90. Multitudes 90. Printemps 2023
Mineure 90. Liban, prédation, chaos

Crise financière ou naufrage ?
L’espoir au temps du choléra

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Un étrange phénomène a lieu au Liban depuis quelques mois, des clients des banques libanaises se sont mis à braquer leur propre banque pour retirer leur argent

Cela commence le 11 août 2022. Bassam el Sheikh, armé d’un fusil de chasse et d’un revolver, braque une agence de la Federal Bank de la rue Hamra dans l’ouest de Beyrouth et prend en otage des employés et des clients. Il a 210 000 dollars bloqués dans cette banque. Il réclame leur retrait pour faire face aux besoins de soins médicaux urgents pour son père. La prise d’otage se déroule en direct sur les réseaux sociaux. Il devient instantanément un héros face à l’impuissance des Libanais devant le diktat des banques. Ce précédent crée très vite des émules. Un mois plus tard, Sali Hafez, une jeune fille de 28 ans entre dans une agence de la Blom Bank dans le centre-ville, armée d’un pistolet factice. Dans une vidéo sur les réseaux sociaux largement diffusée1, elle réclame le retrait de plusieurs milliers de dollars. « Je suis Sali Hafez ! Je réclame mes droits ! », crie-t-elle. La raison : sa sœur atteinte de cancer est mourante et ne peut pas payer les médicaments que réclame l’hôpital2. Comme Bassem el Sheikh, elle devient une héroïne nationale. Deux jours plus tard, cinq braquages ont lieu dans plusieurs localités du pays, dans une action qui a tout l’air d’être coordonnée par des membres de la direction de l’Association des droits des déposants qui s’est constituée face au blocus des comptes organisé par l’Association des banques libanaises (ABL) depuis novembre 2019. Avant la crise, le PNB en 2019 atteignait près de 53 milliards de dollars, proche de 9 000 dollars par habitant, faisant du Liban un pays à revenu intermédiaire d’après les statistiques des Nations Unies. En 2021, il tombe à 18 milliards de dollars (chute de 65 %) et de 2 600 dollars par habitant (chute de 75 %), passant derrière la Tunisie, classée comme pays à faible revenu3.

La livre libanaise (LL) s’effondre. On échangeait 1 500 livres pour un dollar, et il en faut désormais plus de 50 000. Dans ce contexte d’inflation galopante (à plus de 200 % pour des denrées essentielles comme les produits alimentaires et énergétiques), la classe moyenne tombe dans la pauvreté en un temps record. 80 % de la population se trouve au seuil de pauvreté contre près de 30 % auparavant. Cette réaction en chaîne pousse la Banque mondiale, peu versée dans les superlatifs, à qualifier la crise au Liban de « l’une des trois pires crises que le monde ait connu depuis le XIXe siècle4 ».

Émigration massive, coupures de courant, manque de médicaments, queues interminables aux stations d’essence, autant de facteurs de déliquescence du pays. Les Libanais semblent dépassés par une situation qu’ils n’avaient pas anticipée. Cet effet de surprise est alimenté par les commentaires des hauts responsables du pays, notamment par le gouverneur de la Banque centrale, Riad Salameh, réputé jusqu’en 2019 le plus crédible des hauts dirigeants économiques du monde, recevant à plusieurs reprises5 les années précédentes le prix de « meilleur banquier central » du monde6. Cet « homme-providence », lors d’une conférence économique qui se tenait à Bkirki – siège du patriarcat maronite – le 03 août 2019, trois mois avant la fermeture des banques, affirmait que la livre libanaise était « stable » et que toutes les discussions qui alertaient sur « une faillite du système bancaire n’avaient aucune justification scientifique et étaient démenties par les chiffres7 ».

L’effondrement du Liban n’est pas une surprise. Des mécanismes à long et moyen terme le préparaient. Certains d’entre eux ont été plus déterminants que d’autres.

Il y a eu des incidents déclencheurs à cette crise sans précédent, avec des manifestations contre les pouvoirs en place

Les premières manifestations remontent à 2015 avec la crise du traitement des ordures. Des photos saisissantes de longues rivières d’ordures de plusieurs kilomètres sont visibles dans plusieurs régions du pays. Lors de ces manifestations, le slogan central est « vous puez ». Les foules rompent avec les divisions confessionnelles (institutionnalisées par les accords de Taëf) et mettent déjà dans le même sac tous les chefs politiques, les accusant de corruption généralisée, en créant en équivalence entre les leadeurs et les ordures elles-mêmes.

Puis, la date du 17 octobre 2019 va marquer le début d’une crise de la même profondeur que celle qui débuta le 13 avril 1975, date du massacre des occupants d’un bus à Ain Remaneh, au sud-est de Beyrouth, enclenchant le début d’une guerre civile qui dura quinze ans. Le 13 octobre 2019, le Liban brûle quasi littéralement. Des grands feux de forêt ravagent des pans entiers de la montagne, et les Libanais découvrent, ébahis et impuissants, l’état de délabrement de la défense civile qui ne peut déployer ni les avions canadairs ni les hélicoptères faute d’entretien depuis plusieurs mois par manque de budget. Le gouvernement doit quémander l’aide des voisins jordaniens, grecs, chypriotes et turcs. Quelques jours auparavant, le 10 octobre, le ministre des Télécommunications, Mohammad Choucair, annonçait l’établissement d’une nouvelle taxe de vingt centimes pour les appels sur les applications gratuites tels que WhatsApp, Skype et Viber. Ces deux évènements embrasent le pays. Dès le 17 octobre, le conseil des ministres, réuni en urgence, se rétracte. Au lieu « d’éteindre le feu », cela attise les mouvements contestataires qui prennent une dimension de « hirak » au sens consacré par les printemps arabes et ceux en cours alors en Algérie. Puis, la pandémie du Covid frappe au moment de la crise, amplifiant ses conséquences économiques et sociales. Enfin, le 4 août 2020, l’explosion du port détruit une partie de la ville de Beyrouth, achevant de plonger la population dans le désespoir et l’accablement.

Les acteurs contestés du pouvoir restent insensibles à la progression de la crise et à ses conséquences dramatiques sur la population. Ils semblent même intouchables eu égard à la faiblesse des oppositions. Le résultat des dernières élections législatives de mai 2022 est très décevant. Les nouvelles forces « réformatrices » n’ont obtenu que 13 députés sur 128. Les forces traditionnelles préservent leur domination. L’échec de cette révolution se cristallise par l’élection le 31 mai 2022 à la présidence de la chambre des députés de Mr. Nabih Berri, un vieil apparatchik qui occupe ce poste clé depuis 1992.

Depuis octobre 2019, la crise financière ravage le pays. Comment le Liban, qui semblait offrir un niveau de vie privilégié dans le monde arabe (sans compter le pays du Golfe), s’est‑il effondré ?

Depuis la fin de la guerre civile, à la fin des années 1980, la balance commerciale du Liban a un solde déficitaire structurel de près de 32 % (la moyenne mondiale est de 5 à 6 %). L’ampleur de ce déficit est au cœur de la faillite de l’économie libanaise8. Pourtant, la croissance fluctuait à des niveaux relativement soutenus, entre 3 et 6 %, malgré deux années très faibles en raison d’événements politiques violents ; en 2005, l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri ; en 2006, la guerre de trente-trois jours contre Israël). À partir de 2011, date de début de la guerre en Syrie, le rythme de la croissance économique devient anémique. Comment, alors, comprendre la stabilité et la progression des réserves de change ayant permis à la Banque du Liban (BDL) de préserver jusqu’en 2019 le taux fixe de la livre libanaise contre le dollar en évitant la faillite du pays ?

L’arrêt des transferts de fonds des migrants libanais, source de déficit

Le financement d’un train de vie élevé ne peut être expliqué par les performances de l’économie, mais par des rentrées annuelles de devises venant de l’étranger. Celles-ci permettent de combler les déficits et de maintenir la stabilité financière du pays9. L’économie libanaise, comme toute économie de rente, exporte un actif qui est la source principale des rentrées en devises. Et cet actif, ce sont les Libanais eux-mêmes. Depuis plusieurs décennies, ce sont principalement les transferts de fonds des migrants libanais qui financent les déficits du pays10. Il faut rappeler que ce pays a connu de très nombreuses migrations à travers l’histoire. Si la plus récente a eu lieu tout au long de la guerre civile de 1975 à 1990, une nouvelle vague migratoire est en cours depuis la crise. Le Liban n’exporte pas du pétrole, mais du travail… Mais cette dépendance rend sa stabilité otage d’une baisse ou d’un bouleversement de ce facteur, ce qui a fini par arriver.

Plus que tout autre pays, le Liban nécessite de prendre en compte les questions économiques en lien avec les finances publiques et la dette pour comprendre le fonctionnement de ses institutions

L’engrenage de la crise repose sur un triangle destructeur, composé de trois institutions. La Banque du Liban (BDL), l’Électricité du Liban (EDL), et l’Association des Banques libanaises (ABL).

Repartons de la façon dont la BDL a agi suite à la catastrophe syrienne. Le nombre de réfugiés est un des plus élevés au monde par rapport à la population libanaise totale. Cet afflux a ajouté une pression extrêmement lourde sur les systèmes sociaux – santé et écoles –, mais aussi et surtout sur la consommation en énergie et en denrées alimentaires. Cela creuse les déficits par l’augmentation des importations et la hausse des coûts que représentent les subventions des produits comme le fuel et l’électricité. Cela entraîne une hausse des prix, créant une inflation qui met sous pression la parité fixe de la livre libanaise. La corrélation avec la chute brutale du niveau de l’activité économique est significative. Pourtant, du fait de la dépendance aux transferts en devises de la diaspora libanaise, les autorités monétaires ne semblent pas avoir tenu compte de ce changement fondamental11. Le maintien de taux importants reflète le choix par la BDL de protéger l’attractivité des banques et du pays pour les déposants, et de privilégier leur rémunération, plutôt que de protéger l’économie domestique et l’emploi local par une baisse des taux d’intérêt pour tenter de relancer la croissance.

Ce maintien de taux élevés doit être aussi analysé dans le cadre de la conjoncture pétrolière. Les prix du pétrole ont entamé une chute très rapide à partir de l’été 201412, ce qui a mis en difficulté un grand nombre d’exportateurs pétroliers dont des pays du Golfe. Or, une grande partie des migrants libanais à l’origine des transferts financiers vers le Liban sont employés dans ces économies (d’après certaines estimations, près des 2/3 des transferts)13. La croissance des dépôts dans le système bancaire libanais en 2016 est alors quasiment nulle. Cette alerte forte au sein de la BDL et de l’ABL entraîne une réponse immédiate dans le cadre d’une politique monétaire impulsée au sein de la communauté bancaire. Connue au Liban sous le terme mystérieux d’« ingénierie financière », elle se résume à une hausse rapide des taux des dépôts bancaires à travers un nombre de produits financiers et de transactions de swaps de liquidité entre les banques du secteur privé et la Banque centrale. Il va sans dire que les taux de plus en plus élevés ont pour but, à travers l’augmentation très forte des rémunérations, d’augmenter la quantité des dépôts en devises. Les taux d’intérêts atteignent près de 8 % en 2017 et 10 % en 2018, au-delà en 2019. Dans les pays de l’OCDE, au même moment, les taux d’intérêts étaient de 1 %. Dans un premier temps, ces opérations connaissent un certain succès : l’évolution des dépôts nets dans les banques remontent et atteignent des montants importants proches de ceux de 201214. Avant l’effondrement.

En résumé, le Liban est un pays de consommateurs qui génèrent un déficit commercial structurel très élevé. La dépendance de ce mode de vie aux flux de devises étrangères est totale. La baisse d’activité économique du fait de la guerre en Syrie à partie de 2011, la chute des prix du pétrole à partir de fin 2014, ont mis en péril les équilibres précaires dont dépendait le système. Cette évolution n’est ni soudaine ni surprenante. L’effondrement économique et financier ne résulte pas d’un « accident » mais bien d’une détérioration progressive, dès 2011, des conditions de ce mode de survie15.

Le Liban, c’est aussi une histoire financière où la livre s’ancre au dollar pour assurer la stabilité du pays. Comment la politique de taux de change de la BDL achève la destruction du pays, alors qu’il permettait d’assurer sa stabilité

La réputation de la devise libanaise comme une monnaie forte, acquise au cours des années 60 et le début des années 70, a été détruite pendant la guerre civile. Les crises de la monnaie avaient été multiples et la livre avait connu une période de grande instabilité. En 1989, les Accords de Taëf qui mettent fin à la guerre marquent paradoxalement le début d’une période de dépréciation très forte de la monnaie nationale. De 500 LL pour 1 dollar au début de 1990, elle chute à près de 3 000 LL pour un 1 dollar fin 1992. Au même moment, Rafic Hariri devient Premier ministre et fait nommer Riad Salameh comme gouverneur de la BDL en 1993. Mr. Hariri fonde sa stratégie de reconstruction du pays sur l’attraction d’investissements directs étrangers, notamment en provenance des pays du Golfe. Il fait le choix de financer la reconstruction du pays par des emprunts internationaux plutôt que par la fiscalité, consacrant la structure inégalitaire du pays. L’instabilité de la monnaie nationale constituait un facteur très négatif face à cet objectif.

C’est dans ce cadre que se comprend la stratégie de stabilisation progressive de la parité de la LL qui dure quatre ans, aboutissant en décembre 1997 à la fixation du taux de conversion de 1 507 livres libanaises pour 1 dollar16. De fait, le stock d’endettement commence à croître en 1993, mais atteint un rythme exponentiel fin 1997, le rythme de croissance de la dette dépassant 150 % entre 1993 et 200017.

L’électricité (EDL) est la source principale des déficits accumulés sur les trente dernières années. Elle représente 46 % du total de la dette publique (qui atteint 95 milliards de dollars fin de 2020, incluant les intérêts). Les subventions aux produits énergétiques (60 % du coût total des subventions) sont régressives, ne bénéficiant qu’aux plus gros consommateurs d’énergie et de carburants, donc, aux classes privilégiées. Elles encouragent la surconsommation. À ce jour, le montant des intérêts de retard dus à l’État par l’EDL est de près de 14 milliards dollars. On voit ainsi l’impact désastreux de la politique des taux d’intérêts élevés de la BDL décrite précédemment.

Le poids de la dette en 2019 était de 170 % du PNB, et il ne cesse de progresser à cause du coût prohibitif des intérêts. En 2021, il atteint le niveau 350 % du PNB pour un montant de dette de près 105 milliards de dollars. Autrement dit : la dette du Liban ne sera jamais remboursable.

Le taux de change ne constituait pas un obstacle majeur tant que les entrées de capitaux permettaient de maintenir un niveau élevé de consommation et d’importations. Mais il constitue un danger important sur la capacité du système à s’ajuster à de nouvelles circonstances. Les mêmes taux d’intérêts élevés censés promouvoir les rentrées financières rendent insoutenables les déficits qui soutiennent un niveau de vie illusoire.

La relation de la Banque du Liban avec les banques libanaises (ABL)

La croissance très rapide des bénéfices du secteur bancaire et la distribution de dividendes aux actionnaires montrent que les politiques monétaires de la BDL ont bénéficié aux banques libanaises membres de la l’ABL. L’ABL mêle l’incompétence et le pillage en bande organisée. Les chiffres sont clairs. À la veille de l’éclatement de la crise, fin 2019, le total des bilans des banques libanaises atteignait 500 % du PNB. Autrement dit, le Liban n’avait pas un secteur bancaire, c’est l’ABL qui détenait le Liban18

À partir de 2016, lorsque les « ingénieries financières » commencent à dicter leur loi, les revenus sur les intérêts perçus par les membres de l’ABL passent d’un niveau déjà élevé de 3,5 milliards de dollars en 2014 à près de 8,5 milliards en 2018. Ces revenus représentent plus de 15 % du PNB en 2018. À titre de comparaison, la même année en France, les revenus du secteur bancaire, pourtant très développé aussi, ne représentaient que 6 % du PNB. Les dividendes ont connu la même évolution, passant de 600 millions à 1,1 milliard de dollars, un doublement en l’espace de deux ou trois ans alors que la croissance économique ralentissait.

Les choix de la BDL visaient donc à promouvoir les intérêts des membres de l’ABL pour les encourager à poursuivre une politique agressive de collecte de dépôts en devises19. La contrepartie était l’utilisation des flux pour prêter à la banque centrale qui, à son tour, souscrivait les instruments de dette de l’État. Les « ingénieries financières » constituaient donc une action coordonnée entre l’ABL et la BDL. Si l’on ajoute le fait que près de 40 % des actions des banques privées au Liban appartient à des personnalités politiques membres du gouvernement actuel ou de gouvernements au pouvoir depuis 201120, on comprend mieux l’articulation des différents acteurs comme le rôle central de l’ABL et de la BDL.

Les banques libanaises ont pris des mesures unilatérales depuis le début de la crise de 2019. Elles commencent par interdire l’accès de leurs clients à leurs dépôts par des fermetures et des « bank holidays » très longs. Ne pouvant maintenir cette situation, elles instaurent des rationnements d’accès aux liquidités de leurs clients avec des contrôles de capitaux de fait, alors que le cadre légal et institutionnel ne le permet pas. Ce qui provoque les braquages en série qui se produisent en ce moment.

Le cœur du problème se trouve dans le passif des bilans agrégés des banques. Il s’agit des dépôts dans les comptes en devises – principalement libellés en dollars – des clients des banques. Le dernier chiffre officiel de ces dépôts, publié en 2018 par la BDL, était de 170 milliards de dollars. Les dernières estimations sont incertaines du fait de la politique d’opacité, pour ne pas dire de secret, menée par la BDL et l’ABL, mais elles convergent vers un montant estimé à 120 milliards de dollars, dont plus de 70 % sont des comptes en devises. Or, la majeure partie des engagements et des crédits des grandes banques ont été dirigées vers l’État directement par la souscription de bons du Trésor et de certificats de dépôts émis par le Trésor en dollars US et en LL et indirectement, par des prêts à la BDL. Au total, les engagements du secteur bancaire sur l’État représenteraient 70 % des actifs.

Au dernier bilan, la BDL reconnait près de 85 milliards de dollars de dettes envers le secteur bancaire, quand ses réserves en devises ne sont plus que de 15 milliards de dollars.

Le problème est donc clair. L’actif net agrégé du secteur étant négatif, les banques sont donc en faillite. Elles ne peuvent pas fournir des crédits à l’économie dans le cadre habituel de l’ajustement des comptes externes par la dévaluation de la devise. L’économie libanaise ne peut donc pas « rebondir » grâce à la baisse des prix.

La crise financière est d’une telle ampleur qu’elle a détruit les fondements mêmes de l’État et le pacte social qui prévaut depuis Taëf. Les Libanais cherchent des ennemis dans un camp ou dans l’autre, accusent les politiciens de vol, identifient des organisations mafieuses, pointent du doigt le gouverneur de la Banque centrale comme le responsable ultime de leur situation pour certains, ou le Hezbollah et sa milice armée pour d’autres. Toutes ces accusations et ces pistes sont sans doute vraies, et la plupart des Libanais ont collectivement raison, malgré les oppositions et les déchirements internes qu’elles révèlent. Mais ce ne sont que les éléments d’une même gouvernance politique qui structure à dessein les allocations de ressources financières, naturelles et humaines dans le pays. L’immobilisme qui en résulte nourrit et renforce des allégeances confessionnelles fragmentées. Le grand déni consiste à croire que l’on peut revenir en arrière, grâce à quelques réformes et des actions en justice contre la « corruption » pour retrouver le fonctionnement précédent.

Envisager une sortie de la crise en s’attaquant aux causes fondamentales

Le secteur financier et le secteur de l’énergie sont au centre des convoitises pour éponger les pertes existantes. Or, pour assurer la pérennité du pays, il faut s’assurer que les solutions préservent les biens publics de l’État.

Les banques privées réunies en un bloc d’intérêts communs (ABL) mènent une politique de dépréciation des passifs en imposant unilatéralement des rationnements d’accès des clients à leurs comptes et en délivrant les liquidités des comptes en devises à des taux de change qui, de fait, imposent la même perte sur tous les déposants. L’inflation que produit la planche à billets de LL de la BDL fait le reste. La restructuration du secteur entier en y incluant le bilan de la Banque centrale est une priorité. Elle ne peut contourner la mise à zéro des capitaux actionnaires. C’est la règle numéro un de tout système capitaliste régulé. Sans cela, la confiance dans le secteur financier et au-delà du pays, demeurera inexistante. Une économie de cette taille, très dépendante des échanges internationaux, ne peut survivre et croître sans un secteur bancaire crédible.

La faillite de l’État ne peut être mieux reflétée que par la situation d’accès à l’électricité. Le poids de l’EDL dans le total du stock d’endettement abyssal du pays en est une démonstration claire. L’enjeu porte en même temps sur la quantité et le prix ; EDL ne fournit plus que 30 % des mégawatts (MW) qu’elle fournissait en 2018 ; quant au prix, les coûts de revient du MW sont très élevés, autour de 27 centimes de dollars le kilowatt, hors des normes de compétitivité. L’enjeu est d’atteindre des coûts de production en dessous de 20 centimes de dollars. De plus, la défaillance d’EDL permet à des fournisseurs privés, à travers des moteurs à fuel, de s’insérer dans le marché et de construire des positions oligopolistiques. Les KW fournis par cette méthode coûtent 35 centimes de dollars. Il est clair que ces fournisseurs n’ont aucun intérêt à voir la production d’EDL augmenter.

Les réserves en or de la BDL (17 milliards de dollars) constituent aussi un sujet de risque. Les législateurs libanais ont mis en place dans les années 1980 des procédures qui empêchent de le prendre en compte dans les réserves courantes21.

Enfin, on peut évoquer les importants actifs immobiliers et fonciers ainsi que les sociétés d’État comme la MEA (Middle East Airlines) ou le Casino du Liban. Ces actifs publics doivent servir de garanties pour financer les restructurations d’État au niveau de l’énergie, du transport et de la santé, au lieu d’être utilisées à alléger les pertes déjà réalisées et ainsi hypothéquer l’avenir.

Mais les décisions requises et les priorités à mettre en place contredisent les impératifs de survie de la classe politique qui a émergé des accords de Taëf. Une réforme structurelle semble donc improbable. Seule une transition économique sur la base de réformes minimales destinées à satisfaire les institutions internationales comme le FMI semble possible. On verrait se dessiner une sorte de « plan solidaire bis » semblable à celui de Rafic Hariri dans les années 1990, mais d’une dimension bien plus grande, qui inclurait la Syrie. Le statu quo serait ainsi préservé à travers des opportunités économiques apparentes. Le Liban sera sans doute sauvé de la disparition, mais il ne sera pas pour autant reconstruit.

Des réformes structurelles profondes (fiscalité progressive, promotion des secteurs productifs, etc.) sont requises pour permettre l’émergence d’une économie viable et une société libanaise stabilisée à long terme aux frontières de la Syrie qui cherche sa propre stratégie de « reconstruction ». L’exemple libanais n’en devient que plus important…

Le choléra, une maladie d’un autre temps, frappe la société comme pour confirmer sa déchéance. Cette ultime et humiliante catastrophe entraînera-t-elle un sursaut en mesure de vaincre le fatalisme des Libanais et de les réveiller du « grand déni » qui les oppresse ?

2Sallon Hélène, « Au Liban, le calvaire des malades du cancer pour se payer des soins », Le Monde.fr, 29 Décembre 2021.

3« Lebanon : 2019 Article IV Consultation-Press Release ; Staff Report ; Informational Annex ; and Statement by the Executive Director for Lebanon », International Monetary Fund  Country Reports, 17 Oct. 2019.

4« Department of Economic and Social Affairs | Economic Analysis », United Nations.

5Al Nahar, quotidien. « Salameh Ranked among the World’s Best Central Bank Governors », Naharnet, Al Nahar, 9 Aug, 2019.

6Euromoney magazine – une référence dans le monde de la finance internationale – nomme Riad Salameh meilleur banquier Central en 2006. Global Fiance un autre magazine de l’industrie tient un évènement annuel pour décerner les prix des meilleurs banquiers centraux et nomme Riad Salameh meilleur banquier central du Moyen Orient en 2011, 2017, 2018 et en… 2019.

7Al Nahar, « Salameh : Lira Stable, Talk of Bankruptcy Risk Unjustified », Naharnet, Naharnet Newsdesk, 3 août 2019.

8« Lebanon : Trade Balance as Percent of GDP, 1989 – 2020 », TheGlobalEconomy.com 

9Les réserves de la banque centrale (BDL) semblent stables de 2010 (autour de 31 milliards de dollars) à 2019, date du début de la crise.

10Ces transferts sont autour de 17-18 % tout au long de la période plus récente. Même des pays connus pour leur émigration n’ont une contribution que de 6 à 9 %, loin de la situation libanaise. Cette comparaison donne la mesure de l’importance que jouent les transferts dans le fonctionnement du modèle de rente de l’économie libanaise. Balian, Hrair, et al., « Syro-Lebanese Migration (1880-Present): Push and Pull Factors », Middle East Institute, 15 mars 2022. 

11Les taux d’intérêts sont restés élevés, à près de 6 % entre 2011 et 2015. À partir de 2015, on observe même une remontée des taux qui s’accélère en 2016 pour atteindre 10 % pour les dépôts en dollars US alors que la croissance avoisinait 0 %, selon les chiffres officiels, et devient négative dès 2017/2018.

12De quelque 120 dollars le baril en juillet 2014, les prix chutent à 45 dollars en l’espace de six mois pour se retrouver en dessous de 30 dollars le baril en février 2016 « Crude Oil Prices – 70 Year Historical Chart », MacroTrends

13Lafleur Jean-Michel & Daniela Vintila, « Access to Social Protection by Immigrants, Emigrants and Resident Nationals in Lebanon », Migration and Social Protection in Europe and Beyond (Volume 2) Comparing Consular Services and Diaspora Policies, 2020th ed., vol. 2, Springer International Publishing, 2020. 

14« Lebanon : 2019 Article IV Consultation-Press Release ; Staff Report ; Informational Annex ; and Statement by the Executive Director for Lebanon ». International Monetary Fund – Country Reports, 17 Oct 2019.

15Mounzer Liza, « Lebanon’s Economy Has Collapsed. And So Has Our Way of Life », The New York Times, 3 Sept. 2021. 

16Charbel N., « Liban : Illusion Financière, Illusion Monétaire », Revue D’économie Financière, no 136, vol. 4, 2019, p. 185. 

17BDL statistiques.

18Charbel N., « Liban : Illusion Financière, Illusion Monétaire”, op. cit. 

19Bifani Alain, « The Origin of the Crisis in the Lebanese Banking Sector », Hoover Institution, 2021.

20Chaaban Jad, « I’Ve Got the Power : Mapping Connections between Lebanon’s Banking … », Economic Research Forum , Oct 2016.

21Loi 42/86 du 24 septembre 1986.