« Habiter ce monde, c’est partir d’un lieu, certes, un lieu-matrice, mais dont on apprend à se déprendre pour l’articuler à d’autres lieux. »
Felwine Sarr, Habiter le monde
On connaît Felwine Sarr pour la publication de son rapport en faveur des restitutions d’objets d’art africain, co-écrit en 2018 avec Bénédicte Savoy, Restituer le patrimoine africain1. Au grand dam de plusieurs acteurs français du champ culturel et marchand, des propositions concrètes de restitutions pérennes ont été envisagées pour la première fois – provoquant un important scandale médiatique. On connaît moins l’étendue théorique et littéraire de l’œuvre de F. Sarr, multiple, protéiforme, tout à la fois écologique, poétique et intensément politique. Elle éclaire pourtant ses positions sur la restitution en l’insérant dans une pensée plus vaste de la relation d’une part, et de la manière d’habiter les lieux d’autre part. Elle permet surtout de redonner tout son poids au geste de « restituer » : il ne s’agit pas uniquement d’une translocation d’objet d’un pays à un autre mais d’une transformation de ces objets en passeurs de culture, en acceptant les multiples strates de sens qu’ils ont accumulés au cours de leur histoire, en faisant d’eux des supports de nouveaux imaginaires, encore à naître.
Restitution et relation
Prendre au sérieux les positions défendues dans Restituer le patrimoine africain, c’est en déplier les versants philosophiques, écologiques et littéraires. Nous vivons, écrit F. Sarr dans Habiter le monde, Essai de politique relationnelle2, « une profonde crise de la relationnalité ». Nous sommes pris dans une logique nécessairement économique où il n’est question que de lutte, d’extraction, de bénéfice. Il n’y a plus de place aujourd’hui pour une pensée où l’échange pourrait être bénéfique pour les deux parties. Telle est pourtant sa conception de l’œuvre d’art : l’œuvre nourrit celui qui la regarde et elle féconde des imaginaires à venir. D’où le drame du pillage généralisé des œuvres d’art pendant la période coloniale : non seulement les œuvres d’art ont été extraites du contexte culturel au sein duquel elles faisaient sens (les statues sont « mortes », pour reprendre Alain Resnais et Chris Marker), mais plus, elles n’ont pas pu nourrir les imaginaires de générations et de générations de publics africains.
Cette conception très large de la relation – chargée d’échos à la pensée d’Édouard Glissant – n’est pas uniquement esthétique, elle se double également d’un versant écologique : on ne conçoit aujourd’hui la nature que comme une ressource à exploiter et l’on n’en prend donc pas soin véritablement. Il ne s’agit que de la penser en termes de rendement et d’extraction, et non en termes d’inclusion du vivant, d’inter-relations entre humains et non-humains. Cette conception de la relation, enfin, comporte aussi un versant politique : à l’heure où le « délit de solidarité » est inventé, le migrant est nécessairement perçu comme désirant profiter unilatéralement d’une portion de la relation, tandis que Sarr défend au contraire une qualité de relation interpersonnelle qui puisse être « un enrichissement mutuel, un jeu à somme positive ». Cette multiple déclinaison de la « relation » sous-tend la rédaction de son rapport sur les restitutions. Pour lui, les œuvres d’art spoliées sont à comprendre dans une mécanique de déculturation intentionnelle et d’appropriation systématisée qui a pour nom la colonisation. Les « objets-repères3 », arrachés à leur contexte de signification, sont arrivés sur un autre continent et ont nourri les imaginaires des artistes et des écrivains français. Cette histoire, dont le Surréalisme parmi bien d’autres est héritier, appartient désormais de plein droit aussi à ces objets : ils ont « incorporé plusieurs régimes de sens ». Ils sont devenus « des lieux de la créolisation des cultures et sont de ce fait armés pour œuvrer comme médiateurs d’une nouvelle relationnalité4 ». Faire revenir les objets sur le continent africain, c’est faire de ces objets des passeurs de cette histoire multiple et surtout, les faire renaître dans des imaginaires créolisés. Il y aurait ce que l’on pourrait appeler une « infusion » de l’œuvre d’art, poreuse à l’univers qui l’entoure, chargée d’une histoire longue, imprégnant en retour les spectateurs qui la contemplent.
Des lieux-matrices d’où penser le monde
Comme l’œuvre d’art, les lieux sont également objets de relations. À cet égard, il faut se tourner avant tout vers la poésie et les nouvelles de F. Sarr pour mieux comprendre ce qu’il entend par « habiter le monde » dans son essai théorique. Originaire de Niodior – mention qu’il ne manque jamais d’indiquer dans les quatrièmes de couverture de ses œuvres –, l’écrivain construit autour de cette île du Sénégal une géographie mentale singulière qui structure son œuvre et sa pensée. Or cette géographie poétique est tout sauf recroquevillée sur elle-même ou encore régionaliste : dans ses textes, elle est constamment branchée et articulée à d’autres points de la planète, à des souvenirs littéraires multiples, à des références mondialisées, qui viennent à leur tour peupler le lieu de départ. Le lieu d’origine est avant tout la matrice pour penser le monde. C’est depuis le local que s’étoilent les lieux, les pensées, les rencontres. La région de Saint-Louis, où enseigne F. Sarr, constitue une source d’inspiration, et de méditation, régulière. Le recueil de poèmes et de chansons Ishindenshin5 en est un bon exemple, signifiant par son titre même. Littéralement « de son esprit à mon esprit », le terme est traduit du japonais pour désigner une relation interpersonnelle tacite, qui recouvre un concept du Zen, présent également dans les arts martiaux. Il s’agit d’un emprunt typique de l’œuvre de Sarr : introduire dans la géographie sénégalaise un concept japonais, lui donner sens, et s’en nourrir de manière cosmopolite pour le faire entrer en dialogue avec d’autres formes du monde. La description des environs de Saint-Louis emprunte tout à la fois à la tradition poétique sérère ou peule d’éloge du territoire, d’énumération des villes et des lieux par lesquels le poète est passé – le poème fonctionnant comme une carte-itinéraire – à l’instar d’un Bakary Diallo6, tout en l’articulant à d’autres lieux, d’autres conversations, d’autres univers mentaux.
« Sur le quai de Pire, une peine roule vers Ngaye aux larges hanches
Kébémer en habits de lumière et le Cayor reverdit
Ciel-en-arc
Un troupeau de vaches ondule
Dos d’ânes de Mpal
Un téléphone sonne, sonne et gronde
Confidences sous un ciel capricieux »
Tous les toponymes font référence à des villes du nord du Sénégal, de la région de Saint-Louis, et le poème décrit un voyage, vraisemblablement lors de la saison des pluies, lorsque la végétation reprend vie et que les troupeaux sont amenés à paître. Des ciels lourds, gorgés d’eau, servent de décor à une conversation téléphonique qui interrompt subitement la description du paysage pour suggérer un hors-lieu. De la même manière, dans d’autres poèmes, Kigali (au Rwanda), les chants zoulous du Nataal (en Afrique du Sud), le Fouta Djalon (en Guinée), le Kilimandjaro (en Tanzanie) côtoient ainsi les anciens royaumes sénégalais du Cayor et du Bawol : la toponymie sénégalaise se branche régulièrement sur une géographie mentale intégrant l’ensemble du continent africain, afrocentriste en quelque sorte, résolument cosmopolite en tout cas.
Par « lieu-matrice », il ne faut pas forcément entendre un lieu d’origine qui serait unique mais bien plutôt un lieu dans lequel on a grandi, dans lequel on a lu, ou bien que l’on a aimé contempler ou côtoyer. Orléans ou Pantin font également figure de lieux-matrice dans les textes de F. Sarr. Lorsqu’il était étudiant en économie à l’université d’Orléans, Sarr prenait régulièrement, comme tous les étudiants, le tramway pour traverser la Loire qui est très large à cet endroit. Fadel, l’un des personnages de Dahij7, décrit ce qui a été longtemps appelé le « fleuve des rois » : « Tous les matins, il s’exerçait à contempler ne serait-ce qu’un instant ce fleuve. Le premier jour, il ne vit rien. Puis peu à peu il remarqua ses différentes teintes, ses crues, sa diète, ses petits îlots qui naissaient et mouraient, les sentiers qui le bordaient, la violence des murailles qui le contenaient, sa torpeur des jours pluvieux, sa vigueur changeante, son impermanence. Grise, sombre, verdâtre, alanguie, impétueuse ».
Chez F. Sarr, ces lieux, progressivement, deviennent des tableaux supports de méditations, des itinéraires qui ressemblent fort au trajet qu’effectue la huppe dans Le Cantique des oiseaux, de Farid al-Din Attar8, régulièrement cité par F. Sarr : il s’agit du jihad intérieur, du cheminement vers Dieu. Dahij, le titre du premier recueil de F. Sarr, n’est rien d’autre que « jihad » à l’envers : un chapelet de courts récits qui sont des méditations sur les liens entre le Coran et les autres textes profanes (de Strabon à Quignard, en passant par les maîtres soufis et les maîtres zen), et entre les hommes et la terre qu’ils habitent. Lorsqu’il retourne à Niodior, son île du Sine-Saloum, le narrateur de Dahij égraine les noms qui parcourent son itinéraire : « Le croisement Diamniadio. La gendarmerie. Un peu avant, la carrière. Diass, Gandigal, Sindia, puis la route de Mbour. À cette époque de l’hivernage, la savane est verte et luxuriante. La route bitumée fait l’effet d’une veine rouge s’enfonçant à l’intérieur des terres. Le chemin vers les origines, la remontée vers la source. Quelques baobabs esseulés, majestueux. Le «nous» appelle, le «je» aspire à la source et tente de s’y fondre. La veine rouge qui irrigue les prés verts. Les épis de mil qui déjà redressent la tête9 ».
Ainsi entendus, les lieux deviennent des supports de méditation, des portes d’accès vers soi et les autres. On voit bien dans ce passage comment le texte tente de rendre la densité du paysage traversé, où les strates de souvenirs et le rappel de la famille, de la communauté, côtoient la description d’une nature en pleine maturation. Le recueil 105 rue Carnot10, comme son titre le suggère, est également construit avant tout autour des souvenirs des villes, des lieux, des rues, au carrefour entre cheminement individuel (ouvertement soufi) et appartenance collective.
Pensée des lieux, pensée de l’art : l’Afrique comme utopie d’un nouvel universel
Dans tous les cas, le « lieu-matrice » sert à F. Sarr à penser le monde : il est un point d’ancrage, un point d’appui d’où résonne une pensée qui se veut résolument tournée vers l’extérieur, résolument cosmopolite. Cela ne signifie pas qu’elle s’extraie du territoire pour venir signifier unilatéralement sur d’autres points du globe. Au contraire, elle se nourrit d’un ancrage profond dans des lieux aimés, chéris – qui ne se résument pas à une origine géographique ou fantasmatiquement ethnique – pour embrasser le monde à venir. Le projet des « Ateliers de la pensée » à Dakar n’était pas autre chose : penser le monde à partir de l’Afrique, écrire l’Afrique-monde11. Ici, la pensée de F. Sarr rejoint celle du philosophe Souleymane Bachir Diagne, lorsqu’il tente de penser un nouvel universel, qui ne serait pas ethnocentré : dans En quête d’Afrique(s)12, il propose de reprendre à Merleau-Ponty la notion « d’universel latéral » – à distinguer de l’universalisme, occidental par défaut – qui ne serait plus seulement le point de vue d’une Europe conquérante sur le monde, mais, au contraire, une pensée de divers points de la planète, respectueuse de la diversité linguistique, fondée et éprouvée dans la traduction permanente des cultures entre elles, singulièrement des langues minorées. La solution élaborée par Sarr pour cette question de l’universel – appelons-le latéral également – est à trouver dans sa manière de décrire et d’habiter le lieu.
Décoloniser les esprits, trouver de nouvelles métaphores du futur, parer à la crise écologique qui menace au premier chef les pays les plus pauvres et notamment une grande partie du Sahel : les clés politiques de l’avenir de l’Afrique ne sont pas à chercher dans le mimétisme d’une politique de croissance imposée de l’extérieur avec des règles du jeu établies par des acteurs étrangers. Elle doit se fonder dans et pour les lieux concernés. Et l’on retrouve ici un trait fondamental de la pensée de F. Sarr : ces nouvelles utopies politiques s’établiront grâce à la culture, grâce aux romanciers africains qui contribuent à élaborer de nouveaux imaginaires, grâce aux musiciens et aux designers, grâce aux œuvres d’art rapatriées qui nourriront les récits du futur. Ainsi comprise, l’œuvre d’art est insérée dans un tout, au sein d’une pensée globale de l’imaginaire. L’œuvre d’art manquante est un vide dans l’imaginaire futur que l’Afrique produira d’elle-même. Surtout, l’art, l’imaginaire, participent pleinement de la construction des lieux : d’où cet appel enthousiasmant à investir les récits par des utopies : « L’Afrotopos est l’atopos de l’Afrique : ce lieu non encore habité par cette Afrique qui vient. Il s’agit de l’investir par la pensée et l’imaginaire.13 »
Restituer, c’est donc relier, c’est donc aussi habiter. Pour deux raisons au moins. D’abord parce que l’utopie africaine à venir passe par une conception globale de la culture et des imaginaires, où l’œuvre d’art joue un rôle tout aussi important que le romancier, le designer, le styliste, le cinéaste. Ensuite parce que l’œuvre d’art, fondamentalement, a un impact sur le lieu où elle se situe, qu’elle en féconde les imaginaires, qu’elle nous fait repenser autrement nos liens aux lieux que nous aimons.
1 Felwine Sarr, Bénédicte Savoy, Restituer le patrimoine africain, Paris, Philippe Rey / Seuil, 2018.
2 Felwine Sarr, Habiter le monde: essai de politique relationnelle, Collection Cadastres, Montréal, Mémoire d’encrier, 2017, p. 12.
3 Felwine Sarr, Bénédicte Savoy, Restituer le patrimoine africain, p. 19.
4 Ibid. p. 137.
5 Felwine Sarr, Ishindenshin: de mon âme à ton âme, Montréal, Mémoire d’encrier, 2017.
6 Mélanie Bourlet, Franck Guillemain, Bakary Diallo, mémoires peules, [en ligne] CNRS, 2016, p. 37, disponible sur www.canal-u.tv/video/cnrs_ups2259/bakary_diallo_memoires_peules_de_melanie_bourlet_et_franck_guillemain.23168
7 Felwine Sarr, Dahij, Paris, Gallimard, 2009, p. 33.
8 Farīd al-Dīn ʻAṭṭār, Le cantique des oiseaux, Paris, Diane de Selliers, 2016, (traduction de Leïli Anvar-Chenderoff).
9 Felwine Sarr, Dahij, p. 59.
10 Felwine Sarr, 105 rue Carnot: récits, Montréal, Mémoire d’encrier, 2011.
11 Achille Mbembe, Felwine Sarr (éd.), Écrire l’Afrique-monde: Ateliers de la pensée, Dakar et Saint-Louis du Sénégal, 2016, Paris, Philippe Rey, 2017.
12 Souleymane Bachir Diagne, Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s): universalisme et pensée décoloniale, Paris, Albin Michel, 2018.
13 Felwine Sarr, Afrotopia, Paris, Philippe Rey, 2016, p. 133.
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