’était le sens de mon projet et de ces trois livres, L’Expérience Totale ; L’Exp. Tot, fiction théorique ; L’E.T., fiction concrète.

6 Charles Stepanoff, Voyager dans l’invisible, techniques chamaniques de l’imagination, La Découverte, 2019.

7 Ce terme est récupéré du philosophe Peter Szendy, et reconceptualisé dans Dominiq Jenvrey, Le cas Betty Hill, une introduction à la psychologie prédictive, Paris, Questions Théoriques, 2015.

8 Bruno Latour, Sur le culte moderne des dieux faitiches, La Découverte, Les Empêcheurs de penser en rond, 2009.

9 C’est ce que réfutait, déjà en 2011, Bruno Latour, dans cette vidéo, lorsque je l’avais questionné sur les Faitiches, et sur le lien possible avec les soucoupes volantes : www.parislike.com/FR/snoopy-bruno-latour.php

10 Comme bon nombre d’œuvres de science-fiction.