Lorsqu’un gouvernement de centre-droit propose de tester une forme de revenu universel, cela prouve que le conflit social glisse en territoire nouveau et inexploré. Pour le meilleur ou pour le pire ? En Finlande, les élections législatives du 19 avril 2015 ont donné le pouvoir à un gouvernement de centre-droit rassemblant le parti centriste (Keskusta), le parti conservateur (Kokoomus) et le parti populiste et xénophobe (Perussuomalaiset). Le programme du gouvernement reprend la litanie habituelle des thèmes chers aux exécutifs en période de récession économique : maîtrise des dépenses publiques, équilibre budgétaire, diminution de la dette, réformes structurelles du marché de l’emploi et des systèmes de santé et de sécurité sociale. Dans la foultitude de détails qu’il contient (il est lourd de 74 pages, sans doute en raison de la méfiance envers les populistes), une courte phrase, d’à peine une ligne en page 21, nous interpelle : « un système de revenu universel sera testé ».
Le groupe de travail, mis en place pour encadrer le projet d’instauration d’un revenu universel, a bouclé son travail fin mars, après moins d’un an de discussions. Il s’agira d’octroyer 550 euros par mois à un groupe de 1 500 personnes. Si elles sont demandeuses d’emploi, elles pourront bénéficier des autres prestations sociales existantes. Par contre, si elles ont un emploi, elles seront soumises à un taux d’imposition moyen de 43 % sur tous leurs revenus, ce qui permettra de financer en partie le système. La montagne a accouché d’une minuscule souris. Mais si la souris se bat, elle aussi peut grandir…
Terminologie : prestations sociales et revenu universel
À ce stade, il est essentiel d’apporter quelques précisions terminologiques. Dans certains pays comme l’Italie, les principales formations politiques (en l’occurrence, les partis de Renzi et de Grillo) parlent d’un « reddito di cittadinanza », d’un « revenu de citoyenneté » ou d’un « revenu universel », qu’ils envisagent comme une prestation sociale destinée aux personnes sans revenu ou aux personnes à bas revenus. Un flou total règne autour des conditions d’octroi de ce « revenu universel » : quid si le bénéficiaire éventuel refuse un emploi qu’on lui offre ? En Italie, c’est probablement vers l’année 1971, à l’époque du Potere Operaio, qu’apparaît le concept de revenu universel, compris à l’époque comme un salaire garanti. Depuis, les défenseurs du revenu universel l’envisagent comme un revenu accessible à tous et inconditionnel (non soumis à l’obligation d’accepter un emploi). À mille lieues des nouveaux concepts de revenu de citoyenneté, apparu en Italie et ailleurs, qui le lient à des seuils de revenu et le soumettent à des conditions diverses et variées.
Revenons en Finlande où, comme dans les autres pays scandinaves, la sécurité sociale est un droit constitutionnel pour les citoyens. En effet, chaque citoyen a un droit direct ou indirect à la Sécurité sociale, pour lui permettre de vivre dans la dignité. Tous les citoyens finlandais sans emploi, donc, ont droit à une prestation minimale garantie, en moyenne 837 euros, et à une aide au logement dont le montant varie selon les régions (et tourne en moyenne autour de 330 euros par mois). Dans les faits, chaque citoyen finlandais demandeur d’emploi, a droit à une prestation sociale tournant autour de 1 167 euros. À ce montant s’ajoutent environ 100 euros d’allocation familiale par enfant à charge, soit une moyenne de 207 euros. Enfin, tout citoyen pris dans une situation d’urgence peut solliciter auprès des services communaux une aide sociale (indemnités pour soins de santé, éducation des enfants et autres). L’obligation d’être demandeur d’emploi exclut, de facto, de l’accès à ces prestations sociales les étudiants (qui bénéficient d’autres formes d’aide comme une aide au logement de 669 euros par mois), les pensionnés, les chefs d’entreprise (y compris les indépendants et les micro-entrepreneurs) et les personnes qui refusent systématiquement les offres d’emploi. L’expression « être demandeur d’emploi » ne signifie pas automatiquement qu’il faille accepter n’importe quel emploi offert. Les offres doivent correspondre aux diplômes et au parcours professionnel du chômeur. En outre, les chômeurs ayant travaillé pendant plus de six mois ont droit, pendant les deux années suivantes, à une allocation de chômage nettement supérieure au montant minimum. Cette allocation correspond à une fourchette située entre 60 et 70 % du dernier salaire perçu, soit une moyenne de 1 450 euros.
Vu de gauche
En Finlande, les citoyens ne doivent avancer aucune raison financière lorsqu’ils font valoir leur droit au revenu universel… du moins en théorie. Par contre, des critères bien plus profonds et plus intéressants se substituent aux critères purement financiers. Selon les Verts et la gauche radicale, l’existence du revenu universel trouve sa raison d’être dans les bouleversements sociaux survenus en Finlande :
1) La transformation du système de production et du marché de l’emploi (qui ne concerne pas uniquement les acteurs sociaux) brouille la distinction entre travailleurs, chômeurs, étudiants et entrepreneurs. Les périodes d’emploi suivent les périodes de chômage à un rythme de plus en plus régulier. Les étudiants travaillent, les chômeurs étudient et par « entrepreneur », on entend aussi bien « travailleur indépendant » ou « auto-entrepreneur » (et, qui sait ?, « étudiant » ou « chômeur »). Le système de Sécurité sociale actuel ne parvient plus à couvrir la multitude d’acteurs sociaux et professionnels ni à absorber la diversité de temps de production/reproduction.
2) Le système de Sécurité sociale devient un système de contrôle qui, paradoxalement, génère de nouvelles formes d’insécurité. Ainsi, les décisions concernant les prestations, leur durée et leur fréquence sont discrétionnaires et dépendent d’une interprétation du statut professionnel du bénéficiaire. En conséquence, décideur et citoyen sont liés par une relation de dépendance. Les prestations de travail ne sont plus évaluées de manière objective sur la base des heures prestées (modèle fordiste), ce qui renforce encore l’aspect discrétionnaire de la décision. Une personne travaillant sur un projet numérique pendant une semaine, à raison de 20 heures par jour, y compris les jours fériés, peut avoir le même statut qu’une autre personne ayant travaillé sept heures par jour pendant un mois, même si elle a été au chômage pendant 20 jours. Quel niveau de prestations octroyer à cette personne ? Dans ce cas de figure, le revenu universel présupposerait que le marché de l’emploi et les agents de production ont changé de façon radicale et que les citoyens producteurs rejettent les mécanismes de contrôle, profondément biopolitiques, qui s’immiscent dans la vie quotidienne, dans leur « vraie vie ».
Vu de droite
Pourquoi un gouvernement de centre-droit décide-t-il de tester un système de revenu universel ? Si ses motivations s’éloignent en partie, et bien évidemment, de celles des Verts et de la gauche radicale, le mouvement de centre-droit intègre également les bouleversements opérés dans les modes de production sociale. Les motifs invoqués de ce côté-là sont les suivants :
1) Les régimes de Sécurité sociale actuels sont à ce point rigides qu’ils ne permettent plus d’utiliser la main-d’œuvre disponible de manière flexible. Assez paradoxalement, lorsqu’un individu accepte un contrat de travail de très courte durée, il peut constater une diminution, plutôt qu’une augmentation, de ses revenus. Et, en conséquence, se désintéresser des offres d’emploi flexible.
2) Les systèmes actuels de Sécurité sociale ne couvrent pas les micro-entrepreneurs et freinent donc la possibilité d’externaliser les processus de production. Rappelons que, traditionnellement, les micro-entrepreneurs appartiennent à la base électorale des partis au pouvoir. En l’occurrence, le centre-droit voit dans le revenu universel un instrument permettant de poursuivre la flexibilisation du marché de l’emploi, au détriment de la société, et d’offrir une garantie de Sécurité sociale (aujourd’hui inexistante) à sa base électorale.
3) Enfin, pour le centre-droit, le revenu universel devrait rendre le secteur public plus « efficace » : les versements automatiques d’argent à tous rendent inutiles les fonctionnaires du secteur public chargés d’évaluer les dossiers individuels de manière discrétionnaire, comme c’est le cas aujourd’hui. Le centre-droit voit dans le revenu universel l’occasion de réduire considérablement les effectifs des pouvoirs publics (fédéraux et communaux), qui constituent traditionnellement une importante base électorale du centre-gauche. Le revenu universel servirait donc également à démanteler l’appareil public.
Les grands absents
Les syndicats et la gauche traditionnelle, principalement les socio-démocrates, se sont historiquement opposés au revenu universel, invoquant des arguments moralistes et socio-économiques : le revenu universel créerait une classe de personnes sous-payées et rétives au travail. Évidemment, l’interprétation faite par la gauche traditionnelle laisse à penser que ce groupe de personnes ne s’intéresserait à aucune forme de représentation, ni sur le lieu de travail ni dans la sphère politique, où la gauche continue, du moins le pense-t-elle, à représenter les travailleurs.
D’un point de vue idéologique, la gauche traditionnelle et les syndicats admettent difficilement que le plein-emploi, sous ses formes passées, n’est plus possible ni souhaitable dans une société qui a connu, il y a plusieurs décennies déjà, une transition postfordiste. S’ils acceptaient que le développement social puisse se réaliser autrement que par le travail ou par l’élargissement du marché du travail, ils devraient envisager de nouveaux modèles d’organisation, de participation et, bien sûr, de développement social.
Épinglons un autre aspect plus matériel du débat en cours : tant en Finlande que dans les autres pays scandinaves, ce sont les syndicats qui gèrent une partie des allocations de chômage octroyées par l’État. Le chômeur affilié à un syndicat, et qui perçoit une allocation de chômage, peut donc se définir comme un « client » du syndicat. À nouveau, le revenu universel risque de porter ombrage au rôle social central joué par les syndicats.
Allons plus loin. Les politiques économiques et sociales menées en Finlande et dans les pays scandinaves sont négociées sur une base trilatérale entre le gouvernement, les employeurs et les syndicats. En d’autres termes, de nos jours, les syndicats et les employeurs contiennent la progression des salaires et le gouvernement octroie des avantages fiscaux. En théorie, le revenu minimum pourrait œuvrer à l’affaiblissement des syndicats s’ils ne changent pas radicalement de point de vue : comprendre enfin que le revenu minimum peut être un moyen d’accepter des emplois mal rémunérés, comme le propose le centre-droit, ou un moyen de faire augmenter la masse salariale, comme le proposent les franges les plus progressistes parmi les Verts et la gauche radicale. En fin de compte, tout dépend du montant du revenu minimum.
Les multiples espaces de confrontation concernant le revenu universel
Les questions liées au revenu universel sont susceptibles d’ouvrir différents espaces de confrontation pour les personnes représentées par les nouveaux acteurs sociaux et agents de production. Avant tout, il y a confrontation politique avec la gauche traditionnelle et la gauche syndicale concernant l’hégémonie affirmée au sein des structures sociales par les nouveaux agents de production. Soyons précis : les statistiques semblent indiquer qu’en Finlande, les niveaux d’emploi sont les mêmes qu’il y a vingt ans. Toutefois, il convient de souligner une différence de poids : le nombre de travailleurs de plus de cinquante ans a augmenté considérablement (relèvement de l’âge de la retraite), alors que le taux d’emploi des jeunes s’est tassé. En outre, il semblerait que le nombre de contrats de travail à durée déterminée n’ait pas augmenté en comparaison avec le passé. Est-il dès lors judicieux de parler de précarité ? Tout à fait, et pour deux raisons. Tout d’abord, il est plus facile de licencier des personnes ayant un contrat à durée indéterminée – sinon grâce à la législation, dans les faits, grâce à la culture de gestion d’entreprise. Ensuite, et plus important encore, les personnes perçoivent davantage la précarité et l’insécurité. Cette perception subjective a surtout augmenté chez les jeunes. Souvent, on a tendance à envisager la personne précaire sous un angle sociologique en oubliant que la précarité est un contenu qui affecte toutes les structures sociales. Il semblerait que les formes traditionnelles de protection sociale n’insufflent plus un sentiment de sécurité aux nouveaux acteurs du monde de la production, ni aux anciens acteurs d’ailleurs. Dès lors, pour trouver de nouvelles formes de protection sociale, il convient de rompre avec la gauche traditionnelle et avec les syndicats puisqu’ils ne veulent pas renoncer à leur rôle de défenseurs des déterminants désuets de la protection sociale.
À cette confrontation relative à l’hégémonie interne aux structures sociales, vient s’ajouter une bataille plus importante, peut-être la plus importante : la confrontation sur le montant du revenu universel. Pour le mouvement de centre-droit finlandais, le revenu minimum doit assurer la simple survie à travers un emploi mal rémunéré et de durée incertaine. Il ne constitue pas le fondement d’une société basée sur la reconnaissance et sur le partage des richesses sociales produites ensemble, mais bien un simple instrument de gestion rationnelle de la main-d’œuvre, qui paradoxalement peut en effet porter atteinte à la situation financière de nouveaux agents de production (les 550 euros de revenu minimum proposés par le gouvernement sont effectivement inférieurs aux 669 euros octroyés aux étudiants).
En résumé, aujourd’hui, il est impossible de revenir aux modèles du passé et nous sommes donc confrontés à un conflit entre les générations (on l’oublie souvent). Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agira pas d’accepter ou de rejeter l’idée d’un revenu universel. Il s’agira plutôt d’en déterminer le montant. Voilà le point de départ.
Traduit de l’italien par Serge Federico
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