« Trouver des réponses permettant d’atteindre les trois objectifs incontournables pour qu’un semblant de paix puisse s’installer dans ce XXIe siècle multiculturel : l’établissement de la Vérité, la Réparation et la Réconciliation »
Wole Soyinka1
La parution du rapport demandé par le Président Emmanuel Macron, Restituer le patrimoine africain : vers une nouvelle éthique relationnelle2, a provoqué une discussion enflammée et ouverte à tous les possibles, puis a conduit à une crispation des professionnels des musées3 et à une polarisation de la prise de parole des experts (juristes, historiens d’art, ethnologues). Le débat dans les media ou dans les colloques universitaires et professionnels s’est concentré sur la dimension patrimoniale (la possibilité des Africains de conserver leurs objets selon les normes muséales occidentales) et le cadre législatif (l’inaliénabilité des collections et les modes possibles de contournement). L’argument éthique invoqué par les rapporteurs Felwine Sarr et Bénédicte Savoy a été contourné. Le rappel des contextes coloniaux de domination des populations, du dépouillement quantitatif des pièces anciennes du patrimoine africain, pour énoncer le fait que les musées des démocraties actuelles ne peuvent plus garder des objets mal acquis pendant l’époque coloniale, a été vivement attaqué. Les détracteurs français de la restitution ont qualifié la démarche d’idéologique voire de communautariste (le patrimoine otage de la mémoire). Cela fait écho à des oppositions françaises récurrentes autour des questionnements postcoloniaux (comme, par exemple, la tribune récente sur la psychanalyse4), et témoigne de la difficulté à regarder en face l’histoire de ces collections et les mémoires collectives afférentes à cette période.
La controverse s’est étendue en dehors de la France, rappelant qu’il s’agit bien d’une responsabilité européenne face à l’Afrique, depuis l’entente des empires au cours de la conférence de Berlin de 1885 et des divers traités qui ont suivi. Les modes d’acquisition sont l’un des critères de restituabilité mis en avant. Aussi, en dehors des butins de guerre qui sont indiscutables, le rapport Sarr-Savoy a pris le parti d’inverser la charge de la preuve : l’État français et ses institutions doivent prouver que les objets ont été acquis dans une situation éthiquement équilibrée. Cela conduit déjà de nombreux musées à questionner plus sérieusement la provenance de leurs collections5.
Un autre critère de restitution serait de considérer les usages premiers de ces objets dans leurs contextes culturels d’origine, afin de déterminer leur importance pour les populations sources. Le Conseil des musées allemands a pris les devants en réfléchissant à un guide de bonnes pratiques concernant le traitement des biens issus de contextes coloniaux. Depuis, et très concrètement, des musées européens ont réalisé des restitutions d’objets6. D’un point de vue législatif, la thématique a été prise au sérieux par le Parlement européen, qui a appelé les membres de l’Union à la restitution du patrimoine africain7. Un projet de loi sur la restitution a été déposé début 2020 au Parlement portugais. Enfin, l’interruption d’une vente aux enchères d’objets béninois à Nantes montre un premier impact sur le monde du marché de l’art8.
Si ces actions semblent conforter un mouvement historique irréversible, cette controverse persistante s’adapte timidement aux diverses réalités du continent africain. Peu d’informations sont disponibles sur les modalités concrètes de retour de ces objets9 ainsi que sur leurs manières d’être réappropriées en Afrique. Beaucoup de pistes restent donc à explorer concernant l’impact des restitutions interafricaines. Aussi, dans cette Mineure, il s’agira de faire un pas de côté par rapport au débat sur le devenir des musées détenteurs de collections coloniales, particulièrement euro centré. En effet, la restitution n’est pas seulement le déplacement matériel d’un artefact d’un musée à un autre, elle doit être entendue comme un geste symbolique qui touche aux cadres de nos imaginaires politiques. Ce qui la justifie, c’est la reconnaissance des exactions commises lors de leur collecte, et dont les effets se font encore ressentir aujourd’hui. La souffrance causée par cette violence, la brutalité inouïe de la colonisation10, dont la collecte forcée d’« objets ethnographiques » n’est qu’une modalité, reste largement niée, ou – au mieux – incomprise.
C’est donc à partir de ces angles morts que pourraient s’ouvrir de nouveaux horizons. C’est dans ces incompréhensions et non-dits que doit se réaliser le vrai travail de réappropriation de l’histoire avec des mots, des musiques ou des idées. Il s’agit alors de chercher à resituer l’objet dans son parcours et ses divers usages, en donnant la parole à des personnes éloignées des cadres d’interprétations institutionnels et, qui par divers modes d’appropriation, ont la capacité de révéler les significations complexes de ces objets. Ce processus est décrit par Emmanuelle Cadet dans l’expérience Zone de contact/Objet d’ailleurs, avec les jeunes participants de l’association Alter Natives en France, au Sénégal et au Bénin.
Constatant la lenteur des restitutions effectives et les soubresauts moribonds d’une muséologie européenne hygiéniste, la proposition de Clémentine Deliss, curatrice et chercheure en histoire culturelle, suggère comment les institutions africaines pourraient utiliser ces collections historiques, comment les savoirs précoloniaux incorporés dans ces objets pourraient revitaliser l’économie, ou encore comment une musée-université pourrait faciliter ces appropriations au moyen des technologies digitales.
Bernard Müller, anthropologue, rend compte, lui, de l’importance des micro-récits ruraux dans la transmission de l’histoire coloniale dans les régions du nord du Togo, dans une approche qui échappe aux logiques académiques de la recherche. Il propose un mode de restitution de ces mémoires effacées au sein d’un dispositif de communication inventif.
À la tête d’un musée des cultures du monde à Cologne, Nanette Snoep invite à un changement radical de paradigme, faisant basculer la mission prioritaire des musées ethnographiques « de la conservation à la conversation ». La restitution doit aussi permettre aux descendants des peuples hier colonisés de contrôler ce qui est fait de leurs collections en Europe. Une telle démarche implique une refonte intégrale du modèle du musée, en y intégrant, dans son organigramme décisionnaire, des personnalités originaires des pays dont sont issus les objets.
L’écrivain ghanéen Kwame Opoku s’interroge sur la persistance des Européens à instrumentaliser les Africains, en leur proposant des prêts d’objets en place de restitution de leurs biens. Elara Bertho revient sur les productions littéraires de Felwine Sarr, co-auteur du rapport, qui envisage une autre relation à l’Afrique, en considérant ces objets comme des passeurs de culture et qui, par une créolisation des médiations, invitent à imaginer une nouvelle façon d’habiter le monde.
Ces démarches ont en commun d’être hétéroclites et fragmentées, et de se développer à petite échelle, dans les friches. Elles construisent autrement la problématique de la restitution que dans les institutions culturelles. Leur préoccupation première n’est pas de reproduire les hiérarchies existantes en les transposant sous d’autres latitudes, mais de concevoir, au niveau micro-politique, d’autres modes de fonctionnement qui donnent vraiment la parole aux subalternes, comme nous le rappelle Gayatri Spivak11.
1The Burden of Memory, the Muse of Forgiveness, Oxford University Press, 1999.
2Rapport remis au Président de la République le 23 novembre 2018, https://bj.ambafrance.org/Telecharger-l-integralite-du-Rapport-Sarr-Savoy-sur-la-restitution-du
3ICOM France, Restituer, les musées parlent aux musées, 20 février 2019, www.icom-musees.fr/ressources/restituer-les-musees-parlent-aux-musees
4Tribune de 80 psychanalystes publiée dans Le Monde du 25 septembre 2019 et intitulée « La pensée « décoloniale » renforce le narcissisme des petites différences ».
5D’ailleurs, l’Allemagne a engagé un budget conséquent pour ce faire et certains musées français se penchent depuis davantage sur les modes d’acquisition de leurs artefacts (Musée de l’Armée en France).
6Rappelons les annonces de l’université de Cambridge de rendre un coq à Benin City, des musées de Prusse de restituer des centaines d’objets à la Namibie. Plus largement, le musée de Manchester a promis de restituer 43 objets aux autochtones australiens ; et la Finlande s’est engagé a rendre 600 objets à des Amérindiens des États-Unis.
7Article 8 de la Résolution du Parlement européen du 26 mars 2019 sur les droits fondamentaux des personnes d’ascendance africaine en Europe.
8www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/nantes-44000/nantes-la-vente-d-art-africain-perturbee-6276676
9Citons dans ce sens le colloque « Le retour de la restitution », 12 juin 2019, www.inalco.fr/evenement/retour-restitution-geopolitiques-patrimoine-ethiques-transfert-economies-retour
10Voir la série de Pierre Singaralévou/Arte.
11Les subalternes peuvent-ils parler ?, Éditions Amsterdam, 2006.
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