En ces temps de pandémie, certains pays poursuivent tranquillement leur voie dictatoriale, enfermant leur population depuis des lustres – Turkménistan, Corée du Nord, etc. – et surenchérissant sur la clôture par souci extrême d’empêcher le virus de pénétrer sur leur territoire national. D’autres, comme la Birmanie, interdisent toute information et répriment journalistes et réseaux sociaux. En Inde, où l’hindouité du BJP s’impose avec violence contre les membres des autres confessions religieuses, et en particulier les musulmans, l’opposition politique est de plus en plus bâillonnée. En Algérie, le pouvoir saisit l’occasion du confinement pour tenter de mettre un terme définitif à la révolte, le hirak, emprisonnant leaders, intellectuels et universitaires. Si ces régimes s’auto-caricaturent, un peu partout dans le monde, les cartes sont brouillées à de multiples niveaux : l’État est-il thérapeute, protecteur, oppresseur, despotique ou assassin ? Ou encore tout cela à la fois ?

On ne peut pourtant se contenter d’affirmer que l’état d’urgence sanitaire favorise et installe une réduction des droits, comme cela est souvent entendu de façon primaire, en assimilation avec la période qui a suivi les attentats et la lutte antiterroriste. Mettons de côté aussi ceux qui voyaient déjà la dictature dans les démocraties et qui, bien sûr, ont perçu leurs appréciations confirmées par la progression des mesures de confinement et de distanciation. Les gouvernements, quelles que soient leurs stratégies de prévention et de lutte sanitaire, déclarent agir pour le bien des gens, lesquels de leur côté en sont plus ou moins convaincus et s’octroient des petites marges de liberté de détournement des règles édictées, dans un contexte où il leur reste de fait bien peu de droits.

La distinction entre démocratie et dictature a été elle-même chamboulée dans les faits et dans les esprits. On a d’abord, du point de vue européen, fustigé la Chine communiste pour la dureté de l’enfermement des habitants à leur domicile, sa relégation des malades dans des zones collectives isolées, pour ses mensonges d’État. On a culturalisé sa pratique systématique des masques, édifiant une rupture entre nous et eux, les Asiatiques. Puis, quand l’épidémie a touché l’Europe avec une force inédite, la situation s’est tendanciellement retournée, et on a cherché du côté de la Chine des modèles, décrétés aussitôt inapplicables en raison de différences ontologiques majeures, avant d’être tentés par leur adoption possible mais toujours difficilement réalisable faute de matériel sanitaire de toutes sortes. On a au début répudié l’utilisation des technologies numériques pour tracer la chaîne des contagions comme caractéristique des gouvernements autoritaires, puis on a étudié sérieusement cette hypothèse, qui s’est vue désormais implémentée avec l’application StopCovid.

Bref, à peu près sur tous les points cruciaux que suscite l’espoir de freiner la pandémie, la barrière entre démocratie et dictature s’est peu à peu effondrée, faisant place à des hésitations partagées sur la bonne conduite à suivre. Une illustration qui fait sourire en est l’emprunt français du terme de brigade au vocabulaire de la révolution culturelle chinoise, pour qualifier ce que les médecins ont préféré appeler prudemment, pour le suivi des malades, des équipes d’intervention.

La hantise d’une perte de l’hégémonie occidentale et d’une nouvelle domination de la Chine dans le monde global traverse tous ces revirements, dans un contexte où la dépendance de l’Europe n’a jamais été aussi visible et mise en scène de façon tragique, avec le manque de masques, de blouses jetables, de matières premières sanitaires indispensables. Pour porter un coup fatal à la Chine, l’hypothèse d’une mauvaise manipulation génomique à l’origine du virus a été émise, ce qui se vérifiera ou non dans le temps. L’OMS est dans cette optique accusée de complicité avec la Chine, à laquelle elle serait outrancièrement favorable, compte tenu du parcours de son directeur éthiopien (ex-communiste, communiste forever). En outre, l’aide de la Chine à l’Afrique est présentée comme uniquement intéressée dans le cadre d’une guerre d’influence, et l’humanitaire chinois en serait invalidé – sans que personne ne questionne pourtant les croisades humanitaires françaises, qui seraient par principe toutes guidées par le souci authentique des populations.

Certes les services de propagande chinois ont une grande expérience, mais qui oserait soutenir que l’aide humanitaire n’est pas toujours une arme politique et économique ? La morale démocratique est mise au service d’une angoisse dévorante de destitution de suprématie dans l’ordre global, refoulant la Chine vers une amoralité intrinsèque due au vieux spectre du totalitarisme – spectre qui postule naïvement que la volonté de l’État peut s’appliquer sans faille ni disruptions sur les populations entièrement soumises. Au contraire de cette fiction, les réseaux sociaux chinois ont montré la capacité critique et ironique des acteurs1, tout comme le journal de Wuhan de l’écrivaine Fang Fang, quotidiennement attaquée comme quelques-unes de ses collègues de l’université par une partie des internautes qui l’accusent de trahir et de salir la nation, voire de « racisme envers son peuple ».

Dans la matrice qui oppose autoritarisme et démocratie, les prophéties, toutes plus hasardeuses les unes que les autres, se multiplient, dont celle de Chantal Mouffe qui affirme, dans la défense d’un « juste » populisme de gauche : « en exacerbant les inégalités, la crise du coronavirus confirme l’épuisement du modèle néolibéral. En recréant des frontières politiques et en réaffirmant l’existence d’antagonismes, elle signale un retour du politique et donne une nouvelle dimension au moment populiste. Selon les forces sociales qui s’en saisiront et la manière dont elles construiront l’opposition nous/eux, cette pandémie peut déboucher sur des solutions autoritaires ou mener à une radicalisation des valeurs démocratiques2 ». En attendant la réalisation d’une telle vision, les dichotomies nous/eux n’ont jamais été aussi nombreuses, divisant les pays, les peuples, les classes sociales, même lorsqu’on prétend couvrir d’éloges les inférieurs, pénalisant partout celles et ceux qui sont déclarés étrangers, affaiblissant les solidarités, exaltant les appartenances.

[voir Guerres, Incendies]

1 Yann Moulier-Boutang et Monique Selim : « Leçons virales de Chine », Multitudes n78, 2020.

2 Chantal Mouffe, « Ce que Pierre Rosanvallon ne comprend pas », Le monde diplomatique, n794, mai 2020.