La théorie du conatus représente un présupposé majeur de la philosophie spinoziste. Ses principes et ses concepts sont bien connus par les spécialistes et les interprètes de la philosophie spinozienne. Ils sont sans doute beaucoup moins connus et utilisés par les économistes et les sociologues. Frédéric Lordon, économiste, dans son essai intitulé La politique du capital, se sert des principes de la théorie spinozienne du conatus pour interpréter un événement financier et tenter d’en dégager les critères analytiques nécessaires à sa compréhension. Quel est en occurrence cet événement financier ? C’est le conflit qu’opposa, de janvier à août 1999, la BNP à la Société Générale et à Paribas. Quel est le sens d’une telle opération pour le capitalisme français ? Quels sont les lois et les principes qui régissent la lutte financière pour le contrôle des banques ? Pourquoi peut-on parler à propos d’un tel événement de « politique du capital » ? En essayant de répondre à ces questions, F. Lordon montre que les rapports entre les « sujets » du capital ne sont pas fondés sur une « pure économicité » mais, bien plus profondément, sur une dynamique de puissance utilisant des relations « médiatisées par l’échange marchand ». La politique du capital se révèle ainsi comme étant, par essence, une affaire de « souveraineté », c’est-à-dire comme une nécessité de persévérer dans son être à partir de l’affrontement avec la puissance d’autrui. Et ce qui est en jeu dans cet affrontement n’est rien d’autre que la « vie » ou, mieux encore, la « survie » du capital.
La théorie du conatus représente un présupposé majeur de la philosophie spinoziste. Chaque mode de la substance infinie – chaque chose finie – possède une quantité de puissance qui la détermine dans l’effort de persévérer dans l’existence. Cette puissance modale, identique à la « vie » de la chose, n’est rien d’autre que l’affirmation finie de la puissance infinie de la substance. Cette conception de la modalité conduit Spinoza à penser le rapport entre les choses sur le modèle d’un rapport conflictuel et antagonique. La relation qu’une chose finie entretient avec une autre chose finie se déploie dans un horizon mondain d’opposition et d’affrontement. Le célèbre axiome de la Quatrième Partie de l’Ethique systématise une telle conception de la puissance finie : « Il n’est donné dans la Nature aucune chose singulière qu’il en soit donné une autre plus puissante et plus forte. Mais, si une chose quelconque est donnée, une autre plus puissance, par laquelle la première peut être détruite, est donnée ». Dans le Traité politique, Spinoza se sert de cet axiome pour fonder la correspondance théorique et pratique entre le droit et la puissance : en effet, la puissance qu’une chose possède et exprime dans son activité s’identifie par là même à l’affirmation pleine et complète de son droit. Tout le problème de la politique consiste donc à qualifier, selon des formes appropriées réduisant au minimum la logique conflictuelle de l’affrontement, la constitution collective des différentes puissances individuelles. Constitution collective qui, par ailleurs, ne poursuit qu’une seule finalité : la conservation pure et simple du corps politique.
Spinoza, BNP, Société générale…
Ces principes et ces concepts sont bien connus par les spécialistes et les interprètes de la philosophie spinozienne. Ils sont sans doute beaucoup moins connus par les économistes et les sociologues. C’est la raison pour laquelle on ne peut que lire avec grand intérêt et apprécier dans toute son originalité l’essai de Frédéric Lordon intitulé La politique du capital([[F. Lordon, La politique du capital, Paris, Odile Jacob, 2002. ). Où résident l’intérêt et l’originalité de cet ouvrage ? Précisément dans le choix, conceptuel et méthodologique, d’appliquer les principes de la théorie spinozienne du conatus à un événement économique précis afin d’en révéler la spécificité et d’en dégager les critères analytiques nécessaires à sa compréhension. Quel est en l’occurrence cet événement économique ? C’est le conflit qu’opposa, de janvier à août 1999, la BNP à la Société Générale et à Paribas. On connaît les faits. Au début de l’année 1999, la Société Générale lance le projet d’une fusion avec Paribas ; la BNP se trouve ainsi isolée et sa seule possibilité de survie dans ce nouveau contexte financier ne dépend que d’un choix stratégique radical : lancer une double contre-OPE. Or, quel est le sens d’une telle opération pour le capitalisme français ? Quels sont les lois et les principes qui régissent la lutte financière pour le contrôle des banques ? Pourquoi peut-on parler à propos d’un tel événement de « politique du capital » ?
En s’interrogeant ainsi, F. Lordon entend d’emblée dissiper un certain nombre de malentendus : parler de politique du capital ne signifie pas « évoquer l’emprise des puissances privées sur la vie collective et, par là, la concurrence de fait dans laquelle elles entrent vis-à-vis du pouvoir politique, [ou reprendre d’une manière ou d’une autre la thématique marxienne de l’appareil d’État pénétré par les intérêt privés, la puissance publique se trouvant remise de fait aux mains des grands du capital [… En fait, on se propose d’envisager la politique non pas comme une extension du capital, mais comme partie de son activité intrinsèque. La politique du capital n’est pas (seulement) le supplément de puissance déployé à partir d’une base strictement économique, comme le proposent les précédentes interprétations, elle est l’expression de ce que, dans son mouvement même, le capital a à voir avec la recherche de la puissance, que toute son économie y concourt et s’y trouve d’une certaine manière dédiée »([[Ibidem, p. 7-8). Autrement dit, F. Lordon montre que les rapports entre les « sujets » du capital ne sont pas fondés sur une « pure économicité » mais, bien plus profondément, sur une dynamique de puissance utilisant des relations « médiatisées par l’échange marchand ». La politique du capital se révèle ainsi comme étant, par essence, une affaire de « souveraineté », c’est-à-dire comme une nécessité de persévérer dans son être à partir de l’affrontement avec la puissance d’autrui. Et ce qui est en jeu dans cet affrontement n’est rien d’autre que la « vie » ou, mieux encore, la « survie » du capital. « C’est de vivre ou de mourir qu’il est question, de se maintenir dans l’être du capital ou d’en disparaître, de s’y étendre ou de s’y amoindrir, et ce sont là des enjeux vitaux qui priment toute autre considération, et s’imposent sans compromis possible.»([[Ibidem, p. 10. )
Économie politique de la puissance
La conséquence qui dérive de cette logique de puissance est décisive : il ne s’agit ni plus ni moins que de l’émergence et de l’affirmation d’une « rationalité politique qui se superpose à la rationalité économique ». La finalité poursuivie par le capital ne réside pas exclusivement dans la recherche pure et simple du profit et de sa maximalisation exponentielle mais également, et plus nécessairement, dans l’expression vitale de son être – de sa puissance au sens strictement spinozien du terme. La puissance du capital se présente par conséquent comme étant une nécessité préalable à la mise en œuvre de toute rationalité économique. Le déplacement théorique opéré par F. Lordon par rapport à toute explication simplement économique de la stratégie du capital est en ce sens important : en effet, « la croyance en la pure économicité des choses économiques, et notamment croyance que l’avènement de l’économie signifie l’arraisonnement parfait des pulsions sauvages et leur domestication intégrale au service de la seule maximisation du profit, est mensongère »([[Ibidem, p. 15. Cf. à titre de contre-exemple la thèse de Hirschmann, Les passions et les intérêts, Paris, PUF, 1980.). L’analyse classique (y compris marxienne) faisant du calcul du profit le seul mobile de l’activité capitaliste se trouve par là même clivée par une « autre » analyse : celle qui fait référence à la puissance politique du capital et à sa rationalité immanente. Cette nouvelle « économie politique de la puissance » constitue la véritable « ontologie grise » du capital, la force stratégique qui ne cesse de traverser sa rationalité économique. C’est dire que le capital, avant de se lancer dans la recherche du profit, doit impérativement s’assurer de sa politique ; en d’autres termes , il doit persévérer dans sa puissance pour éviter d’être annihilé et détruit par une puissance antagonique plus forte. Le capital n’a sans doute pas oublié le profit – mais cette recherche du profit est nécessairement couplée à l’exigence vitale de l’affirmation réitérée de sa puissance « politique ».
À cet égard, une question s’impose : quel est le capital qui déploie ici sa puissance ? Réponse : il s’agit du capital qui résulte de l’alliance historique et contradictoire entre le capital industriel-entrepreneurial et capital patrimonial-financier. De ce point de vue, la politique du capital, telle qu’elle se manifeste dans le conflit des banques françaises à la fin du XXème et au début de XXIème siècle, est inconcevable et réellement impossible en dehors de la genèse historico-sociale de ses modes de production. La finance constitue sans doute le principal de ces modes de production ; en effet, « à la lente et progressive constitution d’un appareil industriel par la formation du capital fixe, les marchés d’actions substituent la possibilité quasi instantanée de la croissance externe. Et de même qu’elle intensifiait la part de menace de la prédation, la circulation des titres en accroît le potentiel positif comme opportunités d’appropriation (…). Tout le pouvoir conquis par les marchés de titres tient à ce que leur développement a irrésistiblement conduit le conatus industriel à vouloir prendre le chemin de la finance (…) La force spécifique de la finance c’est donc de conduire les autres agents à réexprimer leur conatus dans son idiome propre, pouvoir d’attraction qui porte à son comble la contradiction du conatus industriel et du conatus patrimonial : le premier est irrésistiblement conduit à emprunter les voies de la finance, donc voué à rencontrer le jugement du second, et le second n’a jamais été en situation d’affirmer avec plus grande radicalité sa logique propre de maximisation du profit, c’est-à-dire sa divergence avec le premier. Cette tension est latente en chaque opération de fusion-acquisition »([[F. Lordon, La politique du capital, op. cit., p. 42-44. ).
Il est par conséquent évident que les processus de financiarisation et de déréglemention des marchés mis en œuvre au début des années 1980 ont permis de libérer et d’affranchir la puissance du capital patrimonial de l’emprise des structures étatiques qui en limitait l’affirmation ; mais il est également vrai que la téléologie qui l’anime – la maximisation du profit – ne peut se réaliser qu’à condition de faire de sa « politique de puissance » sa raison d’être la plus profonde. C’est pourquoi « l’affrontement de la BNP, de la Société Générale et de Paribas est l’histoire semi-nécessaire – en ce sens qu’une histoire de ce type était vouée à se produire, mais qu’il était contingent qu’elle impliquât ces trois-là à ce moment-là – du conatus industriel à l’époque d’un capitalisme dont les structures se sont transformées pour conférer au conatus patrimonial un surplus de puissance. Par ce surplus, c’est-à-dire par l’effet des transformations structurelles qui lui ont donné naissance, voilà donc le capital patrimonial porté en position d’hégémonie et institué comme arbitre des conflits d’existence au sein du capital tout entier »([[Ibidem, p. 78. ). Les changements structuraux qui ont investi l’histoire récente du capitalisme français et européen permettent ainsi de décrire les contours d’une « actualité économique » qui, derrière l’évidence transparente de ses règles et les comportements équilibrés de ses acteurs (valorisation boursière, gain de compétitivité, intérêt des actionnaires) laisse transparaître la réalité effective d’une « rationalité contrariée » et « fondamentaliste », celle qui répond à l’appel indispensable à la vie du capital : persévérer indéfiniment dans sa puissance([[Ibidem, chap. IV et V. ).
Biopolitique du capital
En conclusion, on peut sans doute affirmer que le livre de F. Lordon est important à plusieurs titres. Premièrement, pour le choix méthodologique capable d’allier, d’une manière très rigoureuse, la conceptualité philosophique spinozienne avec les présupposés expérientiels des sciences sociales. Dans cette perspective, ce qui rend l’analyse de F. Lordon très féconde est l’application de la théorie spinozienne de la puissance à la « rationalité » définissant les modalités d’existence du capital et non pas seulement, comme l’on pourrait s’y attendre, à la rationalité des forces, aussi bien sociales et politiques, qui s’y opposent. F. Lordon met clairement en évidence que le concept de puissance, tel qu’il est systématisé par Spinoza, représente un outil herméneutique indépassable pour expliquer et comprendre l’« ontologie du présent » – aussi bien du point de vue des « multitudes » de Seattle et de Porto Alegre que des grands patrons de multinationales réunis à Davos. Deuxièmement, pour les conclusions que l’on peut en tirer en allant au-delà de la lettre du texte. En effet, on peut affirmer que cette politique du capital s’identifie de fait à une « biopolitique » du capital : la puissance du capital représente en quelque sorte la « vie nue » du capital, autrement dit le noyau politique fondamental et originaire qui précède toute affirmation organisée et organisationnelle de sa rationalité économique. En ce sens, la biopolitique du capital ne peut coïncider qu’avec son « droit » le plus profond – équivalent à la stricte persévérance dans l’expression de son bios. Le droit à l’affirmation absolue de sa puissance révèle probablement l’émergence d’un nouveau statut juridique du capital – assez proche d’un « état d’exception » permanent, sur le modèle constitutionnel élaboré par C. Schmitt. Troisièmement, F. Lordon, dans sa conclusion, souligne l’effacement du rôle de l’État et de son pouvoir de régulation dans le conflit des banques ; ce conflit mettrait ainsi en lumière la crise de souveraineté de l’État régulateur. Or, une telle limitation de la capacité étatique à réguler les conflits produits par la politique du capital amorce vraisemblablement la mise en œuvre de nouveaux agencements sociaux qui caractérisent, selon des modalités différentes, aussi bien la constitution du capital financiarisé que celle des multitudes qui tendent sans cesse à lui échapper. En d’autres termes, la biopolitique de la puissance introduit, au sein même des forces qui lui ont donné naissance (l’État providence et le capitalisme dirigé), l’existence « compossible » et « inclusive » de deux mondes radicalement opposés et alternatifs l’un à l’autre : celui de la production marchande de la valeur et celui de la commune appropriation de la richesse et du libre développement des capacités de tout un chacun([[Cf. à cet égard A. GORZ, L’immatériel. Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003. )