95. Multitudes 95. Eté 2024
Mineure 95. L’Europe fédérale, c’est maintenant !

Droits des femmes : les paradoxes de l’intégration européenne
Les exemples du viol et de l’avortement

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Le 6 février 2024 était approuvée par le Parlement européen une directive concernant les violences sexuelles et sexistes. Le paragraphe sur le viol en avait été retiré faute d’accord de la France, de l’Allemagne, de la Hongrie, et de quelques autres pays. L’unanimité n’était pas présente pour faire du viol un « eurocrime ». La France est pourtant le premier pays européen à avoir pénalisé le viol en 1980 par un texte législatif élaboré avec la contribution de quatre avocates féministes, dont Monique Antoine et Colette Auger. Cette dernière est décédée en 2023 et nous n’avons donc pas pu bénéficier directement de ses commentaires. Mais un entretien avec elle, réalisé en 1985, a été rediffusé en janvier 2024. L’attention des féministes était alors concentrée sur la conduite du violeur, dont elles souhaitaient qu’il soit puni, mais pas de manière trop radicale. Dans le contexte politique de l’époque, les féministes voyaient dans l’État l’acteur suprême d’une répression que les militantes ne voulaient pas reprendre à leur compte, préférant une action éducative. La croyance que hommes et femmes étaient capables de changer leurs comportements dominait les esprits. C’est pourquoi la qualification de « crime » et le traitement pénal ne devaient être utilisés que dans des cas exemplaires et symboliques. La correctionnalisation du viol faciliterait le dépôt de plainte et la rapidité du traitement, tout en exigeant du violeur indemnités et reconnaissance de son acte. Le texte de la loi de 1980 découle de ces attendus.

Viol : qualifications d’eurocrime et de consentement

Aujourd’hui, la configuration politique s’est profondément transformée. D’une manière générale, les féministes ne contestent plus le pouvoir d’État. Elles sont en demande de toujours plus d’actes et de lois en faveur des femmes et croient davantage aux vertus de la répression. Cette mutation a conduit à un certain « féminisme d’État ». La transformation du viol en eurocrime s’inscrit donc dans une nouvelle matrice féministe qui s’appuie sur la victimisation des femmes et leurs revendications de condamnation, de punition irrépressible, à l’instar d’une vengeance morale. De l’avis d’avocates ou de militantes féministes spécialistes du soutien aux femmes violées, le viol comme eurocrime aurait une conséquence paradoxale : l’obligation de traiter le viol comme un crime, en cour pénale, ce qui allonge et renchérit énormément les délais de traitement, et aboutirait en fait à une réduction du nombre de dépôts de plaintes. Certes ces plaintes sont souvent mal traitées par les policiers et les magistrats de l’instruction, et la relaxe est trop souvent prononcée, mais la transformation de cette situation réside plutôt du côté de la formation des policiers et des magistrats que du renforcement du côté punitif de la loi.

Le consentement ou plutôt, son défaut, est le maître mot des mutations idéologiques actuelles. Bien que cette notion comporte des ambigüités intrinsèques, ce n’est pas le lieu ici de l’interroger. La qualification d’un acte sexuel comme viol par défaut de consentement avancée dans le projet de directive européenne est maintenant reconnue presqu’unanimement en Europe. Emmanuel Macron avait suivi jusqu’à présent les conseils de son garde des sceaux, avocat de profession, Eric Dupont-Moretti, dont les arguments pour ne pas signer la directive européenne sont, de l’avis de certains juristes, très contestables (Audrey Darsonville, François Lavallière, Tribune dans Le Monde du 22 novembre 2023). Placé sous la pression des commentaires indignés qui avaient suivi son éloge de Depardieu, Emmanuel Macron a annoncé le 8 mars 2024, date symbolique, à la présidente de l’association Que Choisir, fondée par Gisèle Halimi, qu’il allait faire inscrire le défaut de consentement dans les caractéristiques du viol dans la loi française. Cherchant avant les élections européennes de juin 2024 les voix des femmes et des féministes, le gouvernement permettrait donc à l’avenir à la France de rejoindre la grande majorité des pays européens qui ont aligné ces dernières années leurs législations nationales sur les termes de la proposition de directive européenne.

L’attitude précédente de la France avait été commentée par certain.es comme une volonté réactionnaire de sauvegarder la souveraineté nationale en la matière, comme si le corps des femmes était une propriété nationale, idée qui peut être reliée à la notion de « réarmement démographique » récemment popularisée. D’autres avançaient que le gouvernement redoutait que certains de ses membres masculins ne se retrouvent en danger après avoir été l’objet de plaintes pour viol, abus sexuel ou autres agressions.

Les règles de la construction européenne laissent en effet la possibilité aux États de reprendre la main si tel ou tel article d’une convention leur semble en contradiction avec leur propre législation nationale. Les États européens, à commencer par l’Allemagne, mais aussi la France ont émis par exemple des réserves sur la Convention du Conseil de l’Europe, dite Conférence d’Istanbul, sur les violences sexuelles et conjugales. La Convention votée par le Conseil de l’Europe en 2019 n’a été ratifiée par ces États qu’en 2023, mais avec ces réserves. Ces États se sont par ailleurs opposés à ce que l’Ukraine ratifie cette convention en 2023 avec des réserves liées à son code de la famille. La casuistique juridique sur ces questions est inépuisable et marque des jeux de stop and go constants suivant les changements de majorités politiques. D’où la volonté de certains élus, comme la sénatrice verte Mélanie Vogel, de constitutionnaliser les droits des femmes pour qu’on ne puisse plus y toucher.

La cause des femmes, une arme politique

L’exemple des États-Unis et du droit à l’avortement montre que la quasi-constitutionnalisation d’un droit par un amendement de la Cour suprême peut être en fait remise en cause quand un gouvernement et ses juges constitutionnels le décident. Depuis un amendement de la Cour suprême de 1973, les femmes américaines avaient droit à l’avortement dans l’ensemble du pays. Un nouvel amendement, pris sous la pression de Donald Trump, a décidé que chaque état pouvait décider si l’avortement était autorisé ou non sur son territoire.

En Europe, malgré les décisions nationales autorisant l’avortement prises dans tous les pays, des restrictions plus ou moins importantes sont apportées dans certains pays. La Hongrie par exemple, où l’avortement était légal depuis 1950, a décidé d’obliger les femmes qui veulent avorter à entendre battre le cœur du fœtus et à passer un examen psychologique, toutes choses qui reculent la date d’autorisation de l’avortement et reviennent donc à l’empêcher. Les hongroises se rendent donc maintenant à l’étranger. En Italie, le droit à l’avortement est reconnu par l’État, mais aussi le droit des soignants de dire que leur conscience leur interdit de le faire, c’est le cas de 70 % des soignants. Au Portugal, où l’avortement était libre et pris en charge par la Sécurité sociale, dorénavant les femmes devront payer les frais elles-mêmes. Même en France, où l’avortement est maintenant une « liberté garantie » par la Constitution, des manifestations d’extrême droite ont pour conséquence d’empêcher des centres IVG de fonctionner : 130 d’entre eux ont fermé depuis 15 ans.

La loi constitutionnelle du 8 mars 2024 inscrit en France « la liberté garantie des femmes de recourir à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) ». L’avenir dira comment l’adjectif « garantie » est décliné dans la réalité. Dans les conférences internationales et devant son opinion publique, le gouvernement français se montre fort généreux dans la fixation d’objectifs de référence, mais cela ne signifie pas « garantie de moyens ». C’est ainsi que la France a défendu mondialement le droit au logement et créé nationalement le droit au logement opposable, mais n’en a cure et ne fait pas construire les logements qui seraient nécessaires pour honorer sa parole. Les autres pays sont moins audacieux en idées, mais souvent plus concrets en réalisation. L’État français garantit le droit à l’avortement mais ne s’occupe pas de la sécurité des centres qui pratiquent ces avortements.

L’article 51 de la charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne stipule que les pays membres ne doivent respecter la Charte que lorsqu’ils appliquent le droit européen. Le supprimer, comme le réclame Mélanie Vogel, sénatrice française et ancienne conseillère politique des Verts européens, reviendrait à « garantir à tous les Européens, y compris ceux qui sont gouvernés par Viktor Orbán, une protection continue de leurs droits et de leur liberté fondamentale par l’UE ». « Nous souhaitons que les droits sexuels et reproductifs deviennent des compétences de l’Union Européenne », explique-t-elle. L’article 51 de la Charte pourrait servir d’obstacle dans les pays qui souhaitent limiter l’accès à l’IVG, même si celui-ci figurait parmi les droits fondamentaux. C’est pour cela qu’il faut le supprimer.

La cause des femmes est devenue désormais une arme politique centrale mais à double tranchant pour les États, selon qu’ils souhaitent s’ancrer dans le conservatisme familial, religieux et patriarcal, ou au contraire, gagner le soutien des couches moyennes libérales et des femmes de plus en plus émancipées.