Majeure 34. L'effet-Guattari

L’effet-Guattari

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Comment atteindre à cette pratique théorique polyphonique qui est celle de l’agencement collectif d’énonciation ? Des concepts créés par Félix Guattari, c’est celui qui obéit peut-être le mieux à son attention « éthico-politique » de toujours pour les mutations existentielles portées par les nouveaux contextes historiques. Deux journées d’études organisées à Londres à l’Université Middlesex dans le cadre du Centre for Research in Modern European Philosophy les 18 et 19 avril 2008, partiellement reprises dans cette Majeure de la revue Multitudes, ont voulu le vérifier avec un bel ensemble de contributions balayant à la fois l’œuvre écrite de Guattari et les pratiques sociales, artistiques ou analytiques qu’il a innervées. Le concept-opérateur d’« agencement collectif d’énonciation » y joue le rôle d’une tête chercheuse, constat d’émergences nouvelles et d’urgences à élaborer, nouage déterminant entre les expérimentations effectives et les cartographies spéculatives toujours à cheval entre des domaines radicalement hétérogènes. Car l’« agencement collectif d’énonciation » engage la question de la subjectivité sous l’angle de sa production en reconstruisant l’ensemble des modalités de l’être-en-groupe du point de vue de la multiplicité éclatée des composantes de subjectivation qui ne passent pas nécessairement par l’individu…

Après les séminaires organisés à l’Université Paris-VIII par Manola Antonioli[1] et à l’Université de Metz par Liane Mozère[2], un panorama des travaux des universitaires et chercheurs concernés par les textes de Guattari a commencé à se dessiner. Mais il s’agit trop souvent de réflexions inspirées par les ouvrages co-produits avec Gilles Deleuze (en particulier Mille Plateaux), et il y va parfois même d’un discret rappel à l’Ordre philosophique dont « Félix » aurait écarté « Gilles » par des hypothèses et des pratiques du concept trop aventureuses en leur activisme théorique incontrôlé. Moins agencements collectifs que rassemblements savants, ces différentes scènes ont fait entendre des solos plus ou moins virtuoses. La polyphonie se résume à des questions en fin d’exposé, avant de passer au suivant. Encore trop prisonnières de la forme-colloque, les journées londoniennes d’avril n’ont pas fait exception à cette difficulté, les échanges publics sont restés limités, quand le déroulement des contenus exposait la multiplicité des effets possibles et la diversité des lieux de réception.

Ce numéro de Multitudes prend donc le relais en se concentrant sur les ouvrages écrits par Guattari, le plus souvent en avant-première des élaborations deleuzo-guattariennes (Psychanalyse et Transversalité, La Révolution moléculaire, L’Inconscient machinique, Les Années d’hiver, Cartographies schizoanalytiques, Les Trois Écologies, Chaosmose). Il rend compte aussi de recherches et de pratiques développées en rhizome, en alteraction avec des intervenants de toute sorte.

Nombreuses sont les personnes – infirmières, ouvriers, cadres, étudiants, marginaux, militants, artistes, hommes politiques, chercheurs, banquiers, médecins… – qui ont apprécié ponctuellement ou à longueur de semaines la puissance analytique de Guattari. Alors que Freud limitait l’exploration du sentiment d’étrangeté aux environs de son divan, décorés de statuettes égyptiennes, et à la théâtralité antique revisitée par ses livres, Guattari explorait avec ses impatients la production d’inconscient qui ne cesse de faire dériver le champ historique et social en inscrivant dans le socius toute possibilité d’expérimentation réelle comme la réalité des blocages dans lesquels nous sommes pris avec la cohorte de nos symptômes. Il jaugeait en leur compagnie l’équilibre des forces à modifier pour accéder au « montage » de nouveaux agencements à partir d’une trajectoire transformationnelle de l’existant passéifié. Ce qu’il faisait depuis son fauteuil derrière le divan, mais aussi à son bureau, et dans n’importe quel bureau, ou salle de réunion, militante ou administrative. Le désir n’a pas de lieu privilégié d’expression, il n’est pas de l’ordre de l’intime, il relève de l’agencement en tant que celui-ci est en soi analyseur et synthétiseur de désir ; il peut s’articuler verbalement, mais, comme toute représentation abstraite des matières d’expression mises en jeu, il tend alors à laisser échapper l’infini qui informe et déforme toute cristallisation d’un possible entre des états de choses et des états de signes, avant la constitution des redondances significatives. Cette exploration intensive commune d’un inconscient en acte non structuré comme un langage (mais dés-organisé, « déterritorialisé » par l’interférence généralisée de toutes ses composantes constamment travaillées par le socius) n’en a jamais fini de forger des instruments inédits d’analyse au fur et à mesure que s’élaborent de nouvelles coordonnées pour les connexions ouvertes par les « performances » sémiotiques concrètes des impatients. D’où l’urgence à « sortir de la langue », et de ses supposés invariants, pour suivre les pistes tracées loin de l’équilibre méta-stable de l’identité personnelle d’un sujet d’énonciation rabattu sur les énoncés « signifiants » qu’on lui impose à force d’association et d’interprétation : comprendre que le psychanalyste rend ainsi tous les énoncés du patient conformes à la castration « symbolique » du sujet « clivé » par leur soustraction même aux agencements collectifs d’énonciation et de désir dont ils sont pourtant inséparables. En rupture avec ce cercle, la clinique de Guattari sera particulièrement portée vers les psychotiques, incapables de se plier à une telle personnologie, et d’effectuer sur eux-mêmes la normalisation subjective demandée par la « vie en société ». Les devenirs-minoritaires de la production de désir, la divergence infinitésimale et infinie d’avec l’impossible être-à-soi dans un sujet re-donné par la psychanalyse, sont au cœur de la proposition micropolitique de Guattari, la condition pour faire polyphonie d’un commun-singulier en rupture avec les modes de subjectivation capitalistiques.

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Au vu de l’importance de ces enjeux, il s’agira ici, en retournant vers Guattari l’exposé des motifs du Séminaire de Schizoanalyse que celui-ci a tenu régulièrement chez lui depuis 1982 (et sous d’autres titres et motifs à partir des années 60), de faire dériver des systèmes d’énoncés – dont les mots-clés menacent toujours de régresser en entités transcendantales discursivement autosuffisantes (machines, flux, déterritorialisation, chaosmose, etc.) – vers des agencements d’énonciation capables de forger de nouvelles coordonnées de lecture, aptes à problématiser la « mise en existence » de modélisations (ou « méta-modélisations ») et de propositions inédites du point de vue même des processus de subjectivation et des « situations concrètes » qu’elles impliquent, expliquent, compliquent…

Sitôt annoncé comme la première intention de cette Majeure et le premier feed-back « désiré » (ou attendu) de l’Effet-Guattari, nous voici bien, et à plusieurs titres, avec cet agencement collectif d’énonciation, dans le vif du sujet.

Le primat de la question de la subjectivation porte en effet, ou mieux vectorise, toute la trajectoire de Guattari en son projet déclaré de refondation de la pratique sociale : de la critique « institutionnelle » du freudisme (Cf. « Introduction à la psychothérapie institutionnelle », 1962-63) menée par le psychothérapeute de La Borde à la « déstructuration » du lacanisme raccroché à la « machine désirante » (« Machine et structure », 1969, texte commandé par Lacan pour rendre compte de Logique du sens de Deleuze dans Scilicet, et qu’il ne publiera pas – Guattari l’apportera à Deleuze…), puis à la critique de Lacan menée au nom d’une « Politique des flux » qui excède toute forme de représentation de/dans l’Inconscient (c’est l’ouverture des papiers pour L’Anti-Œdipe, dans un envoi daté de 1969) : ce qui annonce à terme la scission définitive avec la psychanalyse freudienne en vertu de l’affirmation de la cœxtension du champ social et du désir (« Introduction à la schizo-analyse », 4e et dernier chap. de L’Anti-Œdipe) ; de la Révolution Moléculaire, qui alimente le passage aux devenirs et aux agencements machiniques de Mille Plateaux, via la littérature mineure de Kafka (quand « du sens, subsiste seulement de quoi diriger les lignes de fuite »), à l’analyse des sémiotiques du Capitalisme Mondial Intégré et à la Chaosmose de l’Écosophie se proposant de « faire transiter les sciences humaines et les sciences sociales des paradigmes scientistes vers des paradigmes éthico-esthétiques ». C’est toute la philosophie de Guattari qui constitue alors un processus de relance moléculaire en résonance directe avec les pratiques artistiques… Mais Guattari s’intéresse plus à leur dimension de créativité indissociablement ontologique et sociale qu’à l’art institutionnalisé et aux œuvres muséalement inscrites dans le champ social. Il préférera donc invoquer un « paradigme proto-esthétique », ou « éthico-esthétique », pour énoncer une altérité saisie dans sa position d’émergence subjectivante, en prise sur les segments les plus innovateurs du Socius. Sous le signe de la processualité et de la singularisation, en rupture avec la centration sur l’unicité transcendante du sujet comme avec le devenir-sujet d’une transcendance dialectiquement immanente à la conscience, la subjectivation est ainsi investie par Guattari comme devenir des multiplicités associant des composantes discursives actualisées à des composantes virtuelles non discursives. Ce qui implique un élargissement transversaliste de l’énonciation à partir des matières d’expression travaillées par les praxis génératrices d’hétérogénéité et de complexité. D’où, aussi, la « complexité » souvent déroutante de ces méta-modélisations et autres cartographies qui ont pour sujet les expressions-constructions-expérimentations de l’immanence comme horizon absolu de tous les processus de création ; et ces « opérations de commandos conceptuels » menées par celui qui traite l’écriture comme un flux schizo, et fait sien le principe d’une appréhension ontologique propre à la psychose pour accéder à un réel antérieur à la discursivité dans une manière d’hypnose du réel… « Le réel c’est l’artifice – et non l’impossible, comme dit Lacan » (Écrits pour L’Anti-Œdipe). Ressort de la fausse interrogation et vraie affirmation de Deleuze : « Comment refuser à l’agencement le nom qui lui revient, désir ? », le constructivisme théorique de Guattari est expérimentation-vie d’un Réel-artificiel. « Fusion donc du modernisme le plus artificiel et de la nature naturante du désir » (ibid.). Avec ce constructivisme du désir identifié au « Réel en lui-même », il y va aussi d’une chaotisation ouvrante de la philosophie, chaotisation relative à la confrontation avec les états hétérogènes de la complexité, rapportant les concepts à des circonstances, à des percepts et à des affects – l’affect comme matière déterritorialisée de l’énonciation philosophique, et de l’énonciation tout court… Deleuze encore, revenant sur son cursus : créer « une philosophie, ce fut donc pour moi une seconde période qui n’aurait jamais commencé et abouti sans Félix ». Félix, sérieux comme un faux pape : « Je me considère, avec beaucoup d’orgueil, comme une sorte de Douanier Rousseau de la philosophie. »

Guattari propose là une comparaison amusante autant qu’instructive avec le peintre autodidacte des Jungles associé aux « fauves », qui n’avait aucune prétention esthétique à ce que laisse entendre Apollinaire, et qui reçut par erreur les Palmes académiques à la suite d’une confusion avec un autre Rousseau… Car Félix avait le sentiment d’être une manière d’outsider pour ne pas avoir fait médecine, les grandes écoles, ou obtenu ce doctorat dont la possession est indispensable dans la plupart des pays européens pour obtenir un financement de recherche. Le CERFI, Centre de recherche en sciences sociales qu’il a fondé et qu’il présidait, s’est entouré de figures tutélaires autorisées, Michel Foucault, Gilles Deleuze, pour obtenir les fonds nécessaires à sa réflexion collective. Mais l’association d’idées avec le Douanier Rousseau est autrement indicative. Il y a en effet le promoteur d’un art primitif, ignorant de la perspective académique, qui se veut le meilleur allié du nouvel âge du machinisme annoncé par la tour Eiffel. Et le côté bricoleur du peintre-inventeur du « portrait-paysage » qui ne connaît de son sujet que le Jardin des plantes, le catalogue des Bêtes sauvages des Galeries Lafayette et des planches d’encyclopédie ou de livres de botanique. En somme, une approche pragmatique de l’art voyageant au présent de l’indicatif (maintenant, donc ici) ; et un art mineur de la recherche sur documents, à défaut de terrain, que le CERFI a pratiqué allègrement. C’est aussi le faux Douanier / vrai gabelou ouvreur de frontière et le Rousseau penseur de la démocratie, associant le nom du père, cher à Lacan, à un vrai-faux métier dans une création proliférante, détachée de l’octroi du réel dans la forme perçue. Dans la peinture du Douanier Rousseau, il y a ainsi la frontalité mise au service des aplats et des surfaces lisses qui renforcent les effets de collage et de puzzle entretenus par les distorsions d’échelle et la lumière la moins naturelle qui soit ; la question de la dénaturation des sujets-objets qui en deviennent « partiels » à force d’entretenir une imagerie si peu picturale (un décor de tapisserie…) ; la question de l’infini, enfin : comment en figurer la complexion sans le mettre en perspective d’une vision dominante, ou sans rendre symbolique son enchâssement dans des rapports d’altérité ? Le Douanier Rousseau conjugue la « naïveté acharnée » d’un devenir-enfant avec la pensée du dehors, ritournelles de cette jungle inconnue qui relève moins d’un monde imaginaire que de la mise en scène dis-positionnelle des champs de virtualité à la fois primitivistes et constructivistes de ce monde-ci. Il ne s’agit pas d’une relation de voyage exotique ou d’un compte rendu onirique, mais de la description anexacte – comme disait Deleuze – d’une hallucination prête à vous sauter dessus ou à vous entraîner dedans, quand tout est désir en rupture de discursivité, c’est-à-dire puissance d’agencement illocalisable en prise sur des extériorités insoupçonnées.

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Animé par le déploiement de nouveaux univers de références, le monde de Guattari s’est d’emblée élargi à toutes les luttes pour les indépendances, quel qu’en soit le continent, et à tous les opérateurs processuels d’intensification du devenir (in- et sur-)humain. Des anthropologues travaillant en Afrique, au Brésil, au Mexique, en Australie ont trouvé en lui un interlocuteur attentif et curieux de toutes les manifestations échappant à la reconnaissance symbolique de la structure chère à la pensée marxiste ou structuraliste. C’est pourtant avec les marxistes qu’il a participé d’abord au soutien des mouvements du tiers-monde, puis à cette remise en cause générale des énoncés les mieux partagés qu’ont été les mouvements de 68. Mais déjà il propose une nouvelle acception du travail, généralisé à l’ensemble des activités humaines, transformé en activité de recherche et d’autogestion dans tous les domaines. Son appétit pour les luttes, les fronts, tous les lieux où se machine le désir d’un monde nouveau et d’autres mondes possibles, le conduit aux États-Unis, en Italie, au Japon, au Brésil (ses interventions et discussions viennent d’être éditées en France sous le titre Micropolitiques [3]), et au soir de sa vie dans les anciennes républiques yougoslaves. La refondation des praxis politiques, les espaces de liberté et les nouvelles pratiques sociales qu’il promeut dans ces voyages laissent à tous ceux qui l’ont rencontré une conviction : l’autoéducation, l’autonomie, le communisme sont toujours possibles. Ils se construisent dans le travail immatériel quotidien, par des micropolitiques cherchant leurs voies dans des expérimentations tâtonnantes, par une production infinie de douceur ouverte sur les champs d’altérité les plus divers – douceur alliée chez Guattari à une non moins réelle dureté théorique qui est celle de l’hétérogenèse machinique dont il fait dépendre tout processus de création en son point de négociation le plus immanent entre la complexité et le chaos.

À côté des topoï associés aux études deleuziennes, y compris quand elles ont appris à se décliner en Deleuze et Guattari, nous proposons une autre ligne d’investigation, esquissée malgré quelques malheureuses bourdes et franches confusions dans le livre de François Dosse[4], qui a le mérite de nouer l’Effet-Guattari à l’ensemble des mouvements politiques du second vingtième siècle. Car l’agencement collectif d’énonciation n’a pas été qu’un concept, mais une multiplicité de tentatives, d’occasions uniques ou répétées, de catalyses imposées par l’urgence de la situation ou préparées par la réflexion, dans le sillage desquelles s’inscrivent de facto le colloque de Londres et ce dossier de Multitudes. Cet agencement collectif d’énonciation emprunte les voies toujours singulières de la transversalité en tant qu’ouverture d’un champ d’expérience, prise de consistance d’une pensée de l’expérience affranchie de la tutelle du sujet comme des disciplines de l’objet dans une logique multivalente des états hétérogènes de la complexité. C’est Félix lui-même qui se définit « spécialiste de la transversalité » en ce sens, explique-t-il, que « je ne peux valider une idée – plus qu’une idée, ce que j’appelle une ‘machine concrète’ – qu’à la condition qu’elle puisse traverser des ordres différents » : dans un constant work in progress. De la transversalité comme fondation ontologico-politique de la transdisciplinarité – il y a là un peu plus qu’une question de méthode, et ce ne sont pas sûrement les lecteurs indisciplinés de Multitudes, que l’on ne saurait en aucune façon réduire à leurs champs « institutionnels » d’origine, qui nous contrediront. Mais le concept de transversalité, tel qu’il se construit au début des années 60 dans le contexte d’affirmation du groupe-sujet (« La transversalité », 1964), Guattari y insiste lors de l’un de ses derniers entretiens (juin 1992), va « complètement changer quand j’ai avancé la notion de déterritorialisation dans les années 70. Alors la transversalité est devenue transversalité d’instances [machiniques] déterritorialisées [c’est-à-dire rhizome] ». C’est que la transversalité est sortie de champs d’expérience très concrets, celui de la gestion de la clinique de La Borde ou celui de l’animation de petits groupes, pour devenir avec les événements de Mai 68 approche cœxtensive à la dé-stabilisation de tout le réel, vécue dans une multitude de réunions diverses dans lesquelles Félix a nomadisé avec le Mouvement du 22 Mars, puis avec tous les mouvements dont il a été partie prenante.

Organiser la transversalité, faire rhizome, ce sont des actions pragmatiques qui ne se justifient que par les effets qui en sortent dans des conditions déterminées : on ne peut rien changer à La Borde s’il n’y a pas transversalement une ligne d’accord qui passe, comme en musique, du jardinier ou de la femme de ménage jusqu’au directeur de la clinique. On ne peut pas se passer du directeur de la clinique, de son désir, de son pouvoir et de son savoir, ou alors ce sera une autre clinique qui n’aura plus rien à voir avec la précédente. De même, on peut toujours trouver le moyen de renvoyer une infirmière récalcitrante à l’organisation collective, protégée par les syndicats qui défendent dans le même temps la salariée, mais ce renvoi ne changera rien à l’agencement collectif local, et les problèmes reviendront immédiatement avec une autre si l’agencement collectif transversal n’est pas remanié de façon à être en capacité de produire de nouveaux énoncés, de nouveaux moyens de faire, qui seront causes et effets d’un accord temporaire conférant une puissance d’invention supérieure à l’ensemble des rapports différentiels impliqués dans le dissensus. Mais aujourd’hui, ainsi que l’explique encore Guattari dans le même entretien, la transversalité puis la déterritorialisation ont pris de l’ampleur et ont « changé avec le concept de chaosmose, parce que la transversalité est chaosmique, [et qu’] elle est toujours liée au risque de plonger hors du sens, hors des structures constituées » – dans une manière d’auto-altérité dont le concept de Corps sans Organes, mis en avant par Artaud et transmis par Deleuze à Guattari, avait permis de fonder en théorie sa pragmatique, de l’extraire des limites de la clinique et du respect de l’institution existante au profit de l’exploration des « machines désirantes ». Noter ici que Guattari n’a jamais cessé de faire usage de ce dernier terme (voir en particulier Chaosmose), qui pour lui demeure la clé de l’élargissement « transversaliste » de la question de la subjectivité dans l’ensemble de ses registres humains et non humains.

D’où la nécessité et tout l’intérêt d’étudier pour lui-même le corpus guattarien dans la longue durée de sa constitution. Ce que nous nous proposons de faire ici, de façon inévitablement… transversale – mais, il faut le préciser aussitôt, sans tomber dans une pratique exégétique qui aurait pour seul effet de « rééquilibrer » la deleuzogie dominante en élargissant l’ordre académique d’un discours commémoratif aveugle à ce qui devrait le fonder du point de vue même de l’aventure deleuzienne : la critique et la clinique de l’énonciation philosophique en tant que pratique politique virtuelle-réelle transdisciplinairement déployée… Soit la philosophie comme écologie politique du virtuel projetée dans le cadre général d’une pragmatique du savoir. On pourrait définir ainsi, a minima, et dans la longue durée de leur coopération, ce que Guattari apporte à Deleuze, et qui fait écrire à ce dernier – dans l’exemplaire de L’Image-mouvement qu’il lui dédicace – qu’il en est « indiscernable, même quand il écrit seul ». Mais inversement et réciproquement, on ne pourra comprendre, par exemple, le complet changement du concept de transversalité dans les années 70, rapporté par Guattari à son invention de la « déterritorialisation », sans faire intervenir ce qu’il appelle lui-même le « miracle » de la rencontre avec Deleuze – Deleuze théoricien des signes et de l’événement rapportés à une biophilosophie du virtuel qui affirme la pensée du Corps sans Organes comme plan virtuel des forces, puissance intensive de différenciation… Miracle de la convergence du corps sans organes et de la transversalité. Dans un long entretien avec Michel Butel (1985), Guattari déclare ainsi : la « folie de travail » auquel a donné lieu L’Anti-Œdipe reposait sur « une entreprise savante et prudente, mais aussi radicale et systématique, de démolition du lacanisme et de toutes mes références antérieures et un travail d’épuration des concepts que j’avais ‘expérimentés’, mais qui ne pouvaient prendre leur pleine extension parce qu’ils leur restaient trop attachés. Il fallait qu’il y ait une certaine ‘déterritorialisation’ de mon rapport au social, à La Borde, à la conjugualité, à la psychanalyse, à la FGERI [Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles] pour qu’on puisse donner toute leur portée à des concepts comme celui de ‘machine’… ». En sorte que Deleuze devient l’agent et la condition de réalité de la déterritorialisation formulée par Guattari… dont la transversalité a eu pour premier effet de les « sortir » l’un et l’autre de la psychanalyse ! C’est la double déterritorialisation, ou, si l’on veut, l’entre-capture de la guêpe et de l’orchidée. Ainsi dans l’Introduction à L’Inconscient machinique. Essais de schizo-analyse (1979), qui présente l’essentiel de la Pragmatique qui sera développée dans Mille Plateaux (une politique de la langue), Guattari écrit-il : « Bien que je les aie rédigés seul, ces essais sont inséparables du travail que Gilles Deleuze et moi-même menons ensemble depuis des années. C’est la raison pour laquelle, lorsque je serai amené à parler à la première personne, ce sera indifféremment à celle du singulier ou du pluriel. Qu’on n’y voie surtout pas une affaire de paternité relative aux idées qui sont ici avancées ! Tout est question, là aussi, d’‘agencement collectif’. »

Reste que cet agencement Deleuze et Guattari, que l’on déclinera côté Guattari, signifie aussi que Deleuze, depuis la seconde partie du Proust publiée en 1970 où la « transversalité » machine l’œuvre d’art moderne, travaille sous la poussée de Guattari. (Comme dans cette phrase fameuse, prononcée par le philosophe dans un entretien de 1972 avec Michel Foucault : « La théorie, ça ne se totalise pas, ça se multiplie et ça multiplie. »). Avec et sans Deleuze, c’est bien à cette poussée constructiviste que nous entendons nous soumettre ici. Non sans faire nôtre l’acharnement avec lequel Guattari aura cherché toute sa vie à se mettre en travers de l’ordre « normal » des choses en empruntant des vecteurs dissidents, seuls susceptibles de s’opposer aux forces de destruction de toutes natures qui menacent nos potentiels de subjectivation et de singularisation.

Le dernier mot de cette Introduction revient à Félix, dans un hommage à Foucault détourné à notre propre usage : « Ce n’est pas par une pratique exégétique que l’on peut espérer maintenir vivante la pensée d’un grand disparu, mais seulement par sa reprise et sa remise en acte, aux risques et périls de ceux qui s’y exposent, pour rouvrir son questionnement et pour lui apporter la chair de ses propres incertitudes » (« Microphysique des pouvoirs et micropolitique des désirs », 1985).

Notes

[ 1] M. Antonioli, P.A. Chardel, H. Regnauld (dir), Gilles Deleuze, Félix Guattari et le politique, Paris, Éditions du Sandre, 2006.Retour

[ 2] Mozère L. (dir), « Gilles Deleuze et Félix Guattari, territoires et devenir », Strasbourg, Le Portique, n°20, 2007.Retour

[ 3] F. Guattari et S. Rolnik, Micropolitiques, Les Empêcheurs de penser en rond/Seuil, 2007.Retour

[ 4] F. Dosse, Gilles Deleuze, Félix Guattari, biographie croisée, Paris, La Découverte, 2007.Retour