Insert 26.

Recension de Patrick Haenni, L’Islam de marché

Partagez —> /

Si « Le déploiement du religieux bat son plein dans le monde musulman. l’islamisme montre partout des signes d’essoufflement… largement inaperçus dans un Occident focalisé sur la violence djihadiste, ignorant de nouvelles formes de religiosité, un souci de normalisation culturelle et d’intégration à l’espace public global. »
C’est ainsi que le chercheur égyptien Patrick Haenni, après le passionnant L’Ordre des caïds (étude sur une banlieue populaire du Caire / Karthala, 2005), paru l’an dernier en France, introduit son nouvel ouvrage : L’Islam de marché (Seuil/République des idées, 2005) et nous présente un angle de vue original qui rompt avec la doxa monolithique en la matière pour nous permettre de penser l’islamisme.
Réislamisation bien réelle, certes, du monde arabo-musulman du Maghreb à l’Asie du Sud-Est et dans les populations issues de ces mondes dans les pays occidentaux, mais réislamisation diversifiée, loin d’être univoque, djihadiste, radicalement austère, avec comme horizon un État théocratique ; les principaux exemples sur lesquels il travaille étant : l’Égypte, la Turquie, l’Indonésie et… l’UOIF en France.
Il s’agit pour lui de donner en Occident une visibilité à tout un courant important de croyants, le plus souvent issus de l’entourage des « Frères musulmans », qui ont pris conscience de l’impasse de la perspective d’une prise de pouvoir violente et du repli à l’écart de la mondialisation.
Ces croyants pieux font largement partie des classes bourgeoises qui se sont développées en même temps que la réislamisation et aspirent à un nouvel ordre social plus favorable à leur épanouissement économique. Mais on constate que les idées qu’ils diffusent débordent largement sur des couches populaires et créent ainsi un véritable phénomène de société, une audience de masse.
Là est aussi l’intérêt de l’analyse de ce phénomène qui introduit dans l’Islam, selon Patrick Haenni, une sorte de rupture qu’il compare souvent à celle opérée par le protestantisme dans la chrétienté, en s’appuyant sur Max Weber.
On ignore visiblement beaucoup en Occident cet essoufflement, ce que Patrick Haenni désigne comme « militance désenchantée », ces « islamistes contrariés » qui, d’une part, restent profondément religieux, mais d’autre part supportent de plus en plus mal les « tendances despotiques » et « une rhétorique des années 50 et 60 », se plaignent de la qualité des enseignements et critiquent une incapacité à se situer dans le monde réel actuel, alors qu’ils sont animés d’un désir de s’ouvrir à tous les thèmes porteurs du marché mondial.
Les deux axes essentiels qui animent cette mouvance sont ainsi l’émergence de revendications d’autonomie individuelle et une nouvelle insertion dans le monde qui n’est pas sans s’inspirer des télévangélistes américains. Ce qui amène quelques modifications dans la présentation de l’Islam : contre le Dieu vengeur des Salafistes, un Dieu d’amour avec un « répertoire du cœur et du pardon », valorisation des émotions, de la quête du bonheur individuel, y compris l’ambition et la promotion de la réussite sociale. C’est ce que développe à la télévision égyptienne le prédicateur Amr Khaled. Une « extraversion » qui permet à l’Islam de se couler dans le monde.
D’où une série d’opérations sémantiques intéressantes, comme celle opérée sur le mot Djhad qui devient « Djhad de la renaissance », « Djhad civil », « Djhad électronique »… Car, là aussi, contrairement à la vulgate en vogue la « posture islamique » a de plus en plus de relations avec le monde, à contre-courant, en fait, de l’idée du choc des civilisations.
Patrick Haenni met en relief le détachement des instances politiques et religieuses : « échapper aux apparatchiks et aux clercs » et à l’inverse, l’investissement de la sphère économique, c’est-à-dire le marché.
Ce sont ces instruments économiques mêmes qui leur permettent de développer une culture de masse à l’aide de nouveaux produits comme les cassettes religieuses (sur la production desquelles ils ont damé le pion aux salafistes), les vêtements (comme la société Vetik) la musique (honnie par les salafistes), la télévision (prêches à l’américaine, talk-shows), les sites islamistes branchés, l’alimentation (chaînes Halal, MeccaCola, etc.). produits très présents aussi aux rassemblements de l’UOIF. Avec des « rapports mous au politique » et « lâches au religieux », tout ceci sans nul doute tempère le salafisme, permet de rompre avec l’isolement, de séduire, d’« en finir avec la marginalité, y compris dans le champ de la prédication » : variétés, talk-shows… Mais si ces musulmans pieux ne sont pas radicaux, ils restent très conservateurs.
Il s’agit d’une affirmation de l’Islam conduite par ces entrepreneurs musulmans pieux que Patrick Haenni va jusqu’à la qualifier d’« Hégire bourgeoise », formulant même qu’il ne s’agit plus de « mourir en combattant » mais plutôt de « vivre en marchand ». Affirmation bien présente, elle prend l’aspect d’un cryptage qui veut s’imprimer au niveau international et l’autre champ investi est alors l’éthique, « réenchantement tempéré » qui trouve sa place dans ce monde (« juste milieu ente la Burka et la mini-jupe » ?). La réponse en terme de produit est particulièrement nette en ce qui concerne MeccaCola s’opposant à la « Cocacolonisation » et qui aide les Palestiniens. Les fonds de solidarité sont un aspect significatif de cette éthique. Les modèles seraient désormais plus « les battants » que les « combattants ». Par exemple Tawfik Mathlouthi à l’origine de MeccaCola, « modèle de réussite libérale ». Ces « battants » pieux sont animés dans leur réussite par la foi et la persévérance
Poussant plus loin l’analyse, Patrick Haenni nous livre une deuxième élément extrêmement intéressant, l’idée d’un véritable Kulturkampf philosophique qui s’attaque au « fatalisme musulman », le fatalisme philosophique de l’univers islamique, tout en restant dans le cadre d’une profonde piété.
Élément essentiel, si l’on veut comprendre cet « Islam de marché ». Ce fatalisme musulman, et son pendant qu’est la résignation, deviennent l’obstacle principal à une affirmation de l’Islam, de la piété islamique, un véritable « repoussoir ». C’est un des sujets favoris des célèbres prêches télévisés d’Amr Khaled, dans la problématique de « la fabrication de l’existence ».
Les principaux exemples de ces couches bourgeoises porteuses de ce scénario sont : « les tigres anatoliens », les Infitahiin égyptiens, les classes marchandes d’Indonésie. Car l’Islam de marché n’est pas l’expression religieuse des déshérités. Celui-ci estime que la pauvreté, amie de l’échec, engendre l’oisiveté et conduit au péché. Les spots, par exemple, montrent toujours des femmes belles, riches et voilées.
On a même là un véritable durcissement des inégalités sociales, on pourrait dire : une islamisation « gentrifiée » (ce qui est aussi dénoncé comme notabilisation chez l’UOIF). On retrouve aussi ce combat dans les prêches de Amr Khaled en Égypte . Ceci restant, répétons-le, enserré dans la piété.
Patrick Haenni cherche donc à dresser le bilan d’une véritable « nouvelle configuration politico-religieuse » qui se dessine, dans laquelle il n’est plus question d’État islamique , mais au contraire d’« État minimum ». De nombreux enfants de la bourgeoisie ont fait des études aux USA, ont travaillé dans les pays du`Golfe où les valeurs de l’« achievement » ont largement transité. Ce qu’ils en ont retenu, c’est un esprit managérial qui s’appuie sur des modes de fonctionnement par projets et par réseaux alors que les islamistes traditionnels vivent encore dans l’ère des vastes structures du type des PC européens des années 30. À cela l’Islam de marché préfère le modèle de type« coaching » (tel Amr Khaled) plutôt que celui du chef religieux ou du dirigeant politique.
À cette configuration, on peut sans exagération appliquer le terme de néolibéralisme avec un rapport d’autonomisation relative par rapport à la sphère de l’État-nation et de plus en plus en phase avec la globalisation. La religion trouve alors sa place dans une société » civile « affranchie de la tutelle de l’État » et ce n’est pas un « État clérical ». Tout naturellement lui est dévolue la prise en charge du domaine social qui n’est plus du ressort de l’État, elle prend le relais du Welfare State (d’où le titre du quatrième chapitre : « Les fossoyeurs du Welfare State »). D’où la multiplication des fondations comme en Égypte, Soudan, Turquie, etc.
C’est alors que l’auteur peut avancer que cette configuration, que son désir de modernité « l’amène en fait à pencher du côté d’une Amérique conservatrice, d’un « compassionate conservatism », où la religion conserve toute sa place, sans qu’il soit besoin d’instaurer une théocratie.
Car, rappelons-le ces musulmans pieux sont conservateurs, ennemis de la « pluralisation des modes de vie » considérée comme immorale, comme les néoconservateurs adversaires de l’avortement, des féminismes, des mouvements gay/lesbien/transgenre, etc. et ils trouvent une certaine compatibilité avec la démocratie américaine telle qu’elle est incarnée par les Républicains de l’administration Bush et l’Amérique profonde.
On est loin de l’analyse classique d’un islamisme pris dans sa globalité et ennemi irréductible des USA. Ce qui ouvre des pistes nouvelles, et peut-être inédites, sur les projets de remaniement américains du Grand Moyen-Orient.
Certes, cet « Islam de marché » ne semble pas avoir encore une prégnance suffisante. Mais le problème essentiel qui reste à creuser est son lien avec les classes pauvres, qu’il considère lui-même comme « repoussoir , mais dont l’appui reste indispensable pour des changements d’ampleur. Pour l’instant, il diffuse une culture de masse qui s’y répand. Mais il faudra voir si le social confessionnalisé pourra ou non répondre à leurs attentes.
Souhaitons un nouvel ouvrage qui puisse nous éclairer sur ces évolutions en cours.